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Pierre-Jean Luizard est Directeur de recherche au CNRS (Groupe Sociétés, Religions, Laïcités - CNRS/EPHE/PSL), historien des islams dans les pays arabes du Moyen-Orient. Dans son prochain ouvrage, Les racines du chaos : Irak, Syrie, Liban, Yémen, Libye, qui sera publié le 10 février 2022 aux éditions Tallandier, il propose d’établir un lien entre les faillites de ces cinq États arabes. Quelques jours après les élections législatives anticipées qui ont eu lieu en Irak, Pierre-Jean Luizard revient sur la crise du système politique irakien.
En avançant la date de ces élections qui devaient se tenir l’année prochaine, le gouvernement irakien cherchait à montrer qu’il était à l’écoute des mouvements de contestation dans le pays. Les résultats de ces élections anticipées ne suscitent aucune surprise. Ils confirment que la crise politique en Irak n’est pas liée à un gouvernement précis, mais qu’elle relève d’une crise du système irréformable avec les élites actuellement au pouvoir. Les résultats témoignent d’une part un rejet massif du jeu politique actuel, qui se traduit par un taux d’abstention record, et d’autre part d’un refus de l’influence des pays étrangers en Irak, et notamment de l’influence iranienne à travers les milices chiites. Le recul du clan pro-iranien et l’avancée spectaculaire des listes favorables à Moqtada al-Sadr ne doivent pas faire illusion : ce dernier nous a habitués à des volte-face de dernière minute en fonction de ses intérêts. Cette versatilité s’est à nouveau manifestée lors de ces élections : après avoir appelé à les boycotter, il en revendique aujourd’hui la victoire puisqu’il est arrivé en première place. Ce scénario évoque celui de 2018 : il tente de récupérer à son profit le mouvement de contestation puis réintègre au dernier moment le giron confessionnel chiite dont il tire un avantage important, notamment à travers un grand nombre de députés sadristes.
Un autre enseignement des élections se lit dans le bon score de la liste État de droit conduite par Nouri al-Maliki, arrivée en quatrième position en 2018 et qui devance cette fois une liste pro-iranienne avec l’obtention de trente-sept sièges. De même qu’en 2018, le scénario met en scène une liste hostile au confessionnalisme politique qui reflète l’attitude d’une immense majorité de la population irakienne et notamment de la communauté chiite. Mais les nombreux votes de sunnites pour cette liste ont suscité un réflexe communautaire de la part des listes chiites et notamment pour celle de Moqtada al-Sadr. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles Moqtada al-Sadr se proclame vainqueur de ce système au lieu d’en rester au-dehors. Mais ce système demeure incapable de résoudre les crises successives dans la mesure où il enferme les acteurs politiques et religieux dans un communautarisme d’autant moins réformable que l’État irakien est conçu à la manière de l’État libanais : il repose sur une base communautaire, ethnique, arabe et kurde, et confessionnelle, chiite et sunnite. Au nom du fédéralisme, on pourrait s’attendre à la formation d’une zone sunnite qui répondrait au désespoir d’une population arabe sunnite qui se sent à juste titre exclue et ostracisée et dont une partie importante s’est donnée à l’État islamique.
L’État de droit est une liste multiconfessionnelle héritière de la liste Al-‘Irâqiyya, sous la direction d’Iyâd Allawi. Lors des élections de 2010, cette dernière avait attiré de nombreux sunnites qui se savent minoritaires en Irak et qui cherchaient à mettre fin à un système confessionnel dont ils avaient été les principaux bénéficiaires pendant près d’un siècle, entre 1920 et 2003, durant lequel des élites arabes sunnites ont eu le monopole du pouvoir. Après avoir boycotté toutes les élections entre 2005 et 2010, ces sunnites désormais en situation de marginalisation, avaient en 2010 tenté leur chance d’intégration dans le système en votant massivement pour cette liste dirigée par Iyâd Allawi, ancien premier ministre et chiite hostile au confessionnalisme. Quand les listes chiites, notamment celle de Moqtada al-Sadr, ont été confrontées à un vote sunnite massif, un réflexe communautaire les a amenées à se réunifier au-delà de leurs divergences sur une base confessionnelle.
Le sentiment anti-iranien a toujours existé en Irak. Les arabes sunnites voient l’Iran comme une puissance prédatrice et alliée de la communauté rivale chiite. Mais ce rejet s’exprime également de façon croissante chez les chiites. La reconquête contre Daech l’avait occulté puisque les milices chiites ont été le fer de lance de la reconquête au sol avec l’aide des bombardements de la coalition dirigée par les États-Unis à laquelle la France a participé. Après la défaite territoriale de Daech, un mouvement croissant a rendu l’Iran responsable du système confessionnaliste qui empêchait tout espace public et toute citoyenneté commune. La corruption a été également perçue comme une conséquence de cette influence iranienne, notamment à travers les groupes armés et les politiciens qui les soutiennent. En 2019, des slogans anti-iraniens se sont fait entendre pour la première fois au sein de la communauté chiite qui était réputée majoritairement proche de l’Iran. Ces slogans manifestaient notamment une hostilité envers les autorités religieuses chiites. L’un d’entre eux est resté célèbre : « Au nom de la religion, les brigands nous volent ».
À partir de 2018, un basculement a commencé au sein de la communauté chiite avec une majorité clairement anti-iranienne qui a rendu l’Iran responsable de l’impasse politique que vit l’Irak et de l’incapacité des gouvernements à réformer la moindre chose. Pour la première fois, ce rejet s’est traduit en 2021 dans les urnes. La communauté chiite en Irak n’avait jamais été divisée de la sorte : d’abord en deux parts égales, puis dans une confrontation entre une majorité hostile à l’influence iranienne et une minorité liée aux milices. Mais la perspective d’une résurgence de Daech pourrait rapidement ressouder les rangs confessionnels par crainte d’un ennemi intérieur, encore plus menaçant que l’Iran.
Daech s’est différencié d’Al-Qaïda par sa volonté de construire un État territorial. La perte de ce territoire a signé la fin de ce projet politique immédiat qui prônait une application sur le terrain de la sharia telle qu’elle est conçue par les mouvances salafistes. Cette conception est très éloignée de celle des arabes sunnites. Ces derniers l’ont acceptée en désespoir de cause. Ils étaient en effet conscients que les élites arabes sunnites au sein du gouvernement, représentées majoritairement par le parti islamique irakien - une faction des Frères musulmans - jouaient le jeu des Américains et des Iraniens pour perpétuer un système qui excluait leur communauté, pour des raisons de corruption et d’intérêt matériel immédiat. Cette situation avait poussé la communauté arabe sunnite dans une opposition massive au système politique en place, qui s’est traduit lors des élections par l’abstention et par le vote massif en faveur de l’État de droit, mais aussi pour la liste sunnite du parti islamique irakien. Ce parti a mis en route une politique de corruption vis-à-vis des chefs de tribu et d’achat des loyautés locales, à l’image des conseils de réveil que les Américains avaient institués, et qui avaient permis de retourner un certain nombre de chefs de tribu contre l’insurrection sunnite à partir de 2006.
Une dernière tendance est évidemment la proximité avec le mouvement salafiste et Daech. Daech n’a pas disparu et son meilleur atout en Irak est sans doute le caractère irréformable des institutions. Daech peut également jouer sur le fait que la communauté arabe sunnite, notamment les habitants des grandes villes détruites par les bombardements comme Mossoul, vit sous la coupe réglée des milices chiites et se retrouve aujourd’hui dans des camps sans aucune protection, en lisière des déserts et sans espoir de pouvoir rentrer un jour dans leur ville. Ces populations sont prêtes à œuvrer à nouveau en faveur de Daech. La communauté arabe sunnite est donc également profondément divisée. L’incapacité des gouvernements successifs, malgré la bonne volonté des Premiers ministres comme Moustafa al-Kazimi, qui était sincère dans son désir de réforme, représente un atout important pour un retour de Daech sur le plan militaire.
Le divorce est profond et violent entre les sociétés irakiennes chiite, arabe sunnite et kurde, qui réagissent en fonction d’enjeux différents, et les élites au pouvoir. Ces dernières se partagent la rente pétrolière et des postes grâce à un système qui a pris modèle sur le confessionnalisme politique du Liban. Au Liban, les choses sont officieuses : le pacte national de 1943 n’est pas écrit, mais on sait que les fonctions sont attribuées selon l’appartenance à une communauté précise. Cette répartition communautaire, appelée au Liban comme en Irak « al-muhassasa », attribue en Irak le poste président de la République à un Kurde issu de la tendance de l’Union patriotique du Kurdistan de Talabani ; la fonction de Premier ministre, qui est la plus influente, revient à un chiite ; la position la moins influente, celle de président du Parlement, doit être occupée par un sunnite. Muhammad al-Halbusi, qui occupe aujourd’hui cette fonction, s’est emparé de Ramadi, une ville située près de la frontière avec la Syrie sur l’Euphrate, et s’y est engagé dans une politique de clientélisme de grande envergure en misant sur sa « renaissance » dans une région sinistrée : il n’existe plus de projet politique, mais seulement des projets communautaires, confessionnels et ethniques, liés au népotisme et au clientélisme.
Il existe de grandes ressemblances entre les crises traversées par ces deux pays, et avant tout l’état d’extrême dénuement dans lequel vit une immense majorité de la population. Les manifestants ont protesté contre les coupures d’électricité et contre l’absence d’eau potable et de ramassage des ordures. Les mêmes slogans ont été entendus à Bagdad et à Beyrouth. Dans ces deux pays, les élites au pouvoir concentrent l’essentiel de la richesse. Il y a cependant une différence entre le Liban et l’Irak : le Liban n’est pas à proprement parler un pays pétrolier alors que l’Irak jouit d’une rente pétrolière très importante. Les différentes élites utilisent cette rente pour acheter des loyautés, notamment à travers les cheikhs de tribu, et pour développer certaines villes dans les régions dont les uns et les autres sont originaires. Dans la région de Nassiriyya, dans le bas Euphrate, on observe comme à Ramadi, le développement indécent de routes, d’autoroutes, d’aérodromes, d’hôpitaux, tandis qu’à une dizaine de kilomètres de là, des populations vivent sans accès aux services publics dans un dénuement total. Derrière le confessionnalisme inavoué du système politique irakien s’observe le triomphe du clientélisme et des asabiyyas, les solidarités de clans, de tribus, qui remplacent aujourd’hui tout engagement politique. L’une des illustrations de ce clientélisme est le ralliement du parti communiste irakien à la liste des sadristes : le parti le plus important de l’histoire de l’Irak, qui s’est longtemps positionné comme rival des mouvements religieux chez les chiites, est aujourd’hui la cinquième roue du carrosse sur la liste sadriste qui obtient ses meilleurs résultats dans les anciens bastions communistes.
Le changement de présidence n’a pratiquement eu aucune conséquence, parce que la politique étrangère et irakienne de Donald Trump et de Joe Biden est très similaire. Elle est motivée par une obsession désormais récurrente aux États-Unis de se désengager le plus rapidement possible du bourbier irakien. Les Américains ont vite pris conscience de l’impasse dans laquelle le système politique irakien qu’ils avaient mis en place avec la coopération inavouée des Iraniens les menait. À partir de 2008, dès que les conseils de réveil ont commencé à rétablir un semblant de stabilité, les Américains ont annoncé leur retrait à la date de 2011. Donald Trump n’a pas modifié cet angle d’approche du dossier irakien ; et Joe Biden n’a pas agi en Afghanistan différemment de ce que Donald Trump aurait fait, c’est-à-dire un départ coûte que coûte.
L’exemple afghan plane aujourd’hui sur les élites au pouvoir à Bagdad. Malgré les discours antiaméricains des uns et des autres, ces élites sont pleinement conscientes du fait que le parrainage inavoué de l’Iran et des États-Unis est le seul capable de maintenir le système en place. Transposer la guerre entre Washington et Téhéran par communautés irakiennes interposées sur le sol irakien conduirait à l’effondrement du système. Bagdad s’inquiète profondément de voir l’Irak se convertir en un champ de bataille entre les États-Unis et l’Iran, qui prendrait l’élite irakienne en étau. À ce titre, les motivations de la conférence d’Erbil qui engageait la direction politique kurde à appeler à une paix avec Israël ont fortement interrogé : elle constituait une déclaration de guerre au gouvernement de Bagdad. Cette conférence initiée par un think tank new-yorkais a été désavouée par tous les hommes politiques à Bagdad, y compris Barham Salih, le président kurde de l’Irak. On peut y voir la main un peu perverse des services secrets israéliens, qui considèrent qu’il y a un plus grand danger à voir l’Iran étendre son influence en Irak que d’assister à l’effondrement d’un système politique que chacun sait condamné.
Il existe deux types d’interlocuteurs irakiens. Les premiers font partie des réseaux de corruption pour l’obtention de postes et défendent par conséquent le système en place. Les seconds sont issus de la société civile et se trouvent dans un état de désespoir face à l’impasse des mouvements de protestation qui ne trouvent aucune traduction politique. Le mouvement de contestation n’a pu faire émerger de partis politiques. Ces Irakiens perçoivent l’avenir de façon très sombre, car ils ont compris qu’il est inutile d’exiger des réformes auprès d’un gouvernement qui sera incapable de les mener.
Beaucoup d’Irakiens ont sombré dans une forme de dépression motivée par la situation économique et par l’absence de perspectives politiques. Le taux record d’abstention le traduit assez bien. J’explique dans mon prochain livre que les élections sont en général le dernier recours que les systèmes politiques sans issue imaginent pour tenter de redorer leur blason et de retrouver une légitimité. Mais elles ne font en réalité qu’exacerber les divisions et illustrent leur incapacité à susciter un changement politique. Peu importe le gouvernement en place : c’est le système qu’il faudrait changer. Mais ce système ne peut être modifié tant que des influences étrangères prennent en otage les différentes communautés. Cela pose directement la question de la légitimité de l’Etat irakien aux yeux de sa population, un Etat rebâti sous l’égide américaine sur le modèle d’un Etat-nation…sans nation.
Pierre-Jean Luizard
Pierre-Jean Luizard est directeur de recherche au CNRS. Il a séjourné plusieurs années dans la plupart des pays arabes du Moyen-Orient, particulièrement au Qatar, en Syrie, en Irak et en Egypte. Historien de l’islam contemporain dans ces pays, il s’est particulièrement intéressé à l’histoire du clergé chiite en Irak. Il est aujourd’hui affecté au Groupe Sociétés, Religions, Laïcités (GSRL) à Paris.
Claire Pilidjian
Claire Pilidjian est diplômée de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en sciences sociales, de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po en « Human Rights and Humanitarian Action » et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Dans son mémoire de recherche, elle s’est intéressée aux enjeux politiques d’une controverse survenue en Jordanie après la diffusion de la première production de Netflix en langue arabe.
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