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Correspondant de nombreux médias français dans le Caucase et en Asie centrale (Radio France Internationale, Le Figaro, France 24, ou encore le Bulletin de l’Industrie Pétrolière), Régis Genté est l’auteur de « Poutine et le Caucase » paru chez Buchet-Chastel en janvier 2014.
Comprendre le rapport qu’entretient la Russie au Moyen-Orient et au monde musulman en général nécessite de rappeler que ce pays intègre depuis le XVIe siècle une composante musulmane. Aussi, les relations de la Russie avec le monde musulman impliquent-ils certaines porosités qui déterminent à la fois la politique de Moscou envers les républiques en majorité musulmane du Caucase du Nord - thématique singulièrement sensible avec les Jeux olympiques de Sotchi - et sa politique moyen-orientale, notamment ses relations avec l’Arabie saoudite et l’Iran.
Pour la Russie, le monde musulman n’est pas un concept abstrait, un espace lointain de projection de puissance. Il s’agit au contraire d’un espace voisin, inscrit dans une continuité continentale et avec lequel les relations sont en effet anciennes et complexes. Ainsi, l’expansion de l’Etat russe s’est faite en partie en direction des territoires islamisés de l’Eurasie. Ivan le Terrible, premier tsar de toute les Russies, prend ainsi possession du Khanat de Kazan en 1552 suite à une victoire militaire contre les armées de cet Etat musulman avant d’annexer le khanat d’Astrakhan situé sur la Caspienne.
C’est en changeant de nature, à partir du XVIIIe siècle et au delà de la première moitié du XIXe siècle, que la confrontation de Moscou avec les marges musulmanes caucasiennes de la Russie prend un contenu identitaire très fort qui doit être mis dans la perspective de l’entreprise coloniale dans laquelle se lancent les grandes puissances d’Europe occidentale à la même période. En effet, depuis les réformes radicales qui ont marqué le règne du tsar Pierre le Grand (1682-1725), la Russie regarde vers l’Occident et aspire à rattraper le monde « civilisé ». Au XIXe siècle, alors que la France et la Grande-Bretagne commencent à étendre leurs influences respectives outre-mer et à se constituer des empires coloniaux, la Russie tend à concevoir la conquête territoriale dans le cadre d’un rapport d’imitation et d’émulation avec les puissances européennes. Conquérir de nouveaux territoires en dehors de la Chrétienté et donc dans ses marges musulmanes du Caucase et de l’Asie centrale, c’est accéder au statut de puissance non plus seulement « civilisée » mais civilisatrice. Ce nouvel esprit de conquête s’inscrit dans le sillage de la poussée vers les mers chaudes, trait structurel de la politique extérieure russe qui consiste en la recherche d’un débouché maritime en Méditerranée et sur les rivages de la Mer Noire et qui s’est traduit au XIXe siècle par une confrontation directe avec la Grande-Bretagne dans le cadre du Grand jeu.
La Russie crée donc son propre Orient dans le Caucase et en Asie centrale, construit sa figure de l’autre, du barbare, pour mieux construire sa propre identité en tant que puissance européenne et civilisée. Le Caucase musulman, montagnard, rebelle, complexe est à l’origine d’une mythologie particulière à laquelle se sont abreuvés et qu’ont à leur tour enrichi des écrivains tels que Pouchkine ou Lermontov. Toute une génération d’auteurs a développé dans ses récits le thème du « prisonnier du Caucase », jeune officier talentueux et romantique incarnant ce que la Russie peut produire de meilleur, exilé par devoir loin des siens dans des contrées âpres et parmi des populations à demi sauvages pour défendre les conquêtes de la Russie et de la « civilisation ». La violence des guerres de conquête du Caucase explique aussi la place importante prise par cette zone géographique dans l’imaginaire national et dans de telles constructions identitaires. Par ailleurs, le Caucase n’a jamais vraiment cessé d’être le lieu d’un rapport de force entre la Russie et l’Occident. Sa conquête était censée sanctionner l’appartenance de la Russie au monde européen, l’enjeu de sa préservation dans le giron de Moscou est de montrer que la Russie reste une grande puissance. Les guerres de Tchétchénie et, au delà du Caucase musulman, la Guerre de Géorgie en 2008 ainsi que les pressions exercées sur l’Arménie pour qu’elle n’adhère pas à l’accord d’association avec l’Union européenne sont autant d’exemples qui montrent la permanence de ces logiques.
Les Jeux olympiques de 2014 se tiennent exactement 150 ans après la fin, en 1864, des guerres du Caucase et la victoire finale des Russes sur les tribus tcherkesses qui peuplaient la partie occidentale du Caucase du nord, précisément dans la région de Sotchi. Certaines compétitions olympiques ont lieu à l’endroit même où a été célébrée cette victoire remportée sur fond de massacres à grande échelle et assortie de l’exode forcé de centaines de milliers de Tcherkesses vers l’Empire ottoman dans des conditions humanitaires terribles. Les descendants de ces réfugiés forment une diaspora présente en Turquie, en Syrie, en Jordanie ainsi que dans une moindre mesure, en Irak et en Israël/Palestine. Confrontés au conflit qui sévit dans leur pays, de nombreux Tcherkesses syriens qui entretiennent des contacts avec leurs compatriotes de nationalité russe, ont tenté de rejoindre les républiques du Caucase du nord où vivent des Tcherkesses. Cependant, l’absence d’assistance de la part de Moscou a encore tendu les rapports entre l’Etat russe et cette communauté dont l’héritage culturel est sciemment oublié par les organisateurs des jeux. La combinaison de cette histoire et de cette géographie produit un signal symbolique extrêmement fort, bien que fortuit (ce n’est pas Poutine qui a choisi la date de 2014) et probablement pas souhaité. Par ailleurs, les Jeux olympiques sont un moment privilégié de légitimation d’un Etat par l’ensemble de la communauté internationale. Moscou invite le monde entier dans le Caucase et l’amène indirectement à légitimer son emprise sur la région. Par ailleurs, ces jeux sont organisés au moment où la progression des tensions entre Slaves d’un côté et musulmans et Caucasiens de l’autre, dans tous les segments de la société, dans le monde médiatique ainsi que sur l’ensemble du spectre politique russe, atteint un pic.
Bien que le contexte idéologique de la Première de guerre de Tchétchénie (décembre 1994 – août 1996) qui opposait les forces russes aux indépendantistes tchétchènes aient été clairement nationaliste et anticolonialiste, l’identité musulmane sunnite des Tchétchènes avaient déjà pu attirer des combattants musulmans radicalisés venus du Moyen-Orient pour porter à nouveau le Djihad contre la Russie suite au retrait soviétique d’Afghanistan. La dimension islamiste de la résistance tchétchène s’est cependant nettement accentuée en terme de combattants déployés et d’influence idéologique avec la deuxième guerre de Tchétchénie et la participation de militants liés à al-Qaïda aux combats contre les troupes russes. Lancé à l’automne1999, ce conflit, beaucoup plus violent que le précédent, s’est achevé en juin 2000 se transformant immédiatement après en une insurrection armée qui ne fut définitivement réduite qu’en 2009, officiellement du moins. Entre temps, et à partir de l’automne 2001, la Guerre globale contre le terrorisme a permis à la Russie de placer sa répression du mouvement tchétchène et des populations civiles dans l’orbe de cette lutte contre le terrorisme international. L’Etat russe a donc contribué, lui aussi, à l’articulation des questions caucasiennes et des dynamiques qui affectent le Moyen-Orient et le monde musulman dans son ensemble. Par ailleurs, les relations étroites du personnel religieux traditionnel avec le Kremlin, notamment des chefs de confréries soufies dans le Caucase favorise l’influence d’acteurs extérieurs formés aux thèses salafistes ou wahhabites auprès des musulmans de Russie frappés par des discriminations évidentes, un chômage endémique, la corruption etc.
Le conflit syrien est un autre facteur - plus récent - d’imbrication entre ces logiques intérieures et extérieures. On compterait en effet en Syrie et dans les rangs de l’opposition islamiste au régime de Bachar el-Assad trois groupes de combattants importants comptant chacun plus d’un millier d’hommes et dominés par des Caucasiens, notamment tchétchènes. Cette réalité est un facteur d’inquiétude supplémentaire pour l’Etat russe dans la mesure où ses combattants rentreront en Russie aguerris, plus expérimentés, mieux connectés aux réseaux djihadistes internationaux et bénéficiaires d’appuis extérieurs, notamment dans le Golfe. Dans la mesure où Moscou est un allié stratégique de Damas et de Téhéran, la Syrie actuelle est un espace d’exportation d’un conflit caucasien que le contexte international a doté d’une dimension religieuse qui paraît aujourd’hui irréversible. Dans ce même ordre d’idée, la scène publique russe a été traversée par une rumeur largement véhiculée et selon laquelle le chef des services secrets saoudiens avait proposé un accord au Président russe, Vladimir Poutine. Selon les termes de l’accord, Riyad pourraient utiliser ses relais dans le Caucase pour réduire la menace sécuritaire sur les jeux de Sotchi en échange de l’arrêt du soutien de Moscou au régime syrien. Absolument rien ne permet de corroborer ou d’infirmer une telle rumeur, la place qu’elle a occupée dans le discours médiatique révèle cependant bien la conscience de l’inscription des questions caucasienne et moyen-orientale dans un rapport de continuité qui détermine la politique de la Russie dans la région.
Régis Genté, Poutine et le Caucase, Paris, Buchet–Chastel, Janvier 2014, 208 pages. http://www.buchetchastel.fr/poutine-et-le-caucase-regis-gente-9782283026991
Allan Kaval
Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.
Régis Genté
Journaliste indépendant, Régis Genté est installé depuis plus de dix ans à Tbilissi, capitale de la Géorgie située au cœur du Caucase. Il couvre l’actualité du Caucase et de l’Asie centrale pour Radio France Internationale, Le Figaro, France 24, ou encore le Bulletin de l’Industrie Pétrolière.
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