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Entretien avec Sabyl Ghoussoub, commissaire de l’exposition « C’est Beyrouth » présentée à l’Institut des Cultures d’Islam (28 mars-28 juillet 2019)

Par Claire Pilidjian, Sabyl Ghoussoub
Publié le 17/04/2019 • modifié le 21/05/2019 • Durée de lecture : 6 minutes

Sabyl Ghoussoub

©Olivier Roller

Pourquoi faire une exposition sur Beyrouth ?

D’abord des raisons personnelles, une forme d’obsession : je suis né et j’ai grandi à Paris, puis je suis parti à Beyrouth vers 18 ans. J’y ai travaillé pendant une dizaine d’années, et quand je suis revenu en France, j’avais envie d’oublier Beyrouth. Mais tout le temps où je suis resté à Paris, j’ai été obsédé par Beyrouth. J’accumulais des séries de photos, des films, je lisais tout ce qui se faisait dessus. Petit à petit s’est créée dans mon ordinateur une série de photos qui m’intriguaient, comme celles de Vianney Le Caer, ou de Patrick Baz sur les Chrétiens du Liban. Un dossier d’exposition a vu le jour, je l’ai envoyé à l’Institut qui souhaitait précisément faire quelque chose sur Beyrouth. Dans ces images-là, j’ai trouvé un Beyrouth que j’avais connu et que je n’avais jamais vu ailleurs, artistiquement parlant. Il fallait un point de départ : j’ai choisi la guerre de 2006, qui a opposé Israël et le Liban pendant 33 jours. Cette guerre survient après les quinze années de reconstruction qui ont suivi 1990, et alors qu’un élan d’espoir traversait la ville, ainsi qu’un renouveau économique. Vers mai-juin 2006, on prévoyait même un million de touristes au Liban (membres de la diaspora compris). Alors depuis cet événement, à Beyrouth, on est dans un moment ni de guerre, ni de paix.

Pourquoi appeler l’exposition « C’est Beyrouth » ?

Au début, l’exposition devait s’appeler « Chercher Beyrouth », car c’était exactement ma démarche lorsque je collectais toutes ces photographies : comprendre Beyrouth. Finalement, ce n’a pas été possible car l’Institut des Cultures d’Islam a présenté une exposition « Cherchez l’erreur » peu de temps auparavant. « C’est Beyrouth » sonnait bien : le but est d’aller au-delà des clichés que l’on entend sur Beyrouth, autant celui de la guerre, du chaos, que de la crise du Moyen-Orient, ou que de celle d’une ville où l’on ferait sans arrêt la fête. L’exposition se veut également un témoignage de Beyrouth, une façon de dire que Beyrouth peut être beaucoup de choses, mais que c’est aussi cela.

Comment est organisée l’exposition ?

J’ai abordé les œuvres davantage par affinités esthétiques que sous un angle thématique. C’est seulement à la fin, après les avoir toutes réunies, que j’ai identifié avec l’aide de Bérénice Saliou (directrice artistique de l’ICI) quatre thématiques : le corps, la religion, les communautés à la marge et les minorités ignorées. Concernant les artistes, j’avais envie de confronter des regards de photographes reconnus et émergents, et aussi d’artistes français, européens et libanais. On ne voit pas la ville de la même façon si l’on est de Beyrouth ou non. Par exemple, les bronzeurs de la corniche ont interpellé Vianney Le Caer, initialement venu photographier des réfugiés syriens. Il a été étonné par cette réalité – la proximité de ces hommes en maillot de bain, dont les corps s’exposent au soleil – tellement forte dans la ville que les artistes locaux en font abstraction. Il fallait un regard étranger à Beyrouth pour qu’elle surprenne à nouveau.

L’exposition est organisée dans les deux bâtiments de l’Institut des Cultures d’Islam. Les deux premières parties sont dans le site de l’Institut rue Léon tandis que les séries sur les communautés et les minorités sont situées dans le bâtiment de la rue Stephenson. J’ai aussi réinvesti le hammam de l’Institut, qui doit fonctionner après l’exposition. Enfin, la dernière pièce de l’exposition, « Beirutopia », se déploie sur le mur extérieur du site Stephenson. Elle cherche à montrer comment la ville est en train de se transformer. Par un jeu de mise en abyme avec des images 2D et 3D se mélangent des panneaux publicitaires de projets immobiliers qui vont être construits et des vrais scènes de vie : des scooters, des passants, etc. L’objectif est de confronter l’individu aux transformations urbaines de Beyrouth. La construction de ces immeubles passe par la destruction d’une partie du patrimoine architectural de la ville. Ces immeubles font de Beyrouth une sorte de reproduction de Dubaï, tellement leur construction est chaotique ; mais surtout, ces immeubles sont immenses et souvent vides, car la population n’a pas suffisamment d’argent pour y acheter des appartements, et les plus aisés qui en ont les moyens sont souvent issus de la diaspora et n’y passent donc que quelques semaines par an.

Pourquoi aborder la question du corps ?

L’attention au corps, au paraître, est très marquée à Beyrouth. On peut le voir dans la série des bronzeurs de Vianney Le Caer mais aussi dans les photographies des tatouages des miliciens du Hezbollah de Hassan Ammar. Dans ces dernières, les miliciens beyrouthins du Hezbollah révèlent sur leur torse les représentations de figures religieuses chiites comme Ali ou Hussein, ou encore le visage de Hassan Nasrallah, le chef de l’organisation.

Cette futilité peut presque devenir agaçante ! Mais je crois qu’elle est finalement nécessaire à la ville, car sans elle, on serait probablement capable de prendre les armes dès demain et de recommencer la guerre… Comme le note l’écrivain Bilal Khbeiz, « Seule la futilité empêche ce pays de reprendre le jeu extrême qui, pendant trois décennies, a généré une véritable dépendance à la mort ». La situation dans la région est telle que cette préoccupation pour l’apparat forme une échappatoire dans la ville. Même un milicien du Hezbollah a avoué au photographe s’être tatoué pour plaire aux filles ! C’est un peu paradoxal…

Quelle image de la jeunesse est présentée dans l’exposition ?

On a un peu abandonné le politique dans la région – ma génération, du moins, ne sait plus vraiment comment l’aborder. J’ai donc voulu présenter des gens que l’on ne voit plus, des problèmes que l’on ne sait plus traiter autrement que par l’art. La série de photographies de Cha Gonzalez montre une jeunesse libanaise très délaissée. Après avoir vécu au Liban une partie de sa jeunesse, Cha Gonzalez a étudié aux Arts Déco à Paris. Là, elle s’est aperçue d’un changement de pratiques et de comportement de ses amis beyrouthins, avec une consommation souvent abusive de drogues et d’alcool. La photographe a voulu se demander en quoi la guerre de 2006 demeurait dans l’inconscient de ces jeunes. Elle s’est donc rendue dans les soirées beyrouthines pour chercher à connaître les guerres intérieures de tous ces jeunes. En 2018, je lui ai proposé de revenir au Liban. La série qu’elle en a tirée et qui est pour partie présentée à l’Institut s’appelle « Abandon ». Je voulais parler de la jeunesse dans cette exposition, mais je ne savais pas vraiment comment, et je refusais de le faire comme on la montre en général ; je l’ai vécue, et je sais que ces images, pleines de tristesse et de mélancolie, sont très réelles. L’alcool est souvent triste à Beyrouth ! Ces images montrent bien la mélancolie que j’ai toujours ressentie au Liban dans la fête – mais aussi en Israël, où, sans doute, cet entre-deux entre la guerre et la paix est commun au Liban.

Pourquoi réunir les « femmes domestiques migrantes » et les réfugiés palestiniens dans une même salle ?

Je voulais montrer les gens qui n’ont pratiquement aucun droit dans la vie dans le pays. Les « femmes domestiques migrantes », que l’on appelle au Liban « bonnes », ou « femmes de ménage », sont soumises au régime de la Kefala : venues de pays divers – Philippines, Ethiopie, etc. – pour travailler au service de familles libanaises, ces femmes se voient confisquer leur passeport par leur « sponsor ». Mais la série ne les montre pas dans les moments les plus difficiles de leur quotidien. Au contre, on les voit le dimanche, c’est-à-dire le jour de la semaine où elles ne sont plus femmes de ménage. La photographe Myriam Boulos a suivi ces femmes quand elles se maquillent, qu’elles vont danser, qu’elles font leurs propres courses. C’est une réalité qui nous est plutôt inconnue. En revanche, le film documentaire de Maher Abi Samra « Chacun sa bonne » (présenté dans le cycle de films documentaires organisé dans le cadre de l’exposition) nous montre l’autre face de cette réalité : le réalisateur a placé sa caméra dans l’une des agences qui ramène ces jeunes femmes au Liban. Ce documentaire est particulièrement cruel, car il montre comment les familles libanaises recrutent leur employée sur des critères souvent racistes.

De même, concernant les réfugiés palestiniens, j’ai souhaité une autre approche qu’une série de photos « misérabilistes » comme on peut en trouver. La photographe Dalia Khamissy a passé beaucoup de temps auprès des réfugiés syriens. Ses images transmettent certes une grande mélancolie, mais également une note d’espoir : elles retracent les parcours des réfugiés rencontrés, souvent terribles, mais les montrent toujours emplis d’espérance. Quant à la vidéo présentée dans la salle, elle est le travail d’un artiste venu à Beyrouth pour raconter autre chose que les Palestiniens, la guerre, etc. ; mais il avoue finalement avoir été repris par la question des réfugiés palestiniens, qui font partie de Beyrouth. Il suit un artiste palestinien, Abdul Rahman Katanani, qui fabrique des sculptures à partir de tôles ondulées récupérées sur le camp de Sabra où il vit. Le film montre l’opposition entre deux discours sur l’art ; celui tenu par un écrivain, tombé amoureux des sculptures de Katanani présentées dans une galerie parisienne, et qui en vante la dimension artistique, tandis que le sculpteur palestinien insiste pour n’y voir rien d’autre qu’un acte de résistance politique.

« C’est Beyrouth », du 28 mars au 28 juillet 2019, Institut des Cultures d’Islam, 75018 Paris.
https://www.institut-cultures-islam.org/cest-beyrouth/

Publié le 17/04/2019


Claire Pilidjian est diplômée de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en sciences sociales, de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po en « Human Rights and Humanitarian Action » et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Dans son mémoire de recherche, elle s’est intéressée aux enjeux politiques d’une controverse survenue en Jordanie après la diffusion de la première production de Netflix en langue arabe. 


Né à Paris, Sabyl Ghoussoub est un écrivain, chroniqueur, photographe et commissaire d’exposition franco-libanais. Entre 2012 et 2015, il a été directeur du festival du film Libanais de Beyrouth. Son premier roman Le nez juif est sorti en mars 2018 aux éditions de l’Antilope.
Il est commissaire de l’exposition « C’est Beyrouth » présentée à l’Institut des Cultures d’Islam (28 mars-28 juillet 2019).


 


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