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Entretien avec Samim Akgönül – L’évolution des relations turco-iraniennes et turco-israéliennes

Par Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Florence Somer, Samim Akgönü
Publié le 20/06/2025 • modifié le 20/06/2025 • Durée de lecture : 4 minutes

Samim Akgönül

Comment ont évolué les relations entre la Turquie et l’Iran, tant sur le plan historique qu’aujourd’hui ?

La relation entre l’Iran et la Turquie s’inscrit dans le temps long des civilisations. La frontière entre les deux pays, fixée dès 1639 par le traité de Qasr-e Shirin, est souvent citée comme la plus ancienne frontière encore en vigueur au Moyen-Orient : une vieille frontière, selon la classification géopolitique qui distingue frontières jeunes et anciennes. Elle symbolise non seulement un découpage territorial stabilisé, mais aussi une rivalité civilisationnelle profonde entre l’univers chiite safavide et l’empire sunnite ottoman.

Dans l’histoire contemporaine, notamment dans les années 1980, la Turquie vivait sous la crainte de l’exportation du modèle iranien issu de la révolution de 1979 (n’oublions pas qu’un million d’Iraniens séculiers, souvent de gauche, ont trouvé refuge en Turquie). Pourtant, la consolidation de la frontière n’a jamais été remise en question. D’autant plus que, tout au long des années 1990 et 2000, l’Iran a contenu sa propre population kurde et n’a pas encouragé le séparatisme en Turquie. Ankara a même été candidate à un rôle de médiation, aux côtés du Brésil, dans le dossier nucléaire iranien. Cela n’a cependant pas mis fin à la rivalité turco-iranienne, d’autant plus que la crainte d’un Iran doté de l’arme nucléaire, historiquement perçu comme un rival, persiste à Ankara.

Aujourd’hui, cette rivalité prend des formes renouvelées. L’Iran et la Turquie coopèrent par nécessité : ils ont dialogué dans le cadre du processus d’Astana sur la Syrie, échangé sur les questions kurdes ou migratoires, mais demeurent en désaccord sur l’essentiel, à savoir la nature de l’ordre régional. L’Iran projette (du moins projetait) une vision révolutionnaire, chiite, articulée autour de réseaux non étatiques (Hezbollah, Houthis, milices chiites irakiennes), tandis que la Turquie se positionne comme une puissance sunnite conservatrice, nationale, aspirant à une centralité sunnite réformée. Deux héritiers d’empires, deux modèles politico-théologiques, deux prétentions à l’hégémonie morale sur le monde musulman. En Syrie, c’est la vision turque qui semble désormais l’emporter.

Cette relation ambivalente, oscillant entre compétition et interdépendance, s’inscrit dans une cartographie des rivalités civilisationnelles, où les appartenances confessionnelles croisent les logiques impériales, les ambitions économiques et les dispositifs de sécurité. Ni alliance franche, ni hostilité ouverte : une vieille frontière toujours solide, au sens propre comme au figuré.

Comment peut-on analyser la relation entre la Turquie et Israël, depuis 1948 ?

La relation israélo-turque est marquée par une alternance de rapprochements discrets et de ruptures spectaculaires. Dès la création d’Israël en 1948, la Turquie fut le premier pays musulman à reconnaître l’État hébreu. Dans le contexte de la guerre froide et de la doctrine du containment, les deux pays se retrouvaient dans le même camp pro-occidental (la ville de Bat-Yam, à 65 km au sud de Jérusalem, abrite d’ailleurs une communauté originaire de Turquie). Dans les années 1990, cette coopération s’intensifie sur les plans militaire et stratégique, avec une vision commune d’encerclement des régimes arabes jugés instables. Par exemple, Israël et la communauté juive des États-Unis ont soutenu la Turquie sur plusieurs dossiers : non-reconnaissance du génocide arménien, manœuvres militaires conjointes, gestion des ressources hydriques, etc.

Mais cette entente est fortement remise en question à partir du printemps arabe, en 2011. Recep Tayyip Erdogan, porté par une vision néo-ottomane et une volonté de reconquête du leadership dans le monde musulman, réoriente la politique étrangère turque : la solidarité avec la cause palestinienne devient un axe structurant. La crise du Mavi Marmara en 2010, -semblable à celle de la crise de Madleen en 2025, mais d’une plus grande ampleur -, cristallise une fracture morale et politique. Depuis, les relations restent marquées par des tensions : hostilité rhétorique d’un côté, maintien de certains liens économiques (gaz, tourisme, commerce) de l’autre.

Dans un Moyen-Orient recomposé par les Accords d’Abraham (signés en 2020 entre Israël, les Émirats arabes unis et Bahreïn), la Turquie cherche à redéfinir sa position. Ni membre de l’axe chiite, ni alliée naturelle d’Israël, elle adopte une posture médiane : dénonciation des exactions, tout en conservant des canaux de dialogue. Cette diplomatie oscillante mêle la mémoire d’une coopération stratégique passée à une dénonciation d’Israël présenté comme facteur de désordre régional.

Comment analyser les différentes prises de position du président Erdogan à l’égard du Premier ministre Nétanyahou, et plus particulièrement dans le contexte actuel du conflit entre Israël et l’Iran ?

Depuis le début du conflit à Gaza, en octobre 2023, Recep Tayyip Erdogan multiplie les attaques verbales contre Benyamin Nétanyahou. Il l’a qualifié tour à tour de « boucher de Gaza », de « criminel de guerre » et a accusé Israël de commettre un « génocide ». Ces déclarations ne sont pas de simples écarts de langage : elles s’inscrivent dans une stratégie plus large visant à affirmer un leadership moral et civilisationnel, face à ce qu’Erdogan dénonce comme l’indifférence ou la complicité de l’Occident.

Nous sommes dans une phase post-institutionnelle des relations internationales, où les interactions entre dirigeants semblent primer sur les cadres juridiques ou les institutions multilatérales. Erdogan, tout comme Nétanyahou - ou encore Trump - privilégie les joutes verbales, les gestes spectaculaires et les face-à-face, considérés comme plus efficaces que les traités ou les institutions.

Le positionnement d’Erdogan s’inscrit également dans un contexte plus large : celui de l’escalade entre Israël et l’Iran. Erdogan ne soutient pas pour autant le régime iranien, dont il se méfie, mais refuse la logique binaire d’une guerre totale. Il tente plutôt d’incarner une troisième voie : islamique mais nationale, religieuse mais non confessionnelle, indépendante des grands blocs.

Les prises de position d’Erdogan contre Nétanyahou relèvent donc de plusieurs registres : posture morale, calcul électoral, affirmation civilisationnelle. Elles visent aussi à restaurer un prestige ottoman symbolique, dans un monde fragmenté où la Turquie, tout en demeurant membre de l’OTAN, cherche à faire entendre une voix dissonante, post-occidentale, fondée sur une rhétorique ambivalente et parfois incohérente.

Publié le 20/06/2025


Anne-Lucie Chaigne-Oudin est la fondatrice et la directrice de la revue en ligne Les clés du Moyen-Orient, mise en ligne en juin 2010.
Y collaborent des experts du Moyen-Orient, selon la ligne éditoriale du site : analyser les événements du Moyen-Orient en les replaçant dans leur contexte historique.
Anne-Lucie Chaigne-Oudin, Docteur en histoire de l’université Paris-IV Sorbonne, a soutenu sa thèse sous la direction du professeur Dominique Chevallier.
Elle a publié en 2006 "La France et les rivalités occidentales au Levant, Syrie Liban, 1918-1939" et en 2009 "La France dans les jeux d’influences en Syrie et au Liban, 1940-1946" aux éditions L’Harmattan. Elle est également l’auteur de nombreux articles d’histoire et d’actualité, publiés sur le Site.


Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.


Samim Akgönül (docteur en 2001, habilité à diriger des recherches en 2009) est historien et politologue. Il est Professeur des universités et dirige le Département d’études turques de l’Université de Strasbourg. Depuis 2004, il enseigne également au Maxwell School of Citizenship and Public Affairs de l’Université de Syracuse, aux États-Unis.

Il co-coordonne l’équipe de recherche « Religions et pluralisme » au sein du Centre national de la recherche scientifique (UMR DRES). Par ailleurs, il co-dirige le groupe de recherche « Analyse des enjeux contemporains des sociétés européennes : inégalités, mobilités, risques », dans le cadre de l’Institut Thématique Interdisciplinaire Making European Society.

Depuis les années 1990, il intervient en tant qu’expert auprès d’organisations internationales telles que le Conseil de l’Europe, l’OSCE ou les Nations Unies sur les questions relatives aux minorités, aux migrations et à la politique turque.

Ses recherches portent principalement sur les minorités, en particulier religieuses et linguistiques, en Turquie et dans les Balkans, ainsi que sur les « nouvelles minorités » en Europe occidentale. Il est l’auteur de plus de vingt ouvrages en anglais, français et turc.

Parmi ses ouvrages récents :
• Akgönül Samim, De Tapia Aude Aylin (dir.), De Âlim à Aydin : La figure de l’intellectuel dans l’espace turco-ottoman, Istanbul, Libra, 2025
• Akgönül Samim, One Hundred Years of Greek-Turkish Relations : The Human Dimension of an Ongoing Conflict, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2024
• Akgönül Samim, Zwilling Anne-Laure (dir.), Druidism, Tengrism, Taaraism : Current Reactivations of Ancient Spiritualities and Religions, From Identity to Politics, Londres, Transnational Press of London, 2023
• Akgönül Samim (dir.), La modernité turque : adaptations et contraintes dans le processus de modernisation ottoman et turc, Istanbul, Isis, 2022
• Akgönül Samim, Dictionnaire insolite de la Turquie, Paris, Cosmopole, 2021
• Akgönül Samim, La Turquie « nouvelle » et les Franco-Turcs : une interdépendance complexe, Paris, L’Harmattan, coll. « Compétences interculturelles », 2020.


 


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