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Entretien avec Sophie Cluzan – Le patrimoine culturel syrien, « imbrication du passé et du présent »

Par Sixtine de Thé, Sophie Cluzan
Publié le 07/05/2014 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Eglise de Saint Siméon

Copyright : Sophie Cluzan

Qu’est-ce qui fait la particularité du patrimoine syrien ? Quelle est sa place dans le paysage du pays ? Quel rapport la population entretient-elle avec celui-ci ? Quel lien en est avec ce que l’on pourrait appeler un patrimoine immatériel ou l’identité syrienne ?

Le patrimoine syrien est marquant sur la toile régionale et mondiale pour plusieurs raisons : sa quantité, sa diversité, son importance historique, son caractère vivant. Mais tout d’abord parce qu’il a une valeur universelle si l’on pense aux principales évolutions qui s’y sont produites et qui ont diffusé vers nous en vagues successives : sédentarisation et acquisition des moyens de subsistance, écriture, Etat, alphabet, religions monothéistes, etc.
Toutes les époques sont représentées en Syrie dans un continuum historique qui distingue ce pays d’autres régions. Et le temps présent prolonge ce continuum sans solution de continuité car les espaces de mémoire sont inclus dans les villes et dans les vies et parce que les traditions telles que celles des métiers d’art, des langues mais aussi de la littérature orale sont restées vivantes.
De ce fait, la population entretient des relations particulières avec le patrimoine. Il n’est pas rare de voir les familles vivre dans les ruines, comme c’était le cas à Bosra. Si cet usage quotidien d’un patrimoine non muséifié provoque quelques modifications, paradoxalement il garantit en fait la sauvegarde générale d’un patrimoine qui, sinon, eu égard à sa quantité et son étendue territoriale, ne pourrait pas survivre.
Il s’ensuit que la relation des Syriens au patrimoine est une relation à un bien désacralisé, ce qui n’exclue pas la fierté qu’ils peuvent tirer de la présence de ces restes somptueux dans leur environnement quotidien.
Le lien avec l’identité syrienne est donc extrêmement fort, d’autant plus qu’il n’y a pas de solution de continuité entre présent et passé. On a donc ici une relation très particulière, qui mérite que l’on puisse la définir pour respecter au mieux les intérêts du patrimoine, certes, mais dans les limites de sa perception par la population syrienne. Ce qui n’exclue pas de faire évoluer cette perception mais ce qui, d’après moi, devrait exclure toute velléité de muséifier et figer les lieux de mémoire dans des concepts occidentaux inopérants.

On connaît bien sûr certains grands sites archéologiques, qui font l’objet généralement d’une mise à l’écart particulière, mais qu’en est-il des autres lieux de mémoire, notamment ceux qui sont intégrés à l’espace urbain ? Font-ils l’objet d’une sanctuarisation ? Quels sont les différents états de conservation du patrimoine dans ce cas ?

Les grands sites archéologiques syriens ou les grands monuments historiques isolés dans le territoire ne font pas vraiment l’objet d’une mise à l’écart particulière. Les Syriens vivent le vendredi dans les ruines de Zénobia, ils ne s’allongent pas sur les rives de l’Euphrate juste en contrebas et pourtant bien plus accueillantes. Ils envahissent les ruines et les enfants s’y éparpillent, comme chez eux. Les sites sont, de fait, soumis à la surveillance d’un gardien mais il n’est généralement pas sur place et les sites ne sont généralement pas fermés.
Quant aux lieux de mémoire intégrés aux espaces urbains, ils sont le centre de la vie. Les souks d’Alep appartiennent au patrimoine mondial selon les termes de l’UNESCO mais ils sont le cœur de la ville, un cœur économique. Vie, présent et passé se mêlent constamment en Syrie. Le portique du temple de Jupiter borde la sortie du souk Hamidiyye de Damas vers la Grande mosquée des Omeyyades et les passants s’y adossent tout naturellement.
L’état de conservation de ces sites et de ces traces du passé dépend de la faculté des directions régionales des antiquités à les faire respecter. La quantité de sites et monuments à gérer et la charge qu’ont ces directions locales, rapportées au peu de ressources humaines et de moyens affectés à ces domaines rendent les mesures difficiles à appliquer.
Le cas de la ville romaine de Bosra est exemplaire à cet égard. Jusqu’à récemment, la population vivait dans cette ville qui, du coup, a été globalement préservée. Depuis quelques années, l’expulsion des habitants a créé une situation très difficile à gérer, les ruines étant finalement, par certains côtés, fragilisées du fait de leur absence. La Syrie ne peut pas affronter seule l’ampleur du paysage des ruines historiques de son territoire si celles-ci sont muséifiées et doivent respecter les normes généralement assignées à la préservation de tels lieux.

Légende : Vue de la ville romaine de Bosra et de ses habitants.
Copyright : Sophie Cluzan

Quel est l’état des fouilles en Syrie, par rapport à la possibilité d’une connaissance exhaustive de son patrimoine ?

La Syrie a engagé depuis un siècle au moins une recherche archéologique intensive. C’est une tradition syrienne, née tout d’abord à l’époque des missionnaires de la fin du XIXe siècle puis durant le mandat français sur le pays. Les autorités syriennes ont magistralement prolongé cette tradition de la recherche historique et archéologique dans leur pays. La Syrie est fière, et à raison, d’être un laboratoire de l’histoire. Et le tempérament d’ouverture de sa population a permis le développement de collaborations intenses, internationales. C’est dire que la recherche archéologique a été une des forces de ce territoire. Toutefois, le nombre de sites qu’il reste à fouiller est impressionnant. La Syrie est un réservoir et chaque suite de chantier ou chaque ouverture de nouveau site peut modifier la chronologie, faire surgir des pans entièrement nouveaux de l’histoire ou bouleverser les connaissances sur l’un ou l’autre trait de civilisation. La Syrie n’a pas livré tout ce qu’elle peut et c’est tant mieux car il faut raison garder et laisser la place aux futures générations de chercheurs syriens et à ceux qu’ils accepteront d’accueillir, dotés de nouvelles méthodes, de nouvelles approches.
Cette force historique est aussi une faiblesse car ce patrimoine en devenir, nommément les sites archéologiques qui n’ont pas encore été fouillés ou qui ne l’ont été que partiellement, doit faire l’objet de mesures de protection très sévères. Il contient des pages d’histoire qui n’ont pas encore été lues et enregistrées. Quelles qu’en soient les raisons, éventrer un site revient à brûler des livres uniques.

On sait aujourd’hui à quelles dégradations effroyables le patrimoine syrien fait face. Quel en était l’état avant la guerre ?

Avant la crise actuelle, le patrimoine syrien était dans un état difficile pour toutes les raisons que j’ai soulignées : sa quantité, sa qualité et sa diversité, ses particularités (être inscrit dans le vivant, patrimoine en devenir, etc.). Le peu de moyens a rendu la tâche de nos collègues syriens extrêmement délicate, que ce soit pour les sites, les monuments mais aussi les musées. Les déficiences des établissements en terme d’infrastructure étaient légions et les moyens ne permettaient pas d’assainir ces situations.

Quelle est sa place dans l’économie du pays ?

Le patrimoine syrien constitue une des principales ressources du pays par le biais du tourisme qui, en Syrie, est principalement un tourisme culturel. En 2009 et 2010, les derniers chiffres du tourisme laissaient apparaître une augmentation respective du nombre de visiteurs de 12% et 40 %. En 2009, le tourisme a représenté 11,5 % du PIB. En 2010, année pour laquelle je ne dispose pas des chiffres du PIB, le tourisme a généré plus de 7,6 Milliards de $. Cette même année, la Syrie a enregistré l’ouverture de 42 hôtels et 180 restaurants supplémentaires, représentant un investissement de 322 Millions de $.
A ces chiffres, il faudrait pouvoir ajouter ceux des retombées économiques du patrimoine, notamment les commerces, les transports, etc que les sites, les monuments et le tourisme fait vivre. Tout cela indique que le patrimoine est un des secteurs clefs de l’économie syrienne.

Peut-on dire que sa place sera cruciale dans la reconstruction ? Peut-il être une des possibilités de fédérer des valeurs nécessaires à la cohésion nationale, et vers une réconciliation ? Quels acteurs seront alors à convoquer ?

Sa place sera cruciale : parce qu’il est omniprésent et qu’il faudra le protéger et le considérer dans la reconstruction matérielle du pays (quartiers historiques, etc.) pour ne pas répéter les erreurs commises dans d’autres régions du monde. L’âme de la Syrie est dans ce mélange des strates temporelles et des cultures et civilisations qui s’y sont croisées et qui y ont coexisté.
Sa place sera primordiale parce qu’il est le moteur de l’ouverture au monde puisque, historiquement, c’est l’une des caractéristiques de ce territoire que d’avoir été une terre d’ouverture et de rencontres.
Enfin, sa place sera réelle parce qu’il est un des secteurs clés de l’économie syrienne, fondée sur le tourisme culturel.
Quant à la cohésion nationale et la réconciliation, le patrimoine pourra, s’il est respecté dans la reconstruction matérielle, servir de ciment. Les quartiers historiques sont ces lieux de tous les mélanges dont nous connaissons l’extrême valeur. Dans les vieilles rues truffées de souks anciens, de vieux khans, de mosquées et d’églises se croisent et vivent ensemble les différentes communautés. Si ces quartiers sont nettoyés au bulldozer, la mémoire de cette vie commune fera défaut.
Pour cela, il faut appeler de façon urgente à une prise de conscience internationale de la nécessité de protéger le patrimoine syrien, aujourd’hui autant que faire se peut mais surtout au jour où viendra la reconstruction nationale.

Comment établir un juste plan de reconstruction ? Selon quelles valeurs ? Quel tri nécessaire va-t-il falloir opérer pour que la reconstruction du pays et de l’identité nationale syrienne soit une sorte de juste miroir de la société ?

Un plan de reconstruction doit être pragmatique. Il faudra concilier les nécessités vitales et urgentes de la population et celles du respect des lieux et quartiers de mémoire. Quelque chose est à inventer.
La Syrie est un cas difficile du fait de cette imbrication du passé et du présent.
Des feuilles de route doivent être préparées dès à présent, qui listent ces priorités et discutent les alternatives : protection / urgence de vie.

Légende : Patrimoine naturel et historique. La palmeraie de Palmyre et le temple de Bel
Copyright : Sophie Cluzan

Si l’on prend une comparaison avec d’autres pays, le Liban, par exemple. Comment la Syrie peut-elle éviter les erreurs de la difficile reconstruction libanaise ?

Elle le peut. En se préparant.
Mais comment demander à nos amis Syriens, qu’ils soient à l’intérieur ou à l’extérieur du pays, de penser l’avenir en termes de nécessités quand ils survivent déjà si difficilement ?
Tirer les leçons du passé libanais est chose facile mais mettre en œuvre autre chose, d’autres modalités et se protéger le jour venu en est une autre.
C’est là, me semble-t-il, que nous, les amis nécessairement plus vaillants dans la circonstance, devrions agir pour les aider à établir des feuilles de route, qu’ils pourront ensuite amender et faire leurs.
Au-delà d’une envie personnelle que nous ressentons tous de les soutenir du mieux que nous pouvons, c’est un devoir moral. La Syrie nous a permis de construire nos vies professionnelles, à nous tous qui avons travaillé dans ce pays comme dans notre propre famille.
Quant à la France, quelles que soient les dissensions politiques, elle a toujours été pensée par les Syriens comme une sœur.
Ce sont de bonnes bases pour réfléchir et définir ensemble les axes prioritaires d’une future action de protection de l’identité très singulière des patrimoines syriens.

Publié le 07/05/2014


Normalienne, Sixtine de Thé étudie l’histoire de l’art à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm et à l’Ecole du Louvre. Elle s’intéresse particulièrement aux interactions entre l’Orient et l’Occident et leurs conséquences sur la création artistique.


Sophie Cluzan est archéologue et conservateur du patrimoine au musée du Louvre.
Formée à l’Ecole du Louvre, à l’Université Paris I et à l’Institut national des langues et civilisations orientales, son parcours l’a conduite à travailler dans différents pays (Chypre, Jordanie, Liban, Syrie, Inde), où elle a mené des projets de recherche archéologiques et d’études. Depuis sont rattachement au département des Antiquités orientales du Louvre, elle a été chargée de dossiers de coopération, notamment au Liban et en Syrie.
Elle co-dirige une mission de fouille franco-syrienne sur les sites de Tulul el-Far, Tell Taouil et Tell el-Kharaze en Damascène.
On lui doit de nombreux articles et ouvrages ainsi que des expositions, dont : Syrie, mémoire et civilisation à l’Institut du Monde Arabe et Voués à Ishtar. Syrie, janvier 1934, André Parrot découvre Mari, également à l’IMA.


 


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