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Entretien avec Stéphane Lacroix – Quelle actualité en Egypte aujourd’hui ? (1/2)

Par Claire Pilidjian, Stéphane Lacroix
Publié le 12/06/2019 • modifié le 19/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Stéphane Lacroix

Quelle impulsion la réforme constitutionnelle donne-t-elle au régime égyptien ?

Cette réforme est porteuse de plusieurs enjeux. Le premier est la personnalisation du régime autour du président Sissi. Au départ, Sissi était à la tête d’une coalition d’acteurs divers : on y comptait l’armée, ainsi que ce qu’on appelle plus largement « l’État profond », mais aussi, dans un premier temps du moins, des forces qui avaient porté Sissi au pouvoir par opposition aux islamistes. Dans ce régime de coalition, Sissi constituait un point de convergence pour les uns et les autres. Or, depuis six ans, Sissi s’est affirmé non seulement comme un point de convergence mais comme le cœur névralgique de ces forces. Petit à petit, il a imposé son pouvoir sur cette coalition, qui s’est effritée : certains acteurs sont partis, comme Mohamed Al-Baradei, à la tête de ceux que l’on appelle les libéraux, qui avaient soutenu le coup d’Etat de Sissi dans les premiers temps. D’autres se sont fait écarter.

Le régime s’est donc assez vite recentré autour de l’armée - au cœur - et de l’appareil sécuritaire - en périphérie. Il y a là une nouveauté : sous Moubarak, l’appareil sécuritaire était au cœur et l’armée reléguée en périphérie. Sissi est parvenu à dominer ce système, ce qui n’était pas gagné d’avance car il devait inclure les différents membres de la coalition. Aujourd’hui, cette dynamique de personnalisation s’affirme de plus en plus : Sissi s’est donné les moyens de mettre l’armée sous son contrôle, notamment par des jeux de chaise musicale : ces deux dernières années, les dirigeants des différents corps changent sans arrêt, de même que dans les appareils sécuritaires. Par cette manière, Sissi écarte les rivaux, nomme les loyalistes et les remplace dès qu’il doute de leur fidélité. Il est donc proactif dans ce jeu de nominations, dont l’objectif est de mettre l’armée sous coupe. Quant à l’appareil sécuritaire, il est également très largement contrôlé. C’est tout ce système que vient consacrer la réforme constitutionnelle.

Avec cette réforme, Sissi se donne les moyens de rester au pouvoir jusqu’en 2030 (en prolongeant ses mandats et en remettant les compteurs à zéro) ; dans le même temps, l’armée reste l’institution sur laquelle il s’appuie le plus pour gouverner et il cherche à la contrôler et la verrouiller toujours davantage. La constitution donne à l’armée une place qu’elle n’avait jamais eue auparavant : garante de « la Constitution, la démocratie, la composante constituante de l’État, sa nature civile, les acquis du peuple et les libertés individuelles ». C’est un fait nouveau en Égypte : désormais, l’armée se donne constitutionnellement le droit d’intervenir contre le processus civil dès lors qu’elle considère qu’il menace l’intérêt national. Le coup d’État du 3 juillet 2013 était extraconstitutionnel ; si à l’avenir le cas se produisait à nouveau, l’armée pourrait se prévaloir de la constitution pour agir. Ainsi, les deux grands gagnants de cette réforme constitutionnelle sont Sissi, en premier lieu, et l’armée, dans un second temps, mais comprise comme un instrument de son propre pouvoir personnalisé. Le régime s’est consolidé dans les six dernières années, autour d’un noyau dur réduit à sa portion congrue : le complexe militaro-sécuritaire. Ce n’était pas le cas sous Moubarak : les différents corps étaient en compétition permanente, les renseignements généraux étaient en compétition avec la sécurité d’État, l’armée était un acteur à part ; et Moubarak, d’une certaine manière, manœuvrait dans son jeu de rivalités. Or, sous Sissi, il y a une réelle volonté de mettre tous ces éléments en ordre et de se placer comme le lieu de domination du système. Cette constitution marque un point de plus dans la consolidation et la personnalisation du régime.

En quoi, alors, l’Égypte d’aujourd’hui diffère-t-elle de celle de Moubarak à la veille du printemps 2011 ?

Sous Moubarak primait un système courant dans les années 2000 au Moyen-Orient et que certains appelaient alors l’autoritarisme « mis-à-jour » ou « libéralisé ». Il s’agissait d’un régime autoritaire qui se dotait d’une façade démocratique, certes sans grande conséquence mais qui permettait une représentation minimale de l’opposition au Parlement, avec une tolérance relative de l’opposition comme force organisée.

C’est ainsi qu’en Égypte dans les années 2000, il existait des journaux d’opposition, qui sans aller trop loin marquaient une différence avec la ligne du régime. Il y avait également un minimum de vie politique, même si là encore le parti hégémonique restait celui de Moubarak, qui l’emportait toujours à la fin. Ces régimes avaient décidé qu’il était dans leur intérêt de tolérer à minima une opposition et une société civile en maintenant un contrôle étroit sur le jeu politique. Cela confortait d’une part leur image à l’international, en feignant de jouer le jeu de la démocratie, tout en contrôlant l’opposition. En effet, dès lors qu’on la fait entrer dans le jeu légal dont on fixe soi-même les règles, on oblige l’opposition à se soumettre à ces dernières. Ce modèle permettait ainsi à la fois de garder le contrôle et en même temps de se légitimer à l’international ; ce modèle semblait en outre offrir un moyen de contrôle efficace de la société puisque les espaces dévolus à l’opposition n’étaient pas perçus comme menaçants.

Le régime de Moubarak pensait donc améliorer son image tout en contrôlant mieux l’opposition que dans un régime autoritaire « dur » - auquel se substituait donc un autoritarisme dit « mou ». Cela reste tout de même de l’autoritarisme : Moubarak n’hésitait pas, quand il sentait menacé, à arrêter des activistes par centaines. La démocratie n’était qu’une façade, mais une façade qui avait des effets de réalité. Les Frères musulmans étaient tolérés, ils avaient leurs bureaux au Caire, des députés au Parlement. D’autres forces d’opposition avaient une présence dans la vie politique : c’est dans les dernières années du régime Moubarak que se sont constitués les mouvements de jeunesse qui se coaliseraient plus tard pour faire l’événement révolutionnaire du 25 janvier 2011. Au départ, les manifestations de rue organisées place Tahrir par ces mouvements n’étaient pas vraiment prises au sérieux par le président égyptien, qui les réprimait assez mollement. Les manifestants protestaient alors majoritairement contre le souhait de Moubarak - jamais totalement confirmé - de placer son fils à sa succession à la tête du pays.

C’est contre ce modèle que le régime Sissi se construit. L’analyse que font les militaires à partir du coup d’État de juillet 2013 est la suivante : si la révolution est advenue, c’est parce que Moubarak a permis ces espaces de dissidence. A partir de 2013, le régime se construit donc avec l’idée qu’il faut à tout prix étouffer toute forme de dissidence, même anodine, même a minima. Tout espace, même s’il apparaît comme étant négligeable, sans grande conséquence, pourrait à terme mener à quelque chose de dangereux. Le régime est donc dans une paranoïa complète par rapport à sa société. Toute forme d’organisation, de contestation, même infra-politique - en réalité toute forme de pensée critique - est perçue par ce régime militaire comme une menace. Ce dernier pratique donc un autoritarisme très dur, dans le but de détruire la vie politique et la politique même, de détruire la société civile, y compris celle qui n’est pas vraiment politisée. Toute organisation échappant au contrôle du régime est perçue comme un danger pour l’État.

Il n’y a donc plus cette façade qui existait sous Moubarak. Il n’y a plus non plus de ligne rouge. Sous Moubarak, les lignes rouges étaient relativement connues ; l’opposition savait jusqu’où elle pouvait aller, et osait ponctuellement jouer avec ces lignes rouges. Aujourd’hui, le régime n’a plus de lignes rouges. C’est ce qui est particulièrement inquiétant. La répression peut s’abattre sur tout le monde, à tel point qu’elle en devient absurde : on a même vu des journalistes pro-régime se faire arrêter ! La machine est devenue un peu folle dans cette répression tous azimuts…

L’autre grande différence avec Moubarak est la dimension militaire du régime de Sissi. Sous Moubarak, l’armée avait été en partie marginalisée parce que Moubarak avait cherché à construire un pouvoir civil qui s’appuyait essentiellement sur l’appareil sécuritaire : en l’espace de trente ans, l’effectif des forces de police était passé de 100 000 à 1 million. Cela a été une période d’hyper-inflation de la police, où le vrai lieu de pouvoir était le ministère de l’Intérieur, dont dépend aussi la sécurité d’État. Le complexe sécuritaire jouait donc un rôle central : l’État Moubarak est un État policier plus qu’un État militaire. L’équation du pouvoir pouvait se résumer de la façon suivante : Moubarak, la petite élite civile constituée autour de lui, l’appareil sécuritaire, et ces nouveaux milieux d’affaires formés autour de son fils. Tout cela s’est fait au détriment de l’armée, qui historiquement depuis Nasser se percevait comme le coeur du pouvoir. Plus qu’une force politique, l’armé était aussi une puissance économique puisqu’elle contrôlait toute une partie de l’économie égyptienne - de l’ordre d’un tiers sous Moubarak - avec des secteurs allant jusqu’à l’agroalimentaire ou le tourisme. La période de Moubarak a donc été traumatisante pour l’armée : elle avait perdu sa centralité politique, selon un processus entamé sous Sadate et parachevé sous Moubarak, au profit de nouveaux acteurs. Elle voyait de plus ses intérêts menacés sur le plan économique par une nouvelle élite. L’armée possède en Égypte la majorité des terres du pays. Or, les hommes d’affaires proches de Moubarak n’ont pas hésité à s’emparer de terres appartenant à l’armée, ce qui a provoqué un certain nombre de tensions.

Avec Sissi, l’armée a retrouvé sa centralité politique et économique. Elle a même fait plus que cela : elle les a renforcées. Sur le plan politique aujourd’hui, c’est elle, sous le contrôle de Sissi, qui est la force dominante : les appareils sécuritaires sont désormais sous la tutelle de l’armée. Sur le plan économique, l’armée profite de tous les grands projets comme la deuxième capitale ou encore le nouveau Canal de Suez. L’armée est aussi le réceptacle de toute la manne qui vient des pays du Golfe, en particulier de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis qui ont aidé le régime à se stabiliser après 2013 par des financements se comptant en dizaines de milliards de dollars. Cet argent profite essentiellement à l’empire économique de l’armée. Elle a donc renforcé sa mainmise économique.

Notons enfin que ces deux grandes différences - la nature du régime, passant d’un autoritarisme mou à un autoritarisme dur réprimant les libertés publiques, et la centralité économique et politique retrouvée par l’armée sous Sissi - sont étroitement liées.

Lire la partie 2

Publié le 12/06/2019


Stéphane Lacroix est associate professor à Sciences Po, et chercheur au Centre de Recherches Internationales (CERI) de Sciences Po. Il est l’auteur, notamment, de "Les islamistes saoudiens : une insurrection manquée" (Presses Universitaires de France, 2010) ; "L’Egypte en révolutions" (avec Bernard Rougier, Presses Universitaires de France, 2015) et "Revisiting the Arab Uprisings" (avec Jean-Pierre Filiu, Hurst/Oxford University Press, 2018).


Claire Pilidjian est diplômée de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en sciences sociales, de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po en « Human Rights and Humanitarian Action » et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Dans son mémoire de recherche, elle s’est intéressée aux enjeux politiques d’une controverse survenue en Jordanie après la diffusion de la première production de Netflix en langue arabe. 


 


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