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Stéphane Lacroix est associate professor à Sciences Po, et chercheur au Centre de Recherches Internationales (CERI) de Sciences Po. Il est l’auteur, notamment, de "Les islamistes saoudiens : une insurrection manquée" (Presses Universitaires de France, 2010) ; "L’Egypte en révolutions" (avec Bernard Rougier, Presses Universitaires de France, 2015) et "Revisiting the Arab Uprisings" (avec Jean-Pierre Filiu, Hurst/Oxford University Press, 2018).
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La « vraie » opposition est pour l’essentiel en prison ou en exil. Certains activistes en Égypte sont encore en liberté, mais ils n’ont aucun moyen de s’organiser et sont soumis à une surveillance étroite. Ils restent donc silencieux et extrêmement prudents. Il est vrai qu’il y a au parlement une poignée de voix critiques ; bien que peu nombreuses, on les a entendues au moment des amendements constitutionnels alors que l’opposition à la réforme était très risquée.
En exil, l’opposition est surtout dominée par les Frères musulmans, pour plusieurs raisons. D’abord, ils constituent la principale victime du pouvoir ; en outre, c’était le mouvement comptant le plus grand nombre de sympathisants et la principale force d’opposition au pouvoir en Égypte sous Moubarak. Enfin, cette organisation dispose de relais dans différents pays, et ces liens transnationaux lui donnent les moyens de survivre à la répression. Les Frères y sont parvenus jusqu’à un certain point. Mais aujourd’hui, ils existent essentiellement depuis l’exil, à Istanbul, au Qatar et dans une certaine mesure en Europe et aux États-Unis. Ils ont des chaînes qui émettent sur Internet, des sites, parfois des médias qui leur sont proches. Ils essaient de garder l’espoir d’un retour, mais eux-mêmes ne semblent plus y croire réellement. Au départ, l’hypothèse d’un retour en Égypte était plausible, les Frères pensaient que la dynamique de Sissi allait s’enrayer. Après six ans, on ressent une certaine fatigue de cette opposition qui voit le régime se consolider, et qui a du mal à concevoir comment peser sur les équilibres internes. On assiste donc à une forme de démobilisation très claire. D’ailleurs, l’opposition en exil a tendance à s’y fixer et à écarter la possibilité d’un retour dans les années à venir en Égypte.
Le régime a fait de la lutte contre le terrorisme son mantra, en Égypte comme à l’international. Cette catégorie est utile puisqu’elle permet d’amalgamer tout le monde : « terroristes » caractérise dans le discours officiel égyptien une série d’acteurs allant des Frères musulmans, classés organisation terroriste à la fin de l’année 2013, jusqu’à Daech, en passant aussi par tout opposant que l’on a besoin d’arrêter (à commencer par ce qu’il reste des révolutionnaires de 2011). « Terroriste » est devenu le terme fourre-tout utilisé pour qualifier toute forme d’opposition. En même temps, Sissi en a fait son slogan, c’est ainsi qu’il a bâti sa légitimité auprès de la population, en sous-tendant le tout d’un discours ultranationaliste qui consiste essentiellement à présenter l’Égypte comme victime d’un complot international dont 2011 serait l’apogée – complot dont l’identité des participants change selon les moments : les Frères musulmans, le Qatar, la Turquie, parfois les États-Unis, l’Europe, ou Israël… Encore une fois, le pouvoir produit une rhétorique paranoïaque consistant à dire que le terrorisme est la persistance de ce complot, contre lequel l’État – et donc l’armée – protège la nation.
Or, le pouvoir de Sissi montre ses limites dans la lutte contre le terrorisme – le « vrai » : celui qui fait des morts. Au-delà des attentats que l’on dénombre régulièrement, comme celui devant le nouveau musée du Caire le 19 mai, c’est la situation du Sinaï qui est très préoccupante. Après six ans de guerre, l’armée voit encore des poches entières de territoire échapper à son contrôle. Face à la violence qui persiste dans la région, l’État propose un antiterrorisme qui consiste en des punitions collectives, et qui a surtout tendance à « radicaliser » tous ceux qui ne l’étaient pas encore. C’est par de telles méthodes que l’armée, d’une certaine manière, produit le terrorisme qu’elle est censée combattre.
Tant que cette violence reste cantonnée au Sinaï, la population se rend peu compte des limites de la rhétorique antiterroriste de Sissi. Depuis 2016, une loi interdit aux journalistes de contredire les versions de l’armée sur ce qui se passe au Sinaï. Les médias égyptiens se contentent donc simplement d’énoncer le nombre de « terroristes » décrétés abattus par l’armée au Sinaï, et la population reste sous-informée. Quand les attentats ont lieu au Caire, les limites de la logique sécuritaire de Sissi apparaissent au grand jour. Ce désaveu risque en outre de continuer : cet autoritarisme ultra-dur qui ne laisse aucun espace à la dissidence passe son temps à produire le terrorisme qu’il combat. On peut même se dire que cyniquement le régime en a besoin, car il permet d’alimenter la rhétorique de protection de l’armée : mais s’il en faut assez pour justifier la nécessité de la répression, il n’en faut pas trop non plus pour ne pas révéler les limites de telles actions. C’est donc une question laissée irrésolue et qui sera un gros problème dans les années à venir pour l’Égypte.
Or, le contexte actuel égyptien ne peut que générer des formes de contestations : les conditions socio-économiques se sont considérablement dégradées par rapport à 2010, l’écart des richesses s’est creusé, et la répression est infiniment supérieure à ce qu’elle était à la veille du printemps égyptien. Et comme il n’y a pas de place pour une contestation pacifique, certains sont plus enclins à prendre les armes. L’Égypte est un grand pays : l’armée ne peut pas tout contrôler. Cette gouvernance-là ne peut donc pas engendrer la stabilité à laquelle elle prétend.
La situation économique s’améliore un peu sur le plan macro-économique, ce qui permet au régime d’expliquer qu’il obtient des succès économiques en brandissant le taux de croissance, revenu à presque 5%. Il est inférieur à ce qu’il était dans les dernières années du régime Moubarak, mais supérieur aux années passées. Mais le taux de croissance n’a jamais été le problème en Égypte. Dans les dernières années du régime Moubarak, le taux de croissance était élevé. L’ironie veut même que les deux régimes qui reçoivent en 2010 les félicitations du FMI pour leurs taux de croissance dans le monde arabe sont la Tunisie et l’Égypte ! Le problème n’est pas là : il est dans la répartition des richesses. L’économie peut croître autant qu’elle le veut, mais tant que les richesses sont captées par une minorité qui s’enrichit au détriment de la majorité, le problème perdure et s’aggrave, comme c’est le cas aujourd’hui. Désormais, ce ne sont plus seulement les hommes d’affaires proches du régime qui s’enrichissent comme sous Moubarak, mais l’armée a repris sa part du gâteau. Le taux de croissance macroéconomique ne dit donc rien de la situation socio-économique de la population. Les Égyptiens eux-mêmes le disent : les prix ont flambé de manière extrême, en particulier après la dévaluation de 2016, et cela ne cesse de continuer. Les conditions économiques sont donc très difficiles.
Dans le même temps, le pouvoir de Sissi applique avec zèle les réformes néolibérales du FMI et en particulier celles qui visent à continuer à éroder ce qui reste de l’État-providence. Une partie des produits de première nécessité était largement subventionné par l’État depuis l’époque de Nasser ; cela pèse lourd sur le budget de l’État mais permet en même temps à toute une partie de la population de survivre. Or, Sissi reste convaincu qu’il faut diminuer les aides sur les produits de première nécessité, quitte à utiliser une soupape de sécurité en cas de situation critique : ponctuellement, l’armée arrive triomphante en distribuant des cartons de produits de première nécessité aux populations des quartiers les plus en difficulté. Là encore, le filet de sécurité de cet État-providence moribond qui subsistait a minima est progressivement démantelé. Certains qualifient le régime de « nasser-sadatisme » (1) : c’est le caractère militaire du régime nassérien allié au néo-libéralisme de Sadate. La situation est donc bien plus dramatique que les indicateurs macro ne le laissent entendre.
Le régime a d’emblée interdit à tous les médias d’aborder le sujet. Les rédacteurs en chef ont reçu ordre de ne pas parler de ce qui se passait, en particulier au Soudan. Ce soulèvement a toutefois mis du baume au cœur aux activistes qui suivent via les réseaux sociaux ce qui se passe à Khartoum. On voit bien, encore, la paranoïa d’un régime qui interdit que l’on parle de ce qui se passe au Soudan : il ne faut pas montrer qu’un dictateur peut être renversé par la rue. Pourtant, le régime de Sissi n’avait pas d’affinités particulières pour le gouvernement de Béchir : rappelons qu’une grande partie des Frères musulmans ayant quitté l’Égypte en 2013 sont passés par le Soudan pour s’exfiltrer vers la Turquie et le Qatar. L’enjeu majeur pour Sissi n’était pas de défendre un allié, mais de cacher à la population les images d’un régime militaire en difficulté.
Il est évident que l’une des ressources principales de ce régime est le soutien qu’il reçoit de l’étranger. Dans un premier temps, après le coup d’État de 2013, il y a eu une sorte de malaise dans la communauté internationale, car le président Mohamed Morsi, bien qu’issu des Frères musulmans, avait été élu par le peuple et renversé par l’armée. Ce malaise était partagé par le grand allié américain et par Barack Obama lui-même. S’il n’avait pas qualifié le coup d’État comme tel, il avait cependant choisi de suspendre les aides américaines pendant un moment. Le régime a donc connu certaines difficultés à se légitimer à l’international à ses premières heures.
Le gouvernement français sous Hollande s’est d’abord montré beaucoup plus enthousiaste envers Sissi que les Américains. Mais les états d’âme sont vite passés. Dès 2014, terrorisés par la prise de Mossoul par Daech en juin 2014, les gouvernements occidentaux n’ont plus hésité à souscrire à la rhétorique de lutte contre le terrorisme de Sissi. Ce dernier bénéficie en outre de deux soutiens de poids dans la région, politiques mais aussi financiers, et qui sont les deux têtes de pont de la contre-révolution arabe : les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite, qui, les premières années, ont porté à bout de bras sur le plan économique le régime de Sissi. Ces deux pays, par ailleurs, entretiennent de très bonnes relations avec les Occidentaux : l’Arabie saoudite avec les États-Unis et la France, qui a aussi une base navale aux Émirats. L’homme fort des Émirats, Mohammed ben Zayed, entretient d’étroites relations avec des dirigeants français tels que Jean-Yves Le Drian. Ce réseau d’alliances a contribué à normaliser les relations des Occidentaux avec le régime de Sissi.
En 2016, Donald Trump arrive au pouvoir et cela change la donne. Même si à partir de 2014, Obama avait normalisé ses relations avec Sissi après un premier moment de flou, le régime égyptien restait un allié un peu gênant pour Obama. Or, Trump est très lié à l’Arabie saoudite et aux Émirats ; plus que cela, il ne croit pas que l’Amérique doive être porteuse d’un discours pro-démocratie, et aime avoir des hommes forts comme interlocuteurs au pouvoir. Sissi est donc un allié de choix pour le président américain.
Ces soutiens-là comptent énormément pour l’Égypte qui en a réellement besoin. Sissi a aussi diversifié ses partenaires : il entretient par exemple de très bonnes relations avec Vladimir Poutine. En effet, après le coup d’État, Sissi n’a pas hésite à regarder du côté de la Russie et de la Chine pour faire pression sur les Occidentaux qui faisaient mine de le bouder.
L’Égypte a donc des alliances solides, autant à l’échelle de la région qu’à l’international – et pas seulement avec les Occidentaux. Tout cela compte énormément pour un régime en quête de légitimité mais aussi de soutien financier. Et si le régime tient, c’est aussi parce que l’édifice est soutenu de l’extérieur.
Note :
(1) Karem Yehia, « Le « nasser-sadatisme », un phénomène politique et culturel dans l’Égypte de Sissi », publié le 25 janvier 2016 sur Orient XXI.
Stéphane Lacroix
Stéphane Lacroix est associate professor à Sciences Po, et chercheur au Centre de Recherches Internationales (CERI) de Sciences Po. Il est l’auteur, notamment, de "Les islamistes saoudiens : une insurrection manquée" (Presses Universitaires de France, 2010) ; "L’Egypte en révolutions" (avec Bernard Rougier, Presses Universitaires de France, 2015) et "Revisiting the Arab Uprisings" (avec Jean-Pierre Filiu, Hurst/Oxford University Press, 2018).
Claire Pilidjian
Claire Pilidjian est diplômée de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm en sciences sociales, de l’Ecole des affaires internationales de Sciences Po en « Human Rights and Humanitarian Action » et de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Dans son mémoire de recherche, elle s’est intéressée aux enjeux politiques d’une controverse survenue en Jordanie après la diffusion de la première production de Netflix en langue arabe.
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