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Entretien avec Suzy Hakimian, Conservatrice du Musée des Minéraux de Beyrouth : « Le danger est perpétuel d’effacer une mémoire à chaque fois qu’il y a destruction »

Par Margot Lefèvre, Suzy Hakimian
Publié le 20/08/2020 • modifié le 20/08/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Suzy Hakimian

Pouvez-vous revenir sur votre parcours extrêmement riche et passionnant ?

Au départ, je voulais être architecte de restauration. J’ai débuté par une licence en archéologie mais il fallait faire le contraire : débuter par être architecte et ensuite se lancer dans la restauration des monuments et des sites. Il y a eu la guerre, je n’allais donc pas recommencer le parcours. Je me suis investie totalement dans ce monde muséal, c’est un monde que j’adore, que je trouve complètement créatif. Il donne une vision complètement différente, nous nous éloignons du terrain mais vous avez une vision plus globale de l’objet archéologique. Tout objet muséal entre dans de nouvelles perspectives : d’information, de communication, de présentation, d’esthétique, de symbolique qui, au départ, n’existent pas.

Depuis 1975, je faisais partie du Service des Antiquités. J’ai été en charge du service du Musée National à partir de 1991-1992, je l’ai quitté en 2010. Je suis maintenant Conservatrice du Musée des Minéraux, le Musée mim. Il s’agit de la collection privée de Salim Eddé, qui a dans l’âme la capacité de passer dans le monde des musées. Son bonheur est de montrer sa collection. Il s’agit de la deuxième collection privée la plus importante au monde. Reprendre ce musée a été un défi énorme, je ne suis pas minéralogiste, je ne suis pas chimiste. Salim Eddé voulait mon expertise : il fallait donc réussir à faire un musée, de ce monde qui est difficile à appréhender car le Liban n’est pas un pays minéral, il n’y a pas de mines donc peu de gens connaissent ce milieu.

Il a été nécessaire de réaliser tout un travail de soclage, de montage, de présentation et surtout d’éclairage. J’ai beaucoup lu. Je dirais que c’est comme si le musée était une personne, je devais nécessairement apprendre à connaître la minéralogie. J’avais besoin de faire vivre ensemble et de créer une harmonie entre les pièces.

Pouvez-vous revenir sur vos réalisations/actions au sein du Musée National de Beyrouth lorsque vous y étiez conservatrice ?

J’ai été conservatrice à partir de 1991-1992. Durant la guerre civile, le Musée National était au mauvais endroit, se trouvant sur la ligne de démarcation. C’est ainsi qu’il est devenu le témoin de la guerre mais aussi sa victime. Il a été utilisé par les différentes forces se trouvant de part et d’autre de cette ligne, étant comme un point stratégique puisqu’il marquait le passage entre Beyrouth-Ouest et Beyrouth-Est. Le Musée National était devenu une sorte de baraque où les miliciens vivaient, mangeaient, etc. Les dommages ont été énormes. Au départ, les portes et les fenêtres du musée ont été fermées, puis les pièces ont été couvertes de sac de sable, de parpaings…

Maurice Chéhab est à l’origine de ce comportement national, il est devenu un héros, ce qui n’est pas facile : il est resté au Musée, c’était sa maison qu’il fallait préserver, le patrimoine national. Il a tout fait pour que le Musée National survive, et a notamment mis en place des plans d’urgence, qui n’existaient pas à l’époque. Le travail de Maurice Chéhab a été un travail personnel, accompagné des quelques personnes qui l’entouraient. Pour protéger les œuvres, Maurice Chéhab a coulé des chapes de béton autour des objets : le meilleur ami de l’archéologie est devenu le béton. Si le Musée avait été localisé ailleurs, on aurait pu imaginer un déplacement de la collection mais vous ne pouviez pas le faire sur la ligne de démarcation. Il fallait donc tout garder sur place et le protéger, c’est ce qu’il a fait.

La petite collection a été cachée dans les réserves et emmurée, certains objets sont partis à la Banque Centrale, c’était peut-être aussi un moyen de faire de la désinformation, faire circuler une rumeur pour éviter de potentiels pillages.

En 1992, la guerre avait aussi ravagé les bureaux, qu’il a fallu remettre en forme pour reprendre le travail. Dans un premier temps, les portes et les fenêtres du Musée National ont été refermées pour entrer dans un deuxième temps dans la sauvegarde des collections. Le dépôt a été ouvert à ce moment-là, mais le Musée National se trouvant sur une nappe phréatique, l’eau avait inondé les sous-sols, et puisque l’on ne pouvait pas y accéder, personne ne l’avait pompée durant des années. Comme il est dangereux pour les œuvres de passer d’un climat humide à un climat sec directement, nous avons donc dû le faire en plusieurs étapes, pour les sortir de l’eau, les dessaler et les remettre en état. On a aussi créé une base de données pour faire l’inventaire de la collection. En 1997, le rez-de-chaussée a été ouvert et au bout de deux ans, nous avons continué à restaurer le premier étage et le doter de vitrines, en préparant la muséographie et en 2000, nous avons ouvert le premier étage.

Durant la guerre, le Musée National s’est endormi. Au sortir de la guerre, nous avons dû faire rentrer ce musée dans la cour des grands musées et des musées modernes. Il a fallu le doter de nouveaux équipements. Le bâtiment est resté authentique dans son architecture d’origine, rien n’a été changé, mais la présentation et la muséologie interne ont été modifiées, ainsi que la communication. Cela a demandé beaucoup de moyens financiers. La Fondation du Patrimoine a été mise en place pour aider le Musée National.

De 2000 à 2010, nous avons créé des musées sur des sites : l’un à Byblos et l’autre à Balbek. En parallèle, il fallait continuer la rénovation, mais les fonds étaient difficiles à lever. Parfois cependant, une conjoncture pour le mécénat facilite les dons. Nous avons également prêté des objets à de grandes expositions, jusqu’au Metropolitan Museum of Art (MET) de New York.

Lorsque je suis partie en 2010, il y avait encore le sous-sol à faire. Le Musée National a pris sa forme définitive avec la nouvelle conservatrice, Anne-Marie Afeiche.

Quelles sont les conséquences de l’explosion pour le Musée National ?

C’était une terreur d’imaginer que le Musée National pouvait à nouveau être démoli. C’est un deuxième miracle, la collection n’a pas été touchée. Dans cette explosion, toutes les portes et les fenêtres ont été arrachées, les structures et les faux plafonds sont tombés. L’explosion a provoqué un souffle indescriptible. Cependant, par rapport à d’autres bâtiments, les dégâts sont moins importants. La collection a été préservée.

Et plus généralement pour les musées et lieux culturels de Beyrouth ?

En temps de guerre qui s’étale sur des années, les destructions sont graduelles. Ici, la destruction s’est faite en quelque secondes et elle a ravagé les structures et les bâtiments : nous n’avons pas suffisamment les matériaux nécessaires au Liban pour les reconstruire et pour certains éléments, nous savons besoin de matériel très spécifique, les vitres par exemple doivent être trempées avec un millimétrage plus élevé.

Le nombre de musées touchés n’est peut-être pas énorme en soit mais d’autres centres culturels ont été sévèrement touchés. Les bibliothèques ont subi des dommages impressionnants : la Bibliothèque Nationale, la bibliothèque de l’AUB et celle de l’USJ. Les dégâts sont incroyables dans les maisons dont un grand nombre appartient au patrimoine architectural traditionnel : la destruction est totale.

Nous avons monté une cellule de crise pour aider les institutions culturelles en commençant par la sécurisation des musées. L’automne arrive, il faut donc protéger les musées contre les intempéries. Il faudra ensuite refaire les structures internes, puis préserver les collections.

Nous allons recenser les dégâts pour pouvoir mettre en place les aides. Les architectes le répètent : nous avons besoins de tout. Le pays est dans un marasme économique énorme, les gens n’ont plus les moyens de faire le nécessaire. Toute la planète, heureusement, s’est mobilisée pour nous et nous la remercions. Un appel à la solidarité a été lancé symboliquement une semaine après par de grandes institutions dont le Louvre, le British Museum, l’Institut du monde arabe… Il faut être réaliste et savoir comment utiliser les aides pour passer du premier stade émotionnel à un stade fonctionnel.

Au Musée mim, la porte d’entrée a volé en éclats. Le souffle est descendu en sous-sol et a arraché un rideau de fer. Nous venions de fermer le musée, c’est ce qui nous a sauvé : le blindage des portes a permis de protéger la collection.

Le Musée Sursock est le plus touché par cette explosion. Il a donc des dommages énormes dans la structure : les plafonds sont éventrés, tous les vitraux ont sauté, les boiseries, les plafonds, les portes y compris blindées. La collection a été touchée, mais le nécessaire va être fait. C’est la direction du Musée Sursock qui décidera de la restauration des tableaux et des œuvres d’arts.

Il faut comprendre qu’un musée dont le bâtiment est détruit, c’est un musée qui n’a plus de corps. Il faut donc aller très vite dans la reconstruction de l’édifice pour qu’il puisse reprendre sa mission. Le Musée Sursock est installé dans un monument classé. Il s’agit du leg d’un homme qui a dédié cette superbe bâtisse pour en faire un musée. Elle a été rénovée il y a à peine quelques années.

Le musée de Préhistoire libanaise à l’USJ a aussi eu de nombreux dégâts. Les collections sont intactes mais il faut reconstruire. Au-dessus de ce musée se trouve la bibliothèque Orientale, l’une des plus grandes bibliothèques du Moyen-Orient. D’autre part, le souffle a fait exploser les vitres du Musée des merveilles de la Mer qui se trouvent à 15km de Beyrouth, un petit musée exposant des poissons dans les aquariums, mais ces derniers n’ont heureusement pas craqué. Les dégâts sont dans les portes, les fenêtres, les sols…

Le danger est perpétuel d’effacer une mémoire à chaque fois qu’il y a destruction. La mémoire est préservée car le contenu de notre patrimoine est là, dans les musées. Cependant, les maisons traditionnelles, qui font elles-aussi partie du patrimoine libanais, sont à reconstruire. Des quartiers traditionnels culturels sont détruits comme Mar Mikhael ou Gemmayzé où se trouvaient des maisons datant des années 1930, 1940, 1950 mais également un artisanat local. Il s’agissait de lieux culturels, de quartiers de vie : vivre, aller et venir, bouger, créer… C’est cette image qu’il faut retrouver.

Publié le 20/08/2020


Après avoir obtenu une double-licence en histoire et en science politique, Margot Lefèvre a effectué un Master 1 en géopolitique et en relations internationales à l’ICP. Dans le cadre de ses travaux de recherche, elle s’intéresse à la région du Moyen-Orient et plus particulièrement au Golfe à travers un premier mémoire sur le conflit yéménite, puis un second sur l’espace maritime du Golfe et ses enjeux. Elle s’est également rendue à Beyrouth afin d’effectuer un semestre à l’Université Saint-Joseph au sein du Master d’histoire et de relations internationales.


Après des études en archéologie à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Suzy Hakimian devient conservatrice du Musée National de Beyrouth et œuvre jusqu’en 2010 à sa reconstruction. Elle devient cette année-là conservatrice du Musée des Minéraux de Beyrouth, une fonction qu’elle exerce encore aujourd’hui.


 


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