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Entretien avec Sylvaine Bulle : « Les Israéliens n’ont jamais eu aussi peu confiance en les Palestiniens, et en même temps, une majorité d’entre eux veut la démission de Benyamin Netanyahou »

Par Ines Gil, Sylvaine Bulle
Publié le 07/03/2025 • modifié le 07/03/2025 • Durée de lecture : 8 minutes

Crédits photos : Ines Gil, Tel-Aviv, septembre 2024

Si les familles d’otages ont critiqué Benyamin Netanyahou affirmant que l’accord aurait pu entrer en vigueur des mois plus tôt, d’autres, du côté de l’extrême droite, critiquent le laxisme du Premier ministre. Comment l’accord est-il perçu dans le pays ?

Si on fait un bilan du cessez-le -feu, on doit d’abord parler de l’état de la société israélienne. Les Israéliens ne parviennent pas à se remettre du 7 octobre. Cela étant dit, la première phase de l’accord (qui se découpe en trois phases) vient de s’achever et va être prolongée. Elle a été marquée par plusieurs éléments :
L’affaire des Bibas, cette famille dont le père, otage, a été libéré vivant, mais l’épouse (Shiri) et les deux enfants (Ariel et Kfir) ont été tués à Gaza. Cette histoire, traumatisante pour les Israéliens, est un tournant. L’armée israélienne a affirmé que les Bibas avaient été étranglés à main nue par le Hamas (Le Hamas affirme lui qu’ils ont été tués dans un bombardement de Tsahal). Cette thèse israélienne est très alimentée par les médias locaux, elle nourrit une culture des émotions politiques négatives et renforce l’idée selon laquelle les Israéliens ne peuvent pas faire confiance aux Palestiniens.
Paradoxalement, cette affaire renforce aussi les critiques contre le Premier ministre Benyamin Netanyahou. Car au même moment, Eli Sharabi est revenu sur ses conditions de détention, c’est assez nouveau car jusqu’à présent, les otages évoquaient peu leur détention à Gaza. Il a affirmé, sur la même ligne que la droite israélienne, qu’il ne fallait pas céder au chantage du Hamas, qu’il fallait demander la libération immédiate des otages. En même temps, il s’est montré critique de Benyamin Netanyahou, affirmant qu’il a été victime de sa politique. Il a appelé à ne pas répondre à l’appel de Benyamin Netanyahou de se rassembler dans un semblant d’union nationale derrière lui.

Les Israéliens, dans leur majorité, considèrent que les Bibas auraient pu être relâchés en novembre 2023. Ils en veulent à Benyamin Netanyahou d’avoir rompu la trêve à cette époque, lorsqu’il a lancé la reprise des combats. La propagande de Benyamin Netanyahou, qui appelait à l’unité nationale, n’a donc plus lieu d’être pour une majorité d’Israéliens. Ils ne sont plus dupes sur son agenda politique et le fait qu’il a priorisé le combat sur la question des otages.

Par ailleurs, durant cette première phase, il est apparu clairement aux Israéliens, avec les rituels de libération des otages, que le Hamas n’est pas éradiqué. Le groupe palestinien, pavanant, est apparu comme encore fortement armé et organisé. Certains Israéliens. pointent du doigt l’incapacité de Netanyahou à réaliser ses promesses sur « l’éradication » du Hamas tout en critiquant les concessions du Premier ministre, notamment sur la disproportion entre la libération des otages et des prisonniers palestiniens qui ont pour certains commis des crimes de sang. L’extrême droite de son côté affirme que certains prisonniers palestiniens libérés sont repassés aux armes, vers le Hamas, remettant en question les bienfaits d’un tel échange.

Face à un Benyamin Netanyahou critiqué de toute part, l’opposition semble-t-elle se renforcer, et offre-t-elle une alternative politique ?

Les Israéliens ont du mal à structurer une culture d’opposition. Les figures parviennent difficilement à se démarquer durant les grandes manifestations d’opposition comme, récemment, les protestations contre la réforme de la justice, ou durant les grands élans de solidarité après le 7 octobre. Jamais ces mouvements ne se sont transformés en force d’opposition réelle.

En revanche, ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que l’opposition a une occasion de se démarquer. Pour tous, en Israël, il est évident que la fin de la guerre sonnera la fin politique de Benyamin Netanyahou. Et cela pourrait arriver dans environ six mois, au terme de l’accord sur le cessez-le-feu.

Quelle tendance se dégage actuellement en Israël ?

Les sondages le montrent, les Israéliens veulent, dans leur majorité, le départ de Benyamin Netanyahou après 6 mois (aussi appelés les 170 jours par Donald Trump), au terme de l’accord de trêve. L’opposition se prépare donc aux élections. Parmi les potentiels leaders, Yair Golan, l’ancien numéro deux de Tsahal, se démarque. Il connaît bien l’armée, Gaza et la Cisjordanie. Il prône la « séparation ». C’est un terme suffisamment flou (qui peut aller dans le sens de la solution à deux Etats, mais aussi vers une fausse normalisation avec la poursuite du statu quo). Au fond, Yair Golan est favorable à la solution à deux Etats, mais l’affirmer aujourd’hui serait un suicide politique, surtout après le 7 octobre.

La grande majorité des Israéliens ne veulent plus de Benyamin Netanyahou, mais ils ne veulent pas vraiment de solution politique avec les Palestiniens. Ils souhaitent uniquement une trêve, le temps de faire revenir les otages, morts ou vivants, et éventuellement que soient discutés les scénarios en terme de sécurité.

Actuellement, la première phase de l’accord a été prolongée. D’abord, en raison du mois sacré du Ramadan qui vient de commencer et de la fête juive de Pessah. Ensuite, parce que la Cour Suprême a donné un délai de 40 jours pour que le budget d’Israël (et notamment des dépenses militaires) soit voté. Au-delà de cette période, si le budget n’est pas voté, la coalition gouvernementale est menacée.

Même si les familles d’otages plaident pour la mise en place de la seconde phase de l’accord, celle-ci sera très compliquée à appliquer. La coalition et les négociateurs israéliens ne veulent pas d’un retrait total des troupes de philadelphie (qui permet de contrôler la frontière de Gaza avec l’Egypte).
Une prolongation de la première phase est donc préférable pour empêcher un retour des combats.

L’extrême droite a critiqué l’accord, car il mettrait selon elle Israël en position de faiblesse

L’extrême droite et les sionistes religieux emploient de plus en plus une position radicale, pour empêcher le gouvernement de passer à la seconde phase de l’accord. Ils renforcent ainsi la radicalité de leurs électeurs. Or, Benyamin Netanyahou a besoin des ministres des partis les plus à droite pour maintenir sa coalition, et les quatre ministres ont besoin de lui pour influencer la politique gouvernementale.

En ce moment, des militants messianiques attendent à Sderot, dans l’espoir d’entrer à Gaza et de s’y installer. Le discours messianique prend de plus en plus de place à travers Donald Trump, à travers l’ambassadeur américain en Israël, Mike Huckabee, mais aussi à travers Benyamin Netanyahou, qui n’a jamais été messianique, mais qui relaie le discours de son allié américain. En Israël, les messianiques peuvent compter sur l’appui direct des figures d’extrême droite, Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich, mais aussi de certains grands rabbins. Néanmoins, un retour à Gaza ne semble pas réaliste. Pour une majorité d’Israéliens, l’idée d’une réoccupation et d’une recolonisation de Gaza n’est pas populaire, notamment parce qu’elle serait très coûteuse financièrement, mais aussi parce qu’ils sont déjà passés par là avant le retrait unilatéral de 2005.

En revanche, en Cisjordanie, le messianisme progresse parmi les colons, qui bénéficient d’une protection de l’armée et d’une impunité quasi totale. En parallèle, avec l’opération militaire israélienne Mur de Fer, lancée en Cisjordanie au lendemain de l’accord de trêve à Gaza, l’armée israélienne est en train de détruire certains camps de réfugiés du nord, notamment à Jénine et Tulkarem. Du point de vue israélien, l’annexion juridique de la Cisjordanie est réalisable.

Dans l’opposition, certains s’opposent à la colonisation de la Cisjordanie, mais ce point de vue est largement inaudible aujourd’hui. L’affaire Bibas, le 7 octobre et le risque d’effondrement d’Israël ont pris beaucoup de place dans le débat public. La question sécuritaire a toujours été fondamentale pour les Israéliens. L’armée est l’institution stable et solide à laquelle se raccroche Israël. Or, le 7 octobre, ce pilier a montré qu’il avait des failles. C’est un tabou, et cela a ranimé la peur de la destruction d’Israël. Aujourd’hui, ce qui rassure les Israéliens, c’est la sécurité. En revanche, la démocratie et la régénération des forces ne sont pas des questions qui rassurent la population.

Après le 7 octobre, il y a eu une confiance illimitée dans l’armée, un déni de la faiblesse de l’armée. Les partisans de la droite ont affirmé que la priorité est la sécurité, pas les otages. Ils ont d’ailleurs largement critiqué les otages car ceux-ci vivaient dans le sud, étaient pour beaucoup de gauche, et ils avaient collaboré avec des Palestiniens. En sommes, ils étaient vus comme des traîtres.

Sait-on où en est l’enquête indépendante sur le 7 octobre ? Cela semble être la plus grosse « épine dans le pied » pour Benyamin Netanyahou à l’heure actuelle

L’enquête indépendante progresse. Elle montre les failles qui ont traversé l’armée, les responsabilités hiérarchiques, la place prise par les religieux, qui sont de plus en plus nombreux dans l’armée.

Cette enquête indépendante est soutenue par l’opposition, les familles d’otages, le cercle de soutien des otages, et certaines ONG israéliennes. C’est une épreuve pour l’État car l’institution la plus importante, la plus crédible en Israël, l’armée, a montré qu’elle n’était pas en mesure d’assurer l’ordre social et qu’elle était traversée par des failles internes importantes.

En Israël, l’armée est le socle de la nation et des institutions. Tous (mis à part les Palestiniens d’Israël), font l’armée. Officiellement, elle n’affiche pas de discriminations internes intra juives, elle est censée être l’armée du peuple. La faiblesse de l’armée le 7 octobre est presque aussi importante que le massacre en lui-même. Elle va donc devoir se remettre en question. C’est déjà un peu le cas avec la démission du chef d’état major, Herzi Halevi, qui a quitté ses fonctions en janvier dernier, après avoir reconnu « l’échec » stratégique du 7 octobre.

Benyamin Netanyahou a réaffirmé qu’ils n’autoriserait pas d’enquête d’Etat. Mais si l’opposition parvient à gagner dans des futures élections, elle pourrait voter la mise en place d’une enquête indépendante.

Vous avez mentionné la présence des religieux dans l’armée. Sont-ils susceptibles de changer la nature de cette institution ?

Il y a de plus en plus de religieux dans l’armée, mais ils ne sont pas tous issus du même milieu.
 Après le 7 octobre, certains orthodoxes se sont portés volontaires pour offrir un soutien, mais ils n’ont pas le droit de servir au front. Ils ont réalisé des tâches sanitaires, de soin, de nourriture, de l’administratif.
 Pour ce qui est des religieux sionistes, qui sont des nationalistes qui prônent une pratique religieuse dans l’armée, ils sont de plus en plus nombreux. Ils commencent à avoir des responsabilités, ils combattent, notamment dans les troupes d’élites.
 Les sionistes religieux de leur côté, qui se battent pour un « grand Israël », qui sont généralement suprémacistes, sont aussi en nombre croissant, même s’ils restent marginaux.

La présence grandissante de religieux a naturellement ranimé le débat sur l’exemption de la conscription pour les ultra-orthodoxes. Benyamin Netanyahou, qui doit compter sur les partis orthodoxes, ses alliés, soutient cette loi d’exemption.
Mais parmi l’opposition, certains souhaiteraient, pour des raisons budgétaires, que les ultra-orthodoxes participent à la sécurité nationale. D’autres, dans l’opposition, s’opposent en revanche à leur entrée dans l’armée, mettant en avant le risque d’une influence grandissante de la religion dans cette institution censée être au-dessus de la religion.

Et Donald Trump dans tout cela ?

C’est le véritable dirigeant en Israël et son leitmotiv, c’est la paix par la force. Cela trouve un écho positif en Israël. La Cisjordanie est au cœur du projet messianique de Donald Trump et de l’ambassadeur américain en Israël, Mike Huckabee. Les responsables américains vont sans doute autoriser la venue d’Américains évangéliques dans le territoire palestinien.
Même l’opposition croit en Trump, perçu comme un dirigeant capable de faire avancer les choses en Israël. Il est vu comme un messie, celui qui va régler les problèmes par le commerce et des accords régionaux avec son grand projet pour Gaza. Ce qui ne résout en rien la question du devenir politique des Territoires palestiniens.

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Publié le 07/03/2025


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


Sylvaine Bulle est Professeure de sociologie, spécialiste de la conflictualité et d’Israël, chercheuse au Laboratoire d’anthropologie du politique (CNRS-EHESS).


 


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