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Docteur en relations internationales de l’Institut universitaire de hautes études internationales (IUHEI) de Genève, Thierry Kellner enseigne au Département de science politique de l’Université libre de Bruxelles. Il est également chercheur associé au Brussels Institute of Contemporary China Studies (BICCS/VUB).
Ces dernières années, la Chine a fait preuve de ses capacité d’obstruction ou en tout cas de sa volonté de peser dans deux des grands dossiers ouverts de la scène moyen-orientale : le nucléaire iranien sur lequel elle s’est illustrée par son soutien à Téhéran et bien sûr la guerre civile syrienne par son opposition systématique à toute forme d’ingérence de la part de la communauté internationale. En quête de ressources énergétiques, dépendante à cet égard de ses exportations venues des monarchies du Golfe qui sont elles-mêmes hostiles à l’Iran et au régime de Damas, la Chine parviendra-t-elle à se tenir éloignée de la puissante tendance à la bipolarisation qui est à l’œuvre dans la région ? Pour Les Clés du Moyen-Orient, Thierry Kellner, spécialiste de l’Iran et des relations extérieures chinoises, présente les enjeux de la politique étrangère de Pékin dans la région et revient sur une longue histoire d’échanges entre le Moyen-Orient actuel et la Chine.
Ce que nous considérons comme le Moyen-Orient n’est pas une zone inconnue de la Chine si l’on se place du point de vue de la longue durée historique. Les rapports commerciaux entretenus avec cette région, ou en tout cas avec certaines de ses sous-régions, sont anciens. Passant par la voie terrestre, ils ont impliqué l’établissement d’une relation particulière avec la Perse dont la sphère d’influence continentale reliait le monde chinois au Moyen-Orient actuel tandis qu’une voie maritime reliait directement la Chine au Golfe persique. A ces échanges commerciaux variables selon les époques s’adjoignent des échanges immatériels avec une importante circulation d’idées, de techniques, de motifs artistiques, de religions même et aussi une circulation plus rare d’individus, par exemple des commerçants, des religieux ou des savants venus de Chine en Perse à l’époque mongole. Avec la pénétration de l’Islam en Chine, des Han se convertissent. Ils forment aujourd’hui une « minorité nationale » chinoise, les Hui. Ces derniers sont historiquement connectés à la zone moyen-orientale par la religion, la culture islamique et la langue arabe. Des Hui ont bien entendu entrepris le pèlerinage vers La Mecque. D’autres se sont rendus en Égypte pour s’y former auprès de savants musulmans ou ont visité l’Empire ottoman. Certains contacts existaient d’ailleurs entre ce dernier et l’Empire chinois dès la période Ming (1368-1644) avant de s’intensifier sous la dynastie Qing (1644-1911) dans le contexte des conquêtes mandchoues au Turkestan oriental, cette région qui deviendra en 1884 la province du Xinjiang. Les deux États n’entretiennent pas de relations diplomatiques directes. La Porte joue pourtant un rôle en Kachgarie (bassin du Tarim au sud du Xinjiang actuel) dans la dernière moitié du XIXe siècle. Hormis pour le commerce, les relations de l’Empire des Qing (1644-1911) avec le Moyen-Orient étaient cependant dans l’ensemble plutôt distendues étant donné les distances géographiques mais aussi la présence des puissances impérialistes européennes.
Après la chute des Qing, des contacts commerciaux mais aussi diplomatiques directs se nouent dans les années 1920 entre la Chine républicaine et certains grands pays du Moyen-Orient, notamment l’Iran de Reza Shah ou la Turquie de Mustapha Kemal. A cette époque, la République turque, avec son programme de modernisation, fait d’ailleurs figure de modèle pour les réformistes, les révolutionnaires et même les premiers communistes chinois. La situation évolue avec la proclamation de la République populaire en 1949. Les relations extérieures de la Chine sont désormais déterminées par le contexte de guerre froide. Au début des années 1950, le Parti communiste chinois (PCC) s’aligne sur l’Union soviétique, ce qui éloigne la Chine de l’Iran et de la Turquie, les deux Etats se trouvant dans le camp occidental. A partir de la conférence de Bandung (1955), Pékin, tout en appartenant au camp socialiste, mise aussi sur la solidarité « afro-asiatique ». Il établit des liens avec des pays du Moyen-Orient dits « progressistes » (Égypte, Syrie dès 1956, Irak en 1958) ou avec des pays qui ont acquis ou sont en train d’acquérir leur indépendance (Maroc en 1958, Algérie 1958, Tunisie 1964). Se considérant à l’avant-garde du mouvement révolutionnaire, il noue aussi des rapports avec une série de groupes radicaux comme l’OLP ou le Front Populaire de Libération du Golfe Arabe occupé (actif à Oman). A partir des années 1960, le schisme sino-soviétique complexifie cependant les choses. Le Moyen-Orient devient un des terrains où Pékin rivalise avec Moscou. C’est par exemple le cas au Sud Yémen (relations diplomatiques établies en 1968) ou dans la province omanaise du Dhofar. Le rapprochement de la Chine avec Washington au début de la décennie 70 ouvre ensuite la voie à l’établissement de relations diplomatiques avec des pays du Moyen-Orient proches des Occidentaux, comme le Koweït (1971), la Turquie (1971), l’Iran (1971), le Liban (1971), la Jordanie (1977) et Oman (1978). Pékin noue aussi des liens avec la Libye (1978). Avec Téhéran, la Révolution islamique créé des turbulences dans les rapports bilatéraux mais, très rapidement, ils se rétablissent dans le contexte de la guerre Iran-Irak, la Chine devenant un des principaux pourvoyeurs d’armes de l’Iran. Dans la décennie 80, Pékin noue enfin des liens avec les monarchies conservatrices du Golfe (Émirats arabes unis en 1984, Qatar en 1988 et Bahreïn en 1989), pour terminer avec l’Arabie saoudite en 1990 et finalement Israël en 1992. Il lui aura donc fallu plus de 40 ans pour établir des relations diplomatiques avec l’ensemble des pays de la région. Dans la période post-guerre froide, les relations commerciales avec les pays du Moyen-Orient, particulièrement ceux de la zone du Golfe, vont s’intensifier en raison de l’essor économique de la Chine mais aussi de ses besoins énergétiques croissants.
Il est certain que le commerce joue un rôle primordial dans l’intérêt de la Chine pour toute cette région. Mais ce sont les relations énergétiques qui sont au cœur des rapports entre Pékin et la sous région du golfe Persique. En effet, bien que la diversification de ses approvisionnements soit un des objectifs de la Chine, en 2011, selon les statistiques de BP, 34% de ses importations pétrolières totales étaient satisfaits par des hydrocarbures provenant de la zone du Moyen-Orient (essentiellement des producteurs du golfe Persique). Son premier fournisseur pétrolier étant l’Arabie saoudite. Le Qatar joue aussi un rôle croissant dans le domaine du gaz. Il était en 2011 le second fournisseur de gaz naturel liquéfié de la Chine derrière l’Australie. Outre ces échanges énergétiques, les relations commerciales avec les pays du Moyen-Orient en général se sont fortement développées dans la période post-11 septembre. La Chine est devenu un partenaire commercial clé pour l’ensemble des États de la zone, derrière cependant l’Union européenne et souvent les États-Unis. En 2011, Pékin occupait ainsi la première place dans le commerce extérieur total de l’Iran, la seconde en Libye, la troisième pour l’Algérie, le Liban, le Maroc, la Tunisie, la Turquie, Israël ou l’Égypte, la quatrième place pour l’Irak, la Jordanie, la Syrie ou les pays du Conseil de coopération du Golfe pris dans leur ensemble. Toute la région du Moyen-Orient est par ailleurs considérée par Pékin comme un marché pour ses produits et ses entreprises. Elles y sont particulièrement présentes dans les secteurs de la construction, des télécommunications, des transports, de la mise en place d’infrastructures routières, ferroviaires, portuaires ou aéroportuaires, de la construction de centrales électriques, de barrages…
Le poids financier de la Chine doit également être pris en compte. De nombreux pays de la région sont en proie à d’importantes difficultés financières et comptent en partie sur des investissements potentiels chinois. Pour les riches pays du Golfe, la Chine offre aussi des possibilités d’investissements non négligeables. Elle leur permet de diversifier leur portefeuille. On aurait enfin tort de négliger d’autres relations commerciales, moins stratégiques et moins visibles que l’énergie ou la finance, mais très intenses et que nouent des milliers de petits commerçants du Moyen-Orient avec leurs fournisseurs chinois. La production chinoise a en effet investi tous les bazars du Moyen-Orient avec ses biens de consommation à prix modiques, fabriqués en masse. Il faut également citer le cas de la ville chinoise de Yiwu qui accueille désormais chaque année des centaines de milliers de petits commerçants du Moyen-Orient. Cet immense marché sorti de terre en quelques années compte une population arabophone estimée à plusieurs milliers de personnes. Elle dispose de ses propres mosquées, écoles et institutions communautaires. Dans l’autre sens, les petits entrepreneurs et commerçants chinois n’hésitent plus non plus à s’installer dans les pays du Moyen-Orient pour y développer leurs affaires. C’est par exemple le cas à Dubaï.
La dimension politique de ces relations est également en développement. Outre le renforcement des rapports bilatéraux avec l’ensemble des États du Moyen-Orient dans la période post-11 septembre grâce à la multiplication des visites et rencontres réciproques de haut responsables, sur le plan multilatéral, on a assisté au lancement d’un Forum sur la coopération sino-arabe au cours de la visite effectuée par le Président chinois Hu Jintao au siège de la Ligue arabe au Caire en janvier 2004. La première Conférence ministérielle du Forum s’est tenue au siège de la Ligue arabe en septembre 2004. Depuis, ce forum qui se réunit tous les deux ans est devenu une plate-forme pour les échanges et la coopération entre la Chine et les pays arabes. Une dizaine de mécanismes de coopération ont déjà été mis en place (commerce et affaires, coopération en matière d’information, promotion du dialogue entre les deux civilisations, énergie). Un Forum économique et commercial sino-arabe a aussi été crée en 2010 dans la province du Ningxia qui abrite une importante communauté Hui. Par ailleurs, la Chine et les pays du Conseil de Coopération du Golfe ont aussi mis en place un dialogue stratégique.
Historiquement, la Chine a tenté de se placer à équidistance de tous les acteurs de la région. Ainsi, elle maintient de bonnes relations avec l’Iran alors même que les États du golfe Persique, en conflit larvé avec Téhéran, sont pour elle des partenaires stratégiques essentiels. De la même manière, elle a développé ses relations avec l’ensemble des pays arabes et entretenu les meilleurs rapports avec l’Iran tout en conservant ses liens avec Israël dont elle achète les technologies de pointe. Elle s’en est donc tenue à une stricte neutralité, jouissant d’une position confortable en tant qu’acteur montant des relations internationales sans s’impliquer dans le jeu régional.
Le conflit syrien et l’enlisement de la question nucléaire iranienne ont cependant modifié la donne. Sa position actuelle dans ces deux dossiers lui pose problème vis-à-vis de certains de ses partenaires, par exemple de l’Arabie saoudite qui soutient l’opposition syrienne et s’inquiète fortement du programme nucléaire de l’Iran. Riyad a d’ailleurs fait passer des messages clairs à Pékin sur cette dernière question. Les rapports entre la Chine et l’Iran se sont par ailleurs quelque peu détériorés au cours de la période récente vu les prises de positions chinoises sur le dossier du nucléaire. Un autre accroc diplomatique est survenu de manière plus anecdotique. Il a été provoqué par la diffusion à la télévision officielle chinoise d’un entretien avec le fils du dernier Shah d’Iran. Ce dernier ne s’est pas privé de critiquer vigoureusement la République islamique, ce qui a valu à Pékin des protestations officielles de Téhéran. Les rapports ne sont cependant pas remis en question. Téhéran a tout intérêt à continuer de cultiver ses relations avec Pékin même si elles sont de plus en plus asymétriques, la République islamique ayant davantage besoin de la Chine que le contraire.
Par ailleurs, sur la question syrienne, Pékin s’est placé en retrait, derrière la Russie qui reste en première ligne sur ce dossier. La Chine cherche ainsi à s’exposer le moins possible. Il ne faut pas perdre de vue qu’elle a de multiples raisons de ne pas s’aligner sur les positions occidentales. Pékin estime en effet avoir été floué par l’intervention de l’OTAN en Libye. Pour lui, les Occidentaux sont allés au-delà du mandat qui avait été accordé en favorisant un changement de régime dans ce pays. Ses importants intérêts économiques -75 entreprises chinoises dont 13 grandes entreprises étatiques travaillaient en Libye sur une cinquantaine de projets, essentiellement dans les télécommunications, la construction, les services pétroliers et les chemins de fer, pour environ 20 milliards de dollars - ont par ailleurs été gravement compromis par le conflit. 27 des 50 projets développés par des sociétés chinoises, dont ceux dans le secteur pétrolier de la CNPC ou les projets hydroélectriques de Sinohydro Corp. à Benghazi, ont été attaqués et pillés. Pékin a dû évacuer des dizaines de milliers de ses ressortissants. Dès le départ de la crise syrienne, il s’est donc montré réticent à coopérer avec les Occidentaux en raison de l’expérience libyenne et de la campagne de l’OTAN dans ce pays. Son soutien à Damas s’explique aussi par sa volonté de protéger le principe de non-ingérence et de souveraineté que Pékin interprète de manière absolue. La Chine s’est montrée par ailleurs sensible aux arguments développés par le régime de Damas selon lesquels son effondrement ouvrirait une période d’instabilité régionale accrue, des préoccupations auxquelles s’ajoute le risque perçu par la Chine d’une hégémonie américaine dans la région.
Sur le plan idéologique, la Chine reste un Etat autoritaire et la politique de soutien des puissances occidentales à la majeure partie des révoltes populaires survenues dans le monde arabe a de quoi l’inquiéter. Au moment où les printemps arabes se sont déclenchés, les autorités chinoises se sont d’ailleurs placées en état d’alerte et ont mis en œuvre des mesures restrictives sur les libertés publiques. Le contrôle de l’Internet a par exemple été renforcé. Le mot « jasmin » a été censuré sur les moteurs de recherche. Les manifestations ont été interdites et des activistes arrêtés. Au bout du compte cependant, l’évolution de la scène moyen-orientale a mis au jour les contradictions de sa politique. Ainsi, son soutien persistant au régime syrien se concilie mal avec sa volonté d’établir des relations de proximité avec l’Égypte, la Turquie ou les monarchies du golfe Persique. Ses choix au Conseil de Sécurité ont aussi permis au régime syrien de gagner du temps avec pour conséquences un pourrissement de la situation, une polarisation croissante et un accroissement de l’instabilité à l’échelle régionale, ce qui est tout de même très contreproductif pour les intérêts chinois, surtout si cette instabilité vient à gagner la région du golfe Persique.
La Chine a en effet favorisé à l’intérieur de ses frontières le statut des Hui qui sont des Han islamisés, essentiellement à partir de l’époque mongole, mais qui sont considérés comme une minorité ethnique par la République populaire de Chine. Ils sont mis en avant par Pékin comme une vitrine de l’Islam en Chine à destination de ses partenaires du Moyen-Orient et servent également d’intermédiaires dans la mesure où certains Hui ont suivi des études dans des pays du Moyen-Orient, parlent arabe et maîtrisent les codes sociaux en vigueur. Cela n’empêche pas la Chine de réprimer d’autres populations musulmanes comme les Ouïgours au Xinjiang. Le problème posé par les Ouïgours n’est cependant pas présenté comme lié à l’Islam qu’ils professent mais à leurs velléités séparatistes. Par ailleurs, les intérêts bien compris qu’ont la Chine et les pays qui peuvent prétendre à un certain leadership dans le monde musulman à entretenir de bonnes relations priment cependant sur toute autre considération, et la question ouïgoure reste sous le boisseau malgré quelques incidents diplomatiques par ailleurs vite résorbés par une diplomatie très active, comme ce fut le cas avec la Turquie en 2009 dans le sillage des émeutes d’Urumqi.
Allan Kaval
Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.
Thierry Kellner
Docteur en relations internationales de l’Institut universitaire de hautes études internationales (IUHEI) de Genève, Thierry Kellner enseigne au Département de science politique de l’Université libre de Bruxelles. Il est également chercheur associé au Brussels Institute of Contemporary China Studies (BICCS/VUB).
Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages, dont La Chine et la « Grande Asie centrale » dans la période post-11 septembre, dans La Chine sur la scène internationale. Vers une puissance responsable ? Peter Lang, 2012 ; Histoire de l’Iran contemporain, (avec Mohammad-Reza Djalili), Collection Repères, 2012 ; L’Iran et la Turquie face au « printemps arabe », vers une nouvelle rivalité stratégique au Moyen-Orient ? (avec Mohammad-Reza Djalili), Les livres du GRIP, 2012 ; 100 questions sur l’Iran (avec Mohammad-Reza Djalili), Editions La Boétie, 2013.
Voir : http://repi.ulb.ac.be/fr/membres_kellner-thierry.html
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