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Le 14 septembre 2019, des installations pétrolières saoudiennes ont été la cible d’attaques de drones, provoquant une envolée de 10% des cours du pétrole. Tous les regards se sont rapidement tournés vers l’Iran, accusé notamment par les Etats-Unis, d’être derrière l’offensive. Alors que les tensions montaient entre Washington et Téhéran, Pékin a appelé à la retenue. Ce n’est pas un hasard, car l’Iran est un partenaire de premier ordre pour la Chine, qui souhaite éviter une déstabilisation de la région du golfe Persique. Les relations entre la Chine et l’Iran, deux des plus anciennes civilisations d’Asie, remontent à l’Antiquité. A l’époque, les deux entités sont reliées par la route de la soie. Commerçants, ambassadeurs et voyageurs de toutes sortes font le pont entre les deux cultures. De nos jours, leurs rapports ont bien évolué. Les deux pays ont développé une coopération forte, surtout sur le plan économique et énergétique mais aussi dans de nombreux domaines, et même en matière de sécurité.
Entretien avec Thierry Kellner, Docteur de l’Institut universitaire de hautes études internationales (IUHEI) de Genève et chargé de cours au Département de Science politique de l’Université libre de Bruxelles (ULB). Membre des centres de recherches EASt, REPI, OMAM et CECID de l’ULB et chercheur associé au GRIP (Bruxelles).
La reconnaissance diplomatique de la République populaire de Chine (RPC) par l’Iran se fait en 1971. Leurs relations remontent donc à l’époque du Shah d’Iran (Mohammad Reza Pahlavi, 1941-1979). Très rapidement, une coopération dans le commerce, l’éducation, mais aussi sur le plan politique, se développe entre les deux pays.
Les dirigeants chinois considèrent l’Iran comme une puissance régionale naturelle dans le golfe Persique. Aussi Pékin cherche-t-il à nouer des liens avec Téhéran vu comme un partenaire utile pour contrer toute prétention « hégémonique » des superpuissances dans cette région clé du système international (surtout celle de l’URSS à cette période, puis les Etats-Unis ensuite). Les dirigeants chinois favorisent en effet une configuration multipolaire du système international.
Cet intérêt est si fortement ancré que la Révolution islamique iranienne (1979) ne remet pas en cause les relations bilatérales malgré les liens entretenus auparavant entre Pékin et le Shah. La coopération a rapidement repris. Les rapports entre les deux pays se sont maintenus malgré les turbulences dans le système international et se sont amplifiés au fil des décennies, jusqu’à aujourd’hui.
Ils se sont surtout renforcés dans le contexte du développement économique de Pékin. A partir des années 90, Téhéran devient un fournisseur pétrolier majeur de la Chine, une énergie essentielle pour alimenter la croissance chinoise. Vu de RPC, le pétrole iranien est « sûr » : en cas de crise avec Washington, Pékin fait le pari que Téhéran continuera à l’approvisionner, étant donné son orientation anti-américaine, ce qui n’est pas le cas des autres fournisseurs du Golfe.
A partir du début des années 2000, l’Iran est mis sur la sellette au niveau international en raison du dossier du nucléaire. Les partenaires économiques plus traditionnels (Japon, Corée du Sud, pays européens) se retirent, laissant le champ libre au déploiement économique chinois. Pékin va largement en bénéficier puisqu’il devient le premier partenaire commercial de Téhéran à cette période.
L’exportation de pétrole brut iranien vers la Chine est effectivement une dimension majeure de la relation bilatérale. La RPC est le premier marché d’exportation de son pétrole pour Téhéran. Mais Pékin est aussi le premier marché pour les produits non pétroliers iraniens, comme les minéraux ou les produits issus de la pétrochimie. De son côté, la Chine exporte de nombreux produits manufacturés vers l’Iran. Les sanctions lui ont largement ouvert les portes du marché iranien. En 2018, Pékin était ainsi le premier partenaire de Téhéran en terme d’importations (à égalité avec l’ensemble de l’Union européen). Cependant, ce partenariat ne doit pas être idéalisé, car les produits chinois ont une image contrastée en Iran, en raison de leur qualité, des prix parfois élevés pratiqués quand l’Iran était sous sanctions, ou encore, à cause des conséquences négatives de ces importations pour l’industrie locale iranienne.
Outre le commerce, les compagnies chinoises sont très actives en Iran dans de nombreux secteurs, notamment la construction d’infrastructures telles que les lignes ferroviaires. Pékin a octroyé d’importants prêts, remboursables notamment en échange de pétrole. Dans le contexte du renouvellement des sanctions par Washington, il se distingue comme un partenaire indispensable pour l’Iran, le seul susceptible de se rendre utile dans des secteurs très divers, et notamment sur le plan économique. Dans ses relations avec les Iraniens, la Chine gagne sur de nombreux tableaux. La relation est asymétrique et Téhéran n’a pas d’alternative dans ce contexte.
L’aspect économique est fondamental dans leurs relations bilatérales, mais les deux pays coopèrent effectivement aussi sur le plan militaire. Après la Révolution islamique, à partir de 1981, la Chine est devenue le second fournisseur d’armements pour l’Iran, derrière l’URSS puis la Fédération de Russie. Elle a su particulièrement répondre aux demandes de l’Iran en matière de capacités asymétriques, essentielles pour la stratégie militaire iranienne. La Chine a été, et reste, un important fournisseur en matière balistique - presque tous les missiles iraniens relèvent de modèles chinois ou de technologies de ce pays - mais aussi en matière de défense côtière. Jusqu’en 2017-2018, des compagnies chinoises et certains particuliers de nationalité chinoise ont fait l’objet de sanctions américaines en raison de leur coopération en matière balistique avec l’Iran.
La Chine a aussi fourni à Téhéran des technologies et un savoir-faire sur le plan nucléaire civil, mais les capacités nucléaires iraniennes qui inquiètent la communauté internationale doivent beaucoup à cette coopération avec Pékin, notamment par l’intermédiaire de ses compagnies. En 2019 encore, certaines entités et des particuliers de nationalité chinoise ont été sanctionnés par Washington pour leur collaboration avec l’Iran en matière de nucléaire.
L’antiterrorisme et la coopération en matière navale font partie des aires de coopération qui se sont développées plus récemment. Il semblerait aussi que Pékin et Téhéran coopèrent en matière de cyber-capacités, un domaine asymétrique essentiel vu d’Iran. L’étendue exacte de cette coopération n’est cependant pas connue avec certitude.
En matière de drones, les informations restent floues. Les drones iraniens prennent de l’importance et inquiètent les voisins de Téhéran. Certains d’entre eux semblent dérivés de modèles américains (notamment d’un RQ-170 Sentinel qui s’est écrasé en Iran en décembre 2011) mais il n’est pas impossible d’imaginer que l’Iran puisse bénéficier de formes de transfert de compétence ou de technologie de la part de la Chine, très avancée dans ce secteur. Il faut cependant rester prudent en l’absence d’informations plus précises.
Autre aspect moins commenté, les deux pays ont coopéré également en matière de sécurité publique. Les compagnies chinoises ZTE et Huawei sont très présentes en Iran. Elles ont notamment fourni des technologies de surveillance électronique au régime iranien, lui permettant de renforcer sa sécurité domestique dans le contexte du « mouvement vert » en 2009.
C’est principalement au cours de la décennie 2000 que la coopération économique s’est considérablement développée entre les deux pays. En 2014, presque 45% des échanges extérieurs iraniens se faisaient avec la Chine. Donc oui, les sanctions ont favorisé le commerce entre les deux pays. Les dirigeants chinois ont profité d’un pays où la concurrence était faible, à cause des sanctions, et l’Iran a trouvé dans la Chine une alternative pour soutenir son économie. Cela a permis à l’économie iranienne de respirer malgré les sanctions.
On distingue plusieurs étapes dans le rôle qu’a joué Pékin à ce niveau.
• Au départ, la Chine renâcle un peu à se joindre à la communauté internationale. A partir de 2006, elle vote néanmoins en faveur des diverses résolutions des Nations unies sanctionnant l’Iran, mais elle cherche constamment à ralentir les décisions et à limiter l’étendue de ces sanctions. Pékin a développé une stratégie subtile pour tirer profit du contexte - par exemple, en négociant avec les Etats-Unis pour que ses compagnies pétrolières qui font des affaires en Iran ne soient pas sanctionnées en contrepartie d’un ralentissement de leurs investissements - sans pour autant se fâcher avec Washington. Certes, cette politique de Pékin a sans doute irrité à un moment ou à un autres l’un et l’autre de ces deux partenaires mais sans provoquer de rupture. Il a su largement profiter de sa position ambiguë.
• A partir de 2013, la Chine devient plus active dans le processus de négociation sur le nucléaire iranien. Elle a joué un rôle de médiateur car elle entretenait des relations positives avec toutes les parties. Elle a su montrer aux Iraniens qu’ils obtiendraient des bénéfices politiques et économiques en s’asseyant à la table des négociations. Mais elle a aussi su faire pression sur Téhéran à certains moments, en réduisant par exemple ses achats de pétrole. Au final son action a été positive et a contribué à la signature de l’accord de 2015.
• En 2015, les dirigeants chinois sont très satisfaits de la signature de l’accord sur le nucléaire (JCPoA) puisqu’ils vont pouvoir capitaliser sur les relations développées au cours de la décennie écoulée. Très rapidement, les deux pays resserrent leurs liens. Dès janvier 2016, le président chinois Xi Jinping est en Iran. Il a fallu attendre 14 ans pour qu’un chef d’Etat chinois effectue un tel déplacement. Cela montre que malgré la coopération avec l’Iran, Pékin est resté prudent au cours de la période 2003-2015. Dans la foulée, les deux pays signent un accord de « partenariat stratégique complet », c’est-à-dire qu’il couvre tous les domaines des relations bilatérales (politique, économique, sécuritaire, culture, éducation, technologie etc.). Ce type de partenariat, le plus haut de la hiérarchie des partenariats établie par Pékin, démontre l’importance de l’Iran pour la RPC. Seuls 4 autres Etats de la zone du Moyen-Orient/Afrique du Nord (Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Égypte et Algérie) entretiennent des relations à ce niveau avec elle. Mais en parallèle, on assiste à un phénomène contradictoire : alors que des accords sont signés tout azimut avec la Chine, l’Iran cherche en même temps à diversifier ses partenariats en renouant par exemple avec les Européens afin d’étendre ses marges de manœuvre. Ces développements démontrent que les autorités iraniennes cherchent à rééquilibrer des relations avec Pékin sans doute jugées trop asymétriques. L’Iran ne veut pas être trop dépendant de la RPC.
• A partir de mai 2018 et du retrait américain de l’accord sur le nucléaire, l’Iran n’a guère d’autres choix que de se tourner à nouveau davantage vers la Chine, qui reste un des seuls partenaires susceptibles de l’assister avec des moyens considérables, notamment sur le plan économique et financier. Dans ce domaine, elle a beaucoup plus à offrir à l’Iran que la Russie, qui a plutôt développé un partenariat en matière militaire avec Téhéran. De nos jours, l’Iran est plus que jamais dépendant de ses relations avec Pékin. Elles lui sont très utiles même si elles sont limitées par le facteur américain - Pékin n’entend pas s’aliéner Washington - et qu’elles limitent en même temps sa capacité d’action, Téhéran devant tenir compte des intérêts chinois dans ses décisions pour ne pas s’aliéner Pékin.
Au fond, tout comme Moscou et les Occidentaux, Pékin ne souhaite pas voir un Iran doté de l’arme nucléaire. Et ce, même si il ne se sent pas directement visé par la menace nucléaire iranienne. La Chine est un grand consommateur de pétrole, 50% de ses importations viennent de la zone clé du golfe Persique. Si l’Iran se dote de l’arme nucléaire, la région risque une déstabilisation et le développement d’un phénomène de prolifération, sans compter les dégâts sur le régime international de non-prolifération nucléaire. Cela irait à l’encontre des intérêts de la Chine, qui a par ailleurs aussi développé des coopérations importantes en matière énergétique, économique et financière avec l’Arabie saoudite ou les Emirats arabes unis.
La Chine a des intérêts contradictoires. Elle veut conserver de bonnes relations avec Téhéran, mais sans s’aliéner Washington, malgré les relations difficiles avec le président Trump. La Chine est un partenaire de l’Iran, mais pas un allié. Si un conflit éclate entre l’Iran et les Etats-Unis, il est probable qu’elle ne prendra pas partie. En jouant les médiateurs, elle cherche à protéger ses relations avec l’Iran mais aussi ses intérêts économiques, énergétiques et anti-hégémoniques dans le golfe Persique. Dans le même temps, elle veut apparaître comme un acteur responsable, ce qui est conforme à ses ambitions internationales. Ce rôle de médiateur lui permet aussi de conserver des relations avec toutes les parties, y compris l’Arabie saoudite, pourtant adversaire de l’Iran actuellement. C’est une position qui comporte des risques, notamment celui de s’aliéner in fine une ou plusieurs parties, mais Pékin fait le pari qu’aucune d’entre elles ne souhaitent en arriver là, en raison de l’importance de leurs intérêts à entretenir des rapports avec lui.
Si Pékin se positionne plutôt en médiateur, il n’hésite cependant pas à exercer des pressions sur Téhéran pour le rappeler à l’ordre. Quand les tensions ont monté d’un cran dans le détroit d’Ormuz, Pékin a ainsi laissé entendre qu’il pourrait se joindre sous une forme ou une autre à la coalition internationale proposée par les Etats-Unis pour escorter militairement les pétroliers transitant par ce détroit. En faisant cela, il a envoyé un message à l’Iran : la Chine a des intérêts qu’elle défendra et dont Téhéran doit tenir compte, au risque de voir se restreindre son soutien.
Les deux pays sont donc des partenaires, mais pas des alliés. Ils agissent d’abord selon leurs intérêts. Certes, il existe d’importantes convergences, notamment sur l’unilatéralisme américain, la configuration multipolaire du système international, ou sur la Syrie ou dans une moindre mesure sur l’Afghanistan. Mais les intérêts ne sont pas identiques et parfois contradictoires (sur les relations avec l’Arabie saoudite ou Israël par exemple).
La Chine joue un jeu intelligent. Elle a toujours refusé les sanctions unilatérales, car ce sont des manifestations des tendances « hégémoniques » américaines de son point de vue. Elle contourne l’embargo américain de manière intelligente, tout en réduisant officiellement l’importation de pétrole iranien. Elle stocke ainsi du pétrole iranien sur son territoire. Officiellement, il ne s’agit pas d’importations. C’est une manière de brouiller les chiffres sur l’importation de pétrole, tout en soutenant l’Iran. C’est une politique subtile d’équilibre. La Chine ne veut pas provoquer Washington.
Ces dernières semaines, certaines informations ont été relayées concernant un renforcement inédit des relations entre Pékin et Téhéran. La première est d’ordre économique : la Chine aurait signé un accord d’investissements de plusieurs centaines de milliards de dollars avec les Iraniens dans les secteurs pétroliers et gaziers. Cette information a été montée en épingle dans les medias iraniens sans doute pour montrer que l’Iran a des alliés et n’est donc pas isolé. Mais la Chine n’a pas confirmé un tel investissement. Une autre information porte sur l’aspect militaire : des manœuvres navales conjointes entre la Chine, l’Iran et la Russie pourraient être prochainement organisées. C’est une manière aussi de faire de la dissuasion à l’égard de Washington. Si la Chine semble vouloir effectivement s’associer à de telles manœuvres (les deux pays l’ont fait auparavant), les experts militaires chinois laissent entendre que les forces chinoises envoyées seront non-combattantes. Une manière de ménager la chèvre et le chou, qui montre les intérêts contradictoires chinois et les limites qui pèsent sur le partenariat avec l’Iran. Pékin n’a envie de s’aliéner ni Téhéran ni Washington. Mais il ne se laissera pas entraîner trop loin par son partenaire iranien.
Thierry Kellner
Docteur en relations internationales de l’Institut universitaire de hautes études internationales (IUHEI) de Genève, Thierry Kellner enseigne au Département de science politique de l’Université libre de Bruxelles. Il est également chercheur associé au Brussels Institute of Contemporary China Studies (BICCS/VUB).
Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages, dont La Chine et la « Grande Asie centrale » dans la période post-11 septembre, dans La Chine sur la scène internationale. Vers une puissance responsable ? Peter Lang, 2012 ; Histoire de l’Iran contemporain, (avec Mohammad-Reza Djalili), Collection Repères, 2012 ; L’Iran et la Turquie face au « printemps arabe », vers une nouvelle rivalité stratégique au Moyen-Orient ? (avec Mohammad-Reza Djalili), Les livres du GRIP, 2012 ; 100 questions sur l’Iran (avec Mohammad-Reza Djalili), Editions La Boétie, 2013.
Voir : http://repi.ulb.ac.be/fr/membres_kellner-thierry.html
Ines Gil
Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban).
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.
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