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Entretien avec Thomas Pierret – Le point sur la situation dans la Ghouta

Par Mathilde Rouxel, Thomas Pierret
Publié le 08/03/2018 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Thomas Pierret

Pouvez-vous rappeler ce qu’il se passe actuellement dans la Ghouta, en Syrie ? Et pourquoi ces bombardements du régime dans cette ville en particulier ?

Il faut replacer cette offensive dans une séquence historique. La Ghouta orientale est l’un des principaux bastions rebelles depuis le début du conflit. Il y a d’abord eu des manifestations durant les toutes premières semaines du soulèvement. Par la suite, les rebelles ont pris le contrôle. C’est aussi l’un des bastions qui ont posé le plus de problèmes au régime en termes de résistance. Bien qu’elle soit assiégée depuis près de cinq ans, depuis mars 2013, bombardée quotidiennement (elle fut déjà, on s’en souvient, la cible d’attaques aux armes chimiques en 2013), la région continue d’opposer une résistance farouche aux troupes du régime.

Depuis 2016 et l’arrivée des Russes en soutien à Damas, le régime a stratégiquement décidé d’opérer par étape. Il a décidé de concentrer ses forces sur une région à la fois. Début 2016, il a ciblé ses attaques dans l’arrière-pays de Lattaquié, dans les montagnes. En 2016, il préparait l’offensive d’Alep, qui s’est soldée par l’encerclement puis la reprise d’Alep. Il a aussi lancé une série d’attaques sur d’autres banlieues de Damas pour en reprendre le contrôle. La logique de cessez-le-feu locaux établie par le régime n’a jamais eu pour objectif de préparer des négociations de paix, comme il est prétendu ; elle lui permet seulement d’optimiser la concentration de ses troupes localement. N’ayant pas les moyens d’être sur tous les fronts à la fois, cette stratégie permet au régime de reprendre peu à peu le contrôle de tous les bastions rebelles. En 2016 et en 2017, le régime et ses alliés étaient occupés à reprendre le désert central à l’État islamique, ainsi qu’une partie de la province de Deir ez-Zor. Cette dernière offensive a réalisé ses principaux objectifs à la fin de l’année dernière avec la reprise de la rive orientale de l’Euphrate.

À partir de ce moment-là, le régime se trouve face à deux priorités : la province d’Idlib et la Ghouta orientale. Les troupes du régime ont déjà repris le contrôle de la partie Est d’Idlib mais elles ne peuvent avancer davantage pour l’instant du fait du déploiement d’une force d’interposition turque sur la ligne de front. Pour la première fois depuis des années, par conséquent, le régime n’a pas d’autres priorités immédiates que la reprise de la Ghouta et y concentre donc tous ses efforts. C’est ce qui explique l’escalade des bombardements et des attaques au sol dont nous sommes témoins depuis déjà deux semaines.

Où est située cette région, qui y habite ?

La Ghouta orientale est historiquement la campagne de Damas. Il s’agit essentiellement d’une zone agricole parsemée de villages et de villes secondaires comme Douma, sa capitale. Cette zone s’est largement urbanisée ces dernières décennies, mais elle possède encore des terres agricoles. Le fait d’avoir ces ressources alimentaires est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles les rebelles ont pu ainsi tenir le siège pendant cinq ans.
Avant la guerre, la région comptait environ deux millions de personnes. Il s’agit d’une région vaste et fort peuplée. Avec la guerre, du fait des bombardements et du siège, sa population est tombée sous le demi-million.

Comment réagissent la Russie, les États-Unis, l’ONU ?

La Russie est partie prenante de cette offensive. Elle bombarde la Ghouta tout autant que le régime. Bien qu’elle soit une partie belligérante, toutefois, les pays occidentaux entretiennent le mythe d’une Russie susceptible de jouer un rôle de médiateur avec le régime. Les Occidentaux ne sont pas naïfs mais ce mythe est nécessaire à la justification d’une politique qui consiste à s’agiter pour la forme. Si l’on veut réellement faire quelque chose pour protéger les civils de la Ghouta, il faut modifier le rapport de force en brandissant une menace crédible, c’est-à-dire militaire, pour arrêter les bombardements loyalistes. Toutefois, c’est un terrain sur lequel les Occidentaux ne veulent pas s’engager. Ils restent donc dans le domaine du déclaratoire, tout en sachant que cela ne débouchera sur rien.
Avec les pressions diplomatiques, la Russie s’est vue contrainte d’annoncer une trêve de quelques heures, aussitôt violée. Moscou piétine elle-même les concessions qu’elle prétend accepter. Ces discussions diplomatiques sont un jeu de dupes – dont personne n’est dupe, mais dont les victimes, les civils de la Ghouta, sont bien réelles.

Comment réagissent les acteurs régionaux ?

L’Iran se fait relativement discret sur le plan diplomatique tout en étant présent d’un point de vue militaire : des milices chiites pro-iraniennes participent, aux côtés du régime, à l’offensive terrestre contre la Ghouta. La raison pour laquelle l’Iran n’est pas plus visible au niveau diplomatique est que cela serait contre-productif pour l’axe loyaliste, eu égard à l’hostilité des Etats-Unis envers Téhéran.

La Turquie, qui pour des raisons géographiques, n’a jamais été un partenaire majeur des rebelles de la région de Damas, se pose en médiateur. Plus étonnant, a priori, est le silence radio absolu observé chez les autres parrains de l’insurrection syrienne, Arabie saoudite, Qatar et Jordanie.
La Jordanie a cessé de soutenir les rebelles contre le régime dès l’intervention russe de 2015. Eu égard au caractère peu fiable de la protection américaine, elle se savait trop faible pour engager une confrontation potentiellement coûteuse.
Le Qatar, mis sous embargo par l’Arabie saoudite et les Émirats depuis l’an dernier, a des soucis plus urgents que la question syrienne, en sus du fait que la crise diplomatique avec ses voisins l’a amené à se rapprocher de l’Iran. Doha reste un soutien de l’opposition syrienne, mais elle fait profil bas.
Le silence de l’Arabie saoudite est moins évident à expliquer. Il y a quelques années, la défense des Syriens face aux exactions d’Assad était perçue comme une dimension importante de la légitimité des régimes du Golfe. C’était un des facteurs du soutien logistique apporté par l’Arabie saoudite aux rebelles et à l’opposition en général. Aujourd’hui, à l’inverse, Riyad paraît largement indifférente à la question syrienne. Son rôle se limite aujourd’hui à accueillir des conférences d’unification de l’opposition (Riyad 1 en décembre 2015, Riyad 2 en novembre 2017) répondant en grande partie à un agenda défini par la Russie, qui souhaite affaiblir la Coalition Nationale Syrienne en promouvant des « opposants » pragmatiques voire, pour certains, franchement pro-régime.
La première raison du désintérêt saoudien est l’implication de l’Arabie dans la guerre au Yémen depuis 2015. La seconde raison est que, depuis l’intervention russe et la décision américaine de ne pas s’y opposer, la Syrie apparaît comme une cause perdue pour Riyad, qui évite par conséquent de faire des promesses qu’elle serait bien incapable de tenir. Un troisième facteur est que dans le Golfe, le battage médiatique autour de la question syrienne entre 2011 et 2014 fut étroitement associé à une montée en puissance des réseaux de prêcheurs islamistes, qui ont à la fois encouragé et exploité une vague d’émotion populaire. Or, en Arabie, l’heure est à la répression de ces islamistes (cf l’arrestation de Salman al-‘Awda en septembre dernier), a fortiori, mais pas seulement, quand ils sont jugés trop proches du Qatar.

L’issue de l’offensive de la Ghouta pourrait-elle être semblable à celle qu’a connu Alep-Est ?

On a assisté à Alep à l’évacuation de tous les combattants rebelles et d’une minorité des civils. Le problème se pose peut-être différemment dans la Ghouta. Le nombre de personnes qui doit être évacué serait très élevé. Premièrement, on compte plus de civils qu’à Alep. Par ailleurs, Alep avait été prise en 2012 par des rebelles qui, pour l’essentiel, venaient de l’extérieur de la ville, dans laquelle il y avait eu relativement peu de mobilisations politiques et militaires jusque-là. À l’inverse, la Ghouta s’est mobilisée massivement dès les premières semaines du soulèvement de 2011 et a connu un climat insurrectionnel qui y a détruit le contrôle du régime avant même que les premiers rebelles ne prennent les armes. Cela signifie que la Ghouta abrite un nombre énorme de personnes activement impliquées dans l’opposition depuis des années, et donc inquiètes de disparaître dans les geôles du régime si celui-ci reprenait la région. Indépendamment des problèmes moraux qu’implique la supervision internationale d’un déplacement forcé de populations civiles, c’est-à-dire d’un crime de guerre, serait-il logistiquement envisageable d’évacuer et de réinstaller toutes les personnes concernées ?

La question des combattants est peut-être encore plus épineuse : le régime est-il prêt à voir entre 10.000 et 20.000 rebelles parmi les plus aguerris aller renforcer les effectifs de l’insurrection dans les provinces d’Idlib ou de Der‘a ? Si la réponse est non, cela signifie que l’on se dirige vers une lutte au finish dont le bilan humain serait incomparablement supérieur à celui, déjà très élevé, qu’on observe actuellement. Les sept dernières années ont démontré qu’en matière d’atrocités, tout est possible dans le conflit syrien, donc cette issue n’est pas à écarter. Inversement, si l’on veut faire preuve d’optimisme, on peut imaginer un scénario où, estimant qu’une extermination des combattants de la Ghouta et de ses habitants étant trop coûteuse diplomatiquement et militairement, les loyalistes se contentent d’arrangements intermédiaires où les combattants seraient confinés dans quelques localités dont les forces prorégime resteraient à la lisière, sur le modèle des cessez-le-feu locaux imposés dans d’autres banlieues de Damas début 2014. Il me semble toutefois difficile d’imaginer qu’un régime en position de force puisse se contenter durablement d’une telle demi-mesure.

Lire également : Entretien avec Ziad Majed – La situation dans la Ghouta orientale

Publié le 08/03/2018


Thomas Pierret est Docteur en Science de l’IEP Paris et de l’Université Catholique de Louvain. Après avoir été Maître de conférences à l’Université d’Édimbourg, il est maintenant chargé de recherche à l’Iremam (Aix-en-Provence). Ses recherches portent notamment sur le conflit syrien, les groupes armés non étatiques et les Etats autoritaires. Son ouvrage "Baas et Islam en Syrie. La dynastie Assad face aux oulémas" est paru aux PUF en 2011.


Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.


 


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