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Entretien avec Virginie Prevost – Les mosquées ibadites

Par Florence Somer, Virginie Prevost
Publié le 24/07/2020 • modifié le 24/07/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Mosquée Ben Hammouda (Djerba) © Axel Derriks, 2016.

Qu’est-ce que le mouvement ibadite ? Quand prend-il naissance et comment s’est-il développé ?

Bien qu’ils soient quasiment inconnus aujourd’hui, les ibadites représentent la troisième branche de l’islam à côté du sunnisme et du chiisme. Il s’agit d’un mouvement ancien issu historiquement du kharidjisme, un courant aujourd’hui totalement disparu mais très important dans le passé en raison de son opposition au pouvoir califal.

Les traces des premiers ibadites datent des années 720 dans le port de Basra. A cette époque, leurs chefs mettent au point les fondements d’une doctrine quiétiste qui insiste sur l’égalité entre les croyants. Par la suite, des missionnaires sont envoyés dans l’ensemble de l’Empire musulman et rencontrent un certain succès un peu partout. Au sultanat d’Oman, cette doctrine a subsisté ; l’ibadisme est toujours la tendance religieuse de la famille au pouvoir et 50% environ de la population sont de cette confession. La doctrine ibadite s’est également fabuleusement bien propagée au Maghreb car si les Berbères se sont convertis à l’islam après la conquête arabe, ils ont été considérés comme des citoyens de seconde zone par les autorités califales, ce qui a alimenté beaucoup d’aigreur dans la population. Avec leur message d’égalité, les ibadites sont tombés à point nommé et ont rencontré un énorme succès : la population berbère a adhéré en masse à ce mouvement, au point de créer un imamat indépendant à Tahert. De nombreuses régions du Maghreb s’en sont réclamées.

En 909, les Fatimides ont mis fin à cet imamat. Cela a provoqué un recul géographique de la tendance ibadite vers le sud, recul qui s’est poursuivi pendant des siècles, l’islam sunnite gagnant de plus en plus de terrain. Les ibadites ne sont plus présents aujourd’hui que dans le massif montagneux du Djebel Nefoussa situé au nord-ouest de la Libye, dans les villes du Mzab algérien et en Tunisie, à Djerba.

C’est là que j’effectue la plupart de mes recherches car la situation en Libye est très délicate. Le fait que les ibadites étaient de farouches opposants à Kadhafi n’arrange pas les choses. Quant à l’Algérie, je ne peux pas obtenir de visa pour y travailler dans de bonnes conditions en ce moment. A Djerba, après quelques années de recherches sur place, nous avons gagné la confiance des habitants soucieux du patrimoine et nous pouvons faire, du moins je l’espère, un travail efficace.

Existe-t-il des textes qui nous parlent de l’histoire des ibadites ?

Les ibadites ont énormément écrit mais leurs textes ont été longtemps gardés cachés dans les bibliothèques, notamment car ils étaient considérés comme de mauvais musulmans par les sunnites. Heureusement, ils ont survécu grâce à la diligence de leurs gardiens dans les lieux isolés, montagne, île ou désert, où vivaient leurs communautés. Ces textes, qui sont historiques et religieux, donnent un point de vue unique sur l’histoire du Maghreb médiéval car ils offrent une autre vision que celle des sources officielles. Par ailleurs, ils fourmillent de détails sur la vie quotidienne, la place des femmes dans la société, l’exercice de la religion et les visites aux tombeaux des ancêtres vénérés, parfois quelques détails sur les mosquées également.

Quelles sont les particularités de cette architecture ?

L’architecture des mosquées ibadites va de pair avec les principes éthiques de ce mouvement. Le premier principe est celui de l’équité entre tous les fidèles qu’un proverbe ibadite illustrerait parfaitement en énonçant que le pouvoir peut être exercé par n’importe quel croyant, même si c’est un esclave noir au nez cassé…

Selon le dogme ibadite, le chef spirituel n’est pas le descendant d’une lignée particulière, il est choisi car il est considéré comme le plus pieux, le plus sage, et qu’il a su en convaincre les autres membres du groupe : à la différence du sunnisme et du chiisme, l’ibadisme considère donc que la direction de la communauté doit revenir à celui qui s’en montre le plus digne. Les ibadites sont des marchands dont certains ont fait fortune ; ils ont organisé le commerce transsaharien à grande échelle, bâti des réseaux commerciaux en Afrique centrale et au Maghreb. Pourtant, cette richesse ne doit pas être ostentatoire, au contraire, la simplicité est la règle et la solidarité entre les familles est très importante. Par exemple, lorsque vient la saison des mariages dans le Mzab, pour que tout le monde puisse jouir du même confort et que les mariés issus de familles plus pauvres ne soient pas stigmatisés, on organise des cérémonies collectives, réunissant les familles modestes et les plus aisées. En quelque sorte, la croyance ibadite revient à l’essence de l’islam sur laquelle portent de nombreux versets du Coran, où la notion de générosité est déterminante.

Cette philosophie s’exprime également dans l’architecture des mosquées, bâties avec des matériaux locaux et bon marché, sans rien de précieux. Le lieu de culte est un édifice modeste, privé de tout ornement, ce qui favorise le contact intense entre le croyant et Dieu car rien ne le détourne de la prière. A la différence du mihrab dépouillé des ibadites, les chiites et les sunnites offrent à leurs fidèles de somptueux mihrabs dont le riche décor est censé aider à la contemplation et matérialiser la ferveur religieuse.

Les matériaux utilisés vont bien sûr dépendre du lieu où vivent les ibadites. On trouve des éléments différents selon les régions mais les principes éthiques restent les mêmes, tout doit être fonctionnel. Les mosquées d’Oman partagent les mêmes caractéristiques hormis le fait, et c’est une chance pour le patrimoine de ces contrées, que les bâtiments sont préservés et restaurés avec beaucoup de moyens. Mais du coup, ils perdent à mon avis leur charme et semblent déconnectés de leur histoire ancienne.

Au Maghreb où il y a moins de moyens, les mosquées ibadites ont gardé leur caractère véridique, les traces du temps sont bien présentes. Pour les mosquées de Djerba, nous avons rarement une date précise. Certaines mosquées ont plus de 1000 ans, datant du milieu du 10ème siècle. Leur architecture était immuable avant les bouleversements de ces dernières décennies, elles étaient toujours construites de la même façon. Ces petits édifices modestes, à l’architecture pratique, sans aucun décor, où rien n’est superflu, où il n’y a aucune notion d’esthétisme, convenaient par ailleurs parfaitement à l’utilisation qui en était faite. Les mosquées étaient construites par et pour les habitants de petits hameaux, parfois destinées à une douzaine de personnes tout au plus. Là où vivent les ibadites, il y a des mosquées partout. Un proverbe dit qu’à Djerba, il existe autant de mosquée que de jours dans l’année…

Comment sont considérés les ibadites aujourd’hui ? Ces mosquées sont-elles délaissées ou des efforts sont-ils déployés pour leur préservation ?

Les ibadites ont longtemps été stigmatisés, parfois vus comme des hérétiques. A Djerba, ils ont dès lors vécu de façon très discrète, ce qui fait que la population tunisienne ne les connaît pas, ou très peu. La révolution de 2011 a apporté un grand changement car les autorités religieuses ibadites ont pu s’exprimer publiquement, organiser des colloques d’études spécifiques et fonder des associations qui ont pignon sur rue, ce qui aurait été impensable sous Bourguiba ou Ben Ali. De façon générale, l’ibadisme est devenu depuis une quinzaine d’années un sujet qui suscite de nombreux travaux de recherche, tant en Europe qu’au Maghreb.

En 2018, avec le photographe Axel Derriks, nous avons fait paraître un ouvrage de photos sur les mosquées ibadites de Djerba, et Axel a présenté de belles expositions sur place et à Tunis. Bien des gens ont pris conscience de la valeur architecturale que représentaient ces mosquées. Dans l’ensemble, cela a eu un effet positif pour la reconnaissance du patrimoine ibadite.

Depuis une dizaine d’années cependant, un mouvement de « salafisation » est en train de se développer, à Djerba comme ailleurs. Ces gens ont beaucoup de moyens et d’argent, qui provient notamment d’Arabie saoudite. Cela leur permet d’endoctriner la jeune génération, aussi bien malikite qu’ibadite. Aujourd’hui les ibadites perdent du terrain sur l’île. Le salafisme s’exprime aussi par des atteintes au patrimoine architectural. Certaines mosquées ibadites ont été confisquées, c’est même le cas d’une mosquée qui avait été transformée en une sorte de musée par l’Institut National du Patrimoine. Les salafistes modifient les mosquées qu’ils contrôlent, ou leur rajoutent des éléments superflus, d’immenses minarets par exemple, alors que ces mosquées n’en ont à l’origine généralement pas, sauf pour des raisons bien précises comme la surveillance de la côte. En raison de de cette présence salafiste, mon travail de terrain est devenu un peu plus difficile.

Au contraire, les ibadites sont très accueillants et bienveillants à mon égard. Mes recherches sont d’ailleurs soutenues par les autorités religieuses de l’île, qui me prennent en partie en charge sur place, le fait que je sois une femme étrangère ne leur posant aucun problème. Je ne travaille pas dans le cadre d’un programme universitaire et j’ai donc la chance de faire ce qui m’intéresse, selon les opportunités qui se présentent.

Votre travail permet de sensibiliser les esprits et pourtant les mosquées ibadites disparaissent. Comment pourraient-elles être à nouveau valorisées ?

En effet, les mosquées ibadites de Djerba disparaissent peu à peu et il y a plusieurs raisons à ce phénomène : d’abord il n’y a pas beaucoup d’eau douce et les gens se sont beaucoup déplacés sur l’île pour créer de nouveaux puits, abandonnant les mosquées dépourvues d’eau. Un grand nombre de mosquées ibadites sont donc aujourd’hui situées dans des endroits déserts, tombant petit à petit en ruine. Ensuite, ces mosquées s’abîment très rapidement et nécessitent un entretien constant : il faut régulièrement les enduire de chaux pour que la pierre ne se détériore pas. Ces mosquées appartiennent généralement à des familles, les moins fortunées ont évidemment autre chose à faire de leur argent que de les restaurer. D’autres font l’objet de destruction volontaire : on a parlé des salafistes, mais il y a également des pilleurs qui sont persuadés que des trésors sont cachés dans ces mosquées, ce qui est un comble. Ils creusent en vain et laissent d’immenses trous au pied des colonnes, à la base du mihrab, ce qui déstabilise les monuments.

L’Assidje, l’association qui s’occupe de la sauvegarde des mosquées de l’île, fait du très bon travail mais n’a pas beaucoup de moyens. Je me dis que si l’on pouvait trouver une raison d’être à ces mosquées, un peu comme on désacralise les églises chez nous, on pourrait les entretenir. Elles pourraient être transformées en école, en bibliothèque, en lieu de rencontre, ce qui pourrait permettre de les rendre utiles et donc de les préserver. Il y a une campagne qui demande l’inscription de Djerba au patrimoine mondial de l’Unesco, ce qui pourrait contribuer à faire bouger les choses, mais son succès est incertain. De plus, la Tunisie a aujourd’hui de grosses difficultés financières et la vague du coronavirus est une réelle catastrophe pour Djerba où le tourisme représente une activité essentielle pour la population. Tout cela n’arrange pas le sort des mosquées.

Finalement vous travaillez dans la philosophie de ces croyants et de leurs mosquées

Oui, d’une certaine manière, je me suis « ibaditisée ». Je travaille seule avec mon photographe, sans équipe de recherche, dans la simplicité, et j’essaie de sensibiliser tant la population locale que les chercheurs étrangers. Le livre de 2018 a contribué à influencer les choses car il a permis une prise de conscience de la richesse patrimoniale de ces mosquées ainsi que de la place des ibadites dans la société tunisienne contemporaine. Je prépare en ce moment, avec les photos d’Axel Derriks, un livre qui s’intitulera « Résistance et dévotion, les lieux de culte de Djerba », basé sur les textes du 17ème siècle, qui retrace l’histoire des mosquées anciennes de l’île, une nouvelle façon de mettre ces bâtiments à l’honneur.

Quelques liens :
Virginie Prevost, Les Ibadites. De Djerba à Oman, la troisième voie de l’Islam, Turnhout, Brepols, 2010.
Virginie Prevost, Les mosquées ibadites du djebel Nafûsa. Architecture, histoire et religions du nord-ouest de la Libye (VIIIe-XIIIe siècle), Londres, Society for Libyan Studies (Monograph 10), 2016. 231 p.
Virginie Prevost, Axel Derriks, Djerba. Les mosquées ibadites, Tunis, Cérès éditions, 2018.
Virginie Prevost, Le commerce transsaharien médiéval vu par les sources ibadites : de nouveaux récits, de nombreux miracles, Journal Asiatique, 307.1, 2019, p. 57-63.

Publié le 24/07/2020


Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.


Virginie Prevost est historienne de l’art et docteur en islamologie. Sa thèse de doctorat (ULB, Belgique, 2002) était consacrée aux ibadites du Sud tunisien entre le 8ème et le 13ème siècle. Aujourd’hui, elle s’intéresse à tous les aspects de la civilisation ibadite, ancienne et contemporaine, et tout spécialement à l’architecture qu’ils ont créée ou influencée au Maghreb et notamment à Djerba.


 


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