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Entretien avec Yasmine Ghata - « Le Testament du prophète »

Par Florence Somer
Publié le 05/05/2023 • modifié le 05/05/2023 • Durée de lecture : 6 minutes

Qu’est-ce qui a motivé un tel sujet ?

Ce sont des réponses à des questions que je me suis posée depuis longtemps, littérairement et existentiellement. Je suis née dans une famille d’écrivain qui sont issus d’un lieu improbable. Ma maman est écrivain, son frère était un poète sacrifié qui a été placé dans un asile, sa sœur, ma tante, écrivait également des romans mais en langue arabe. Pourquoi trois personnes de cette fratrie ont-elles été poussées à écrire et pourquoi ai-je moi-même suivi ce chemin ? Sans doute pour trouver ma légitimité parmi eux, mais pas seulement.

Alors je me suis demandée d’où venait l’écriture, le besoin d’utiliser ce médium, le seul outil de communication possible. Il y a beaucoup de non-dits dans ma famille, des choses qui ne peuvent être dévoilées et ces choses ont des pouvoirs fracassants qui ont subsisté jusqu’à moi.

Pour les comprendre, j’ai fait de l’archéologie par rapport à mon ascendance. Par la fiction, j’ai soulagé cette curiosité, ce besoin de comprendre ce qu’on ne voulait pas me révéler.
J’ai essayé d’explorer le drame vécu pendant les années de l’enfance de ma mère, sa sœur et son frère. Comme la seule communication dans notre famille est l’écriture, comme la fiction a remplacé la réalité inavouable, j’ai utilisé le même moyen pour pouvoir me délivrer d’un poids invisible et presqu’inconnu.

J’étais dans cette recherche de vérité et je suis revenue en pensées dans cette montagne libanaise, dans ce village maronite de Bcharré que je n’ai pas cité nommément dans mon livre. C’était le passage obligé pour fouler le territoire de fiction car c’est là où ma famille a fait son apprentissage et le lieu qui a vu naître la sensibilité de chacun. Ce village est situé à très haute altitude, sur un grand canyon avec de multiples grottes, dont certaines sont des sanctuaires maronites.

C’est dans ce village que se trouve le tombeau de Khalil Gibran. Né à Bcharré, il en est parti pour vivre et écrire et y est revenu une fois mort. C’est pour cela que le village lui a pardonné et qu’il y a reçu les honneurs. Ma mère, au contraire, y est revenue de son vivant. C’est un peu cet épisode de sa vie que je narre dans mon livre, son retour au village avec une équipe de tournage. Bien sûr, cela ne s’est pas exactement passé comme cela, je n’étais pas là pour le voir et puis, j’ai un peu forcé le trait. Elle ne s’est pas retrouvée ligotée à une chaise par les villageois qui ont brûlé ses livres devant elle.

En écrivant le premier chapitre, je voulais en finir avec cette histoire, purger quelque chose, soulager les anciennes traces de souffrances ou d’agonie. Faire en sorte que cet arbre généalogique revive, que la sève y coule à nouveau. La fiction était pour moi une bonne distance et un détachement indispensable pour finalement parler de cette dramaturgie qui touche ma famille.

Il y a donc un fait réel au départ de l’histoire de fiction

C’est souvent le cas avec nos livres, nous communiquons des informations réelles à travers la fiction. Ma mère a beaucoup écrit sur son frère, le « Rimbeau libanais » venu en France pour présenter ses poèmes. Mon oncle est revenu de France drogué et débauché. Puis il a fait une dépression, c’était un jeune homme sensible qui a eu des débordements qui font qu’il a été interné.

Les romans et les poèmes de ma mère ne cessent de raconter le Liban de son enfance, le traumatisme de la guerre. Mon histoire n’est pas la même, c’est celle d’une femme qui a une longue œuvre et revient dans le village où elle est très mal accueillie par les anciens.

TV francophonie avait dédié à ma mère un numéro intitulé « Vénus Khoury-Ghata, des lettres du Liban » et l’avait invitée à retourner dans le village de son enfance. Elle y est allée avec une équipe de tournage et était très enthousiaste par ce projet au début, mais elle est revenue très déçue car elle n’a pas retrouvé le Liban ni la maison de son enfance. Moi je pensais qu’elle allait retrouver des choses fortes, mais en fait pas du tout. J’y ai pensé pendant longtemps, le motif est resté dans ma tête et je voulais revenir sur ce legs donné par le « prophète » et sur ce village de paysans que rien ne prédestine à engendrer des écrivains, voire des penseurs ou des philosophes. Et pourtant, c’est le berceau, la source de l’écriture. L’influence de Khalil Gibran a été également importante pour ma famille. Ma tante May est enterrée là aussi. Je voudrais y retourner car cela fait très longtemps que je n’ai pas foulé le sol de cet endroit.

Comment vous sentiez-vous au moment de l’écriture ? On note une grande différence avec votre style habituel

J’étais très tendue pendant l’écriture, j’avais l’idée qu’il me fallait alléger le fardeau de la famille et cela explique le côté incisif, nerveux de l’écriture. J’étais dominée par une rage intérieure que seule l’écriture pouvait apaiser. Dans mes précédents romans, j’étais dans le motif de la transmission et de la filiation or ici, il ne s’agit pas d’accepter ce qui m’est transmis. C’est au contraire quelque chose que je refuse, que je ne veux plus porter à mon insu. Et mon arme a été cette fiction qui est imbibée de vraisemblance.

Comment ont réagi votre mère et vos enfants en lisant ce livre ?

Ma mère a été très fière mais cela n’a pas ouvert de débat. Sans doute parce que le mensonge est aussi un monde de communication. Mes enfants ont lu le livre comme une fiction car je les ai protégés de cette histoire dans ce pays déchiré et saccagé par une guerre civile. Dans mes romans j’exprime ces regrets, cette violence mais pas dans la vraie vie, pas dans mon quotidien avec mon mari et mes enfants.

Les membres du village sont-ils aussi fermés que ceux que vous décrivez ?

Non, évidement, j’ai forcé le trait de ces personnages. Mais il ne faut pas oublier que la guerre civile libanaise s’est passée en partie dans la montagne, les villageois se sont entretués et ont gardé beaucoup de rancœur les uns envers les autres. Cela a rendu leur appréhension de l’autre rigide et sans concession. Par exemple, les villages de Ehden et de Bcharré étaient rivaux et la justice se rendait au village pour régler les conflits. Entre 1975 et 1990, les conflits entre différentes factions de druzes, chrétiens et musulmans ont totalement ravagé le pays et entrainé, chez certains intellectuels libanais, un grand scepticisme religieux, voir un rejet de la question confessionnelle, ce qui a été le cas pour ma mère.

Vous décrivez particulièrement les grottes dans lesquelles votre héroïne a passé son enfance, dont elle connaissait les moindres recoins. Or vous dites que vous n’en avez pas des souvenirs très clairs

J’ai visité les grottes virtuellement et certaines ont encore le nom des ermites qui les ont habités. C’est comme une église à ciel découvert, c’est un lieu curieux et insolite. L’écriture des moments passés dans les grottes a été une jubilation. Cette promenade était comme la rencontre de l’écriture elle-même, un monde souterrain avec des symboles karstiques étranges, qui sont une œuvre calligraphique en soi. Ces grottes s’apparentent à une crypte antérieure, un monde parallèle dans lequel nous voyageons, qui est de la même teneur que l’expérience de l’écriture. On y rencontre la solitude, il y a peu de lumière et seuls les mots sont lumineux. On entend les échos de la vie terrestre mais on est en deçà d’elle.

La chèvre que votre héroïne rencontre au début et à la fin de son voyage, que représente-t-elle ?

La chèvre c’est ma mère, on l’appelle « la chèvre » dans la famille. D’ailleurs, ce village est le pays des chèvres sauvages, ce qui constitue tout un symbole dans ma famille. Dans le livre, au moment où la sœur est sacrifiée, il y a un suicide collectif de chèvre. Le troupeau se jette par effroi, et, en fait, cela pourrait vraiment arriver. Les chèvres pourraient vraiment faire cela. La chèvre représente aussi le secret dont la femme va s’émanciper. C’est pour cela qu’elle apparaît au début et qu’elle s’efface à la fin, où elle laisse finalement passer la voiture après avoir été poussée par la femme.

La temporalité du livre est très brève pourtant elle semble emporter l’ensemble des secrets longtemps enfouis

Tout se passe sur une journée et dans un espace très limité. Pourtant, le livre était là depuis des décennies et toute cette expérience passée a été comme le miroir de la libération par les mots. Cette histoire enterre définitivement quelque chose et s’en détache.

L’écriture donne la bonne distance par rapport aux choses, c’est un anesthésiant, cela ôte le sentiment d’abandon. C’est le passage par les émotions fortes et la résilience est une réponse à un mécanisme de défense. Il faut aller au fond des choses pour dépasser un passé, quelque chose d’aussi fort que ces secrets.

Mais aujourd’hui, je n’ai plus besoin de porter cette dette, je l’ai purgée, je peux écrire juste pour moi. Je n’ai pas cessé d’écrire sur mon père, sur les absents, sur le passé de ma mère. J’ai dépassé cela. C’est aussi un livre sur l’écriture, sur la promesse qu’elle donne, sa puissance. C’est le pacte avec soi-même qui détermine ce qu’est le testament.

Publié le 05/05/2023


Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.


 


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