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Entretien avec la réalisatrice et scénariste franco-libanaise Jihane Chouaib, pour la sortie de son film Go Home

Par Carole André-Dessornes, Jihane Chouaib
Publié le 08/12/2016 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 11 minutes

Jihane Chouaib

Le choix du Liban pour Go Home s’est-il imposé tout naturellement ? Ou est-ce le résultat d’une longue réflexion ?

Pour moi, le Liban est le cœur du projet. C’est un film qui est pleinement dans le Liban, il n’est pas question de le penser ailleurs.
Ma manière de travailler repose sur le fait qu’au départ d’un projet, j’ai une image, une sorte d’image obsessionnelle, qui me hante. Et cette image, pour le film, était celle d’une jeune femme se tenant debout, droite… la colonne vertébrale très droite et en même temps les pieds chaussés de bottes en plastique dans le jardin de la maison familiale qui est devenu un dépotoir, une décharge. Et cette image là, pour moi, se situait forcément le Liban.
Je pense que le film que j’ai fait, si je n’avais pas réalisé au préalable Pays rêvé (documentaire dans lequel des Libanais de l’étranger, enfants de la guerre, se mettent en quête d’un pays « rêvé », d’un Liban tel qu’ils se l’imaginent), aurait été très différent. Autant l’image de cette jeune femme dans ce jardin est toujours restée, autant il y avait beaucoup de choses qui étaient autour de cette image et qui en fait se sont retrouvées dans mon documentaire Pays rêvé.

Le foisonnement d’un premier film qui veut tout dire (on a tendance à vouloir tout mettre dans un premier film), a déjà été drainé dans le documentaire et dans d’autres films qui ont été faits par d’autres réalisateurs. Par exemple, Je veux voir de Joana Hadjithomas et khalil Joreige, et leur film précédent abordent un certain nombre de choses que j’aurais voulu filmer… et j’ai été soulagée puisque cela avait été fait. Donc petit à petit, le film a pris forme. Mais le processus a été très long, puisque j’ai commencé à penser à Go Home il y a plus dix ans, avant la guerre de 2006. J’ai interrompu mon projet pour faire Pays rêvé, j’y suis revenue ensuite et le fait que le processus ait été si long m’a permis de me concentrer sur la partie fictionnelle du film. Il a quitté le domaine de l’autobiographie. Tout ce temps a permis en quelque sorte de l’épurer.

Le fait que ce film se situe au Liban, cela ne permet-il pas au final de toucher à l’universel ?

Oui c’est sûr. Quand j’ai décidé de faire ce film au Liban, après avoir réalisé des films en France, je ne me suis pas dit ce sera un film libanais ou un film sur le Liban, mais un film au Liban. C’est un territoire, c’est une lumière, ce sont des sensations physiques, des souvenirs d’enfance. A partir de là, j’ai toujours senti que ce film était pour tout le monde. C’est un film qui parle du Liban, mais ce n’est pas premier pour moi. Ce qui est premier est avant tout un film qui parle de l’enfance, du rapport à l’enfance, mais aussi du rapport à la mémoire et aux souvenirs d’enfance.

Pour poursuivre sur l’enfance, je voudrais citer Wajdi Mouawad qui définissait « nos enfances comme un couteau qui était restait planté dans la gorge » ; bien sûr c’est son enfance, mon enfance, celle des enfants de la guerre, mais pas uniquement. Pour moi, c’est toutes les enfances. C’est fou de voir à quel point l’enfance est le moment de la violence, où que l’on soit, qui que l’on soit. C’est une période qui souvent est idéalisée, une période de douceur, mais qui est souvent un âge où l’on subit de grandes violences que l’on intériorise, que l’on incorpore. On les avale, comme les secrets de famille, la transmission et le transgénérationnel. On en revient au Liban et à cette région. C’est une région où se sont déroulées des violences, évidemment pendant la guerre civile libanaise, mais aussi avant. Ces violences historiques sont toujours tues et dans ce silence elles se transmettent. C’est peut-être pour cela qu’elles reviennent régulièrement à la surface !

Ce film serait en quelque sorte une façon de conjurer le sort ?

Oui c’est aussi cela.

Nada, l’héroïne du film, peut-elle être définie comme une sorte de double ?

Oui c’est une sorte de double, mais ce n’est pas une autobiographie. Sauf dans le rapport à la maison, qui là est une expérience réelle. Nous avons eu cette maison, nous avons fait là en quelque sorte l’expérience de la redécouverte d’une maison dévastée et ce que cela ouvre comme paranoïa et comme imaginaire. Mais après, je n’ai pas l’histoire de Nada, mais c’est un double au sens je dirais, du refus d’obtempérer ! C’est quelque chose que je défends dans tous mes personnages, sans doute parce qu’il y a quelque chose de cet ordre là en moi ; c’est un refus d’accepter la réalité telle qu’elle est. Une volonté de défendre des histoires, une nécessité de se raconter des histoires pour que le chaos du monde fasse sens, même si c’est un sens éphémère et subjectif.

En le voyant, on peut recevoir ce film également comme un appel à faire face à un passé douloureux. Est-ce aussi une volonté de votre part ou juste une interprétation du spectateur ?

Oui. C’est-à-dire pour moi que la société libanaise est « malade » à des degrés divers, tellement nombreux qu’ils ne sont même pas énumérables. Je pense qu’elle est malade de ce silence. Dans les familles, à l’intérieur des maisons, tout le monde parle de la guerre, aussi bien la génération de mes grands-parents que de mes parents. Il y a toujours des histoires, des anecdotes. Ma génération en parle déjà beaucoup moins, mais c’est de l’ordre du souvenir d’enfance, du cauchemar d’enfance. En revanche, d’un point de vue collectif et officiel, c’est le silence. Il n’y a pas de procès, il n’y a pas de commission vérité comme en Afrique du Sud. La réconciliation nationale a été une pure façade et une manière de s’arranger. Tous les anciens chefs de guerre ont des postes officiels. Par ailleurs, il est impossible de faire des livres d’histoire, du coup, qui conviennent à tous. Il est impossible de dépasser cette guerre. On n’en parle pas, donc on ne la dépasse pas.

Mon film n’est pas un film didactique, mais c’est un film qui essaye de cogner à cette porte, qui essaye d’ouvrir cette boîte noire, mais sur le plan très personnel, très intime.

On retrouve cela aussi dans les romans. Des auteurs comme Ramy Zein avec son roman La levée des couleurs. Quelque part, le seul moyen d’essayer d’approcher une vérité historique n’est-ce pas à travers les romans, les films, la fiction ?

Je pense aussi que la fiction a un rôle capital à jouer, et je pense particulièrement à un chercheur de l’EHESS qui m’avait dit qu’au Liban il ne pouvait pas y avoir de travail d’historien sur cette période. En revanche, les artistes parviennent à faire ce travail parce que l’on dit clairement dès le début : c’est subjectif, il y a de la forme, il y a de l’intime, donc on ne prétend pas globaliser, on ne prétend pas avoir un discours surplombant et qui conviendrait à tous. De ce fait, il est possible d’avancer. On s’avance discrètement et on peut donc se projeter.

Durant la guerre de 2006, ce qui m’avait beaucoup frappé dans la manière dont on parlait des bombardements, est qu’on n’évoquait que des chiffres, oubliant complètement que c’étaient des êtres humains qui mouraient, qui étaient blessés, qui fuyaient.
Pour moi, la grande beauté de la fiction, c’est que ce sont des êtres humains que l’on propose de connecter avec d’autres êtres humains, même si ce sont des êtres humains inventés. Ils partagent des sensations et des émotions humaines, que l’on peut ressentir avec eux.

Nada a ses propres souvenirs, sa mémoire s’est reconstruire et d’une certaine façon, elle idéalise son grand-père. Est-ce là aussi un désir de votre part de montrer que la guerre civile, qui est de loin la plus déstructurante, n’est pas si manichéenne que certains peuvent le sous-entendre ? Les ennemis ne sont pas toujours ceux qu’on pense et idem côté victimes.

La guerre civile, forcément, dépend du quartier où l’on vivait, de qui était son voisin, à quelle communauté on appartient, quels sont nos liens, nos alliances…etc., on va ainsi avoir une interprétation très différente de tel ou tel événement. C’est ça qui est très difficile. On ne peut pas se dire juste « il suffit de trouver la vérité et tout sera réglé ». La vérité elle-même est sujette à interprétation.
En même temps, je pense que la démarche de chercher la vérité est indispensable, et en même temps elle n’est pas suffisante. Elle ne peut qu’être à moitié décevante, il faut qu’autre chose prenne le relai pour parvenir au bout du cheminement.

Cette autre chose serait-elle l’étape du pardon ?

Peut-être. C’est l’étape du pardon, de la compréhension de la complexité humaine.

Le choix de Golshifteh Farahani pour le rôle de Nada s’est imposé de lui-même ou cela a-t-il pris du temps ?

Pendant que j’écrivais, je ne pensais à aucune actrice. Je ne fonctionne pas comme ça. Je me disais donc au début que j’allais trouver une fille dans la même situation que le personnage : une libanaise de l’étranger, mais en fait, ce n’était pas très juste parce que c’est un vrai film de fiction. J’ai une croyance en la fiction, au fait de jouer vraiment, en la puissance du visage d’une actrice. Je crois en ça. C’est un film qui joue avec le cinéma, c’est un film qui est réaliste dans les sensations et les sentiments, mais après dans la manière de faire, c’est vraiment du cinéma, c’est vraiment de la fiction, c’est vraiment du jeu. Je me suis dit, je vais simplement trouver une actrice qui m’inspire. Et ce fut Golshifteh Farahani. Je l’ai vue dans A propos d’Elie, je l’ai trouvée complètement incroyable car c’est un rôle très dur, difficile, pas sympathique et elle s’y est jetée d’une manière très forte. Elle a quelque chose d’extraordinaire, elle a quelque chose de plus.
La question s’est posée : « mais elle n’est pas Libanaise ». Or, pour moi, Nada est une étrangère dans son propre pays, c’est sa première définition. Prendre une Libanaise qui avait vécu à l’étranger n’avait pas plus de sens que prendre une Iranienne.

Le film pose aussi la question des départs forcés, des déracinés. On ne peut pas s’empêcher de faire un parallèle avec tout ce qui se passe dans la région, mais pas seulement. On a la sensation que du fait que Nada ait quitté le Liban petite, elle ne sera jamais autorisée à redevenir une Libanaise à part entière.

Oui c’est vrai, pour moi c’est ça. C’est pour cela que j’ai appelé le film Go Home, pour le double mouvement : à la fois lorsqu’on est réfugié, lorsqu’on est émigré on entend ce « go home » tout le temps, rentre chez toi. Surtout quand on a changé de pays dans l’enfance, ce « rentre chez toi », le « chez toi », devient au fur et à mesure que l’on grandit de moins en moins compréhensible. Nada tente ce retour chez elle, dans le village familial, et chez elle on lui dit aussi « rentre chez toi ». Elle n’est plus complètement chez elle. Elle est déracinée, elle ne sera plus jamais une Libanaise comme les autres.
Mais en même temps, c’est la particularité du Liban : il y a ça, mais en même temps il y a tellement de diasporas, tellement de Libanais à l’extérieur, que le tissu même du Liban est tissé de ces exils. C’est comme incorporé dans l’identité libanaise. Et même quand ce n’est pas su, c’est là.

A travers ces souvenirs, Nada est dans cette volonté de se reconstruire. Est-il possible de faire un parallèle avec ce pays, qui tant bien que mal, essaye de se reconstruire, qui n’y parvient pas parce qu’on l’empêche ?

Il y a beaucoup d’interprétations. J’ai laissé la porte ouverte. Une femme avec qui j’ai travaillé sur le film a une interprétation tout à fait politique du film, et ça colle. Ce n’est cependant pas ma démarche, mais il est possible de le voir comme ça.
Mon but était que le film soit accueillant, qu’il y ait de la place pour autrui.
J’ai fait une avant-première avec des étudiants en novembre dernier : une jeune femme kurde a pris la parole en disant que le temps du film avait été un abri pour elle, elle y avait trouvé sa place et elle s’y était lovée en le voyant, et en même temps elle en était sortie encore plus déstabilisée. Cela m’a complètement bouleversé, parce qu’en plus le mot abri, pour nous Libanais, a un sens particulier. Au Liban, ce sont les abris pendant les bombardements.
S’exprimer comme cette jeune kurde l’a fait, c’est d’une beauté ! Ce fut pour moi extrêmement touchant.
Avant la projection du film, je dis toujours « ne le regardez pas comme un film exotique…il est à vous aussi ». Encore une fois, dans ce film, il s’agit bien du rapport à la violence dans l’enfance, et nous sommes très nombreux à l’avoir vécu d’une façon ou d’une autre. C’est en nous. Le film est comme une invitation à faire face à son enfance.

Ce film est une sorte de puzzle

On m’a souvent dit cela, et c’est ce qui fait sa difficulté à se frayer un chemin dans le circuit classique du cinéma. Le discours n’est pas clef en main. C’est aussi faire confiance au spectateur et lui dire « dialogue avec le film, il est à toi aussi ».

Il y a aussi la scène du souvenir de Nada qui revient de manière récurrente. Là aussi on peut parler de puzzle. Elle revoit son grand-père avec des nuances à chaque fois. Les souvenirs évoluent. Au départ, on a l’impression que le grand-père a été agressé, puis finalement on le voit qui commande cette troupe de jeunes et qui massacrent un type hors champ, et à la fin du film, Nada enfant participe à cette scène de lynchage, de meurtre. En fait, cette scène est venue très très tard dans le processus d’écriture. Dans tous mes films, cela se passe comme ça, une scène invisible suit le processus d’écriture, mais qui n’est pas écrite et que je n’arrive à écrire qu’à la toute fin. Et pour moi, pour ce film là, ce fut cette scène. Par rapport au traumatisme, c’est la scène de traumatisme et en même temps la réalité de ce moment qui est ambigüe : la scène s’est peut-être passée mais j’ai aussi le sentiment que pendant ces périodes de violence comme la guerre civile, comme dans les divorces, la culpabilité déteint, elle contamine. Même les innocents, même les enfants se sentent coupables. Ils ont la violence comme plantée en eux ; ils ont l’impression qu’eux-mêmes ont fait du mal alors qu’ils n’ont probablement rien fait du tout.

La fin est une porte ouverte

Il y a deux choses dans la fin : la séquence du cimetière et la « fin…fin ». Dans la séquence du cimetière, le fait qu’il n’y ait aucune réponse concernant ce grand-père disparu. La tombe, ce n’est pas la tombe du grand-père, ce sont trois pierres. C’est un inconnu. C’est vraiment très important pour moi parce que c’est dire que ce n’est pas en découvrant la vérité exacte, la vérité policière, que Nada va trouver la solution. Sa question au fond ne porte pas exactement sur ça. Sa question est comment faire avec la violence qui nous a été léguée. Pour moi, le fait qu’elle parle à son grand-père sur ces trois pierres, dans ce décor de western, dans cet espèce de No man’s land, est une façon de lâcher prise. C’est comme se dire, j’accepte et j’invente moi-même la réponse. C’est donc la croyance que l’on peut trouver soi-même le récit qui va faire du bien, le récit qui va nous dénouer.

Et sur la fin, Nada et son frère vont-ils rester ? La maison sera-t-elle vendue ? Pour moi, la réponse est que la maison ne sera pas vendue. Je pense qu’ils sont unis. Même si au départ elle et son frère sont très différents, ils ont retrouvé cette alliance enfantine qu’elle essaye de renouer durant tout le film et que lui ne veut pas, parce qu’il n’est plus un enfant. A la fin, il retrouve cette alliance à travers la lettre qu’ils avaient écrite ensemble et qu’ils ont retrouvée dans une boîte enterrée dans le jardin.

Sortie du film mercredi 7 décembre 2016

Projection-débat samedi 10 décembre à 20h30 au cinéma Saint-André-des-Arts autour du thème « Traumatismes de guerre et transmission ».

Publié le 08/12/2016


Carole André-Dessornes est Chercheure - Consultante en Géopolitique depuis 16 ans travaillant sur les questions générales et les thèmes portant sur la violence sous toutes ses formes au Moyen-Orient.
Docteure en sociologie (Doctorat obtenu sous la direction de Farhad Khosrokhavar à l’EHESS) et membre associée au Cadis, Carole André-Dessornes est également, entre autres, titulaire d’un DEA d’études diplomatiques et Stratégiques, de 2 maîtrises d’histoire.
Elle intervient également dans des institutions comme l’École Militaire de Spécialisation de l’Outre-Mer et de l’Etranger (EMSOME), le CEDS…les hôpitaux psychiatriques auprès du personnel soignant et administratif sur la Géopolitique du Proche et Moyen-Orient ainsi que sur les impacts de la géopolitique sur la santé mentale.
Elle est l’auteur de nombreux articles sur le Moyen-Orient, ainsi que de plusieurs ouvrages : « 1915-2015, un siècle de tragédies et de traumatismes au Moyen-Orient », aux éditions L’Harmattan, collection la Bibliothèque de l’IreMMO, octobre 2015, « Les femmes-martyres dans le monde arabe : Liban, Palestine, Irak », aux éditions l’Harmattan, décembre 2013. A publié en 2006 un ouvrage sur « La géopolitique, un outil au service de l’entreprise » aux éditions EMS.


Jihane Chouaib est une réalisatrice française, née au Liban et élevée au Mexique. Son cinéma est, émotif, marqué par l’étrange et la violence intérieure. Elle réalise plusieurs courts et moyens métrages.
Pays rêvé, son long métrage documentaire tourné au Liban, sorti en France en 2012, est qualifié de "manifeste poétique" par la critique. Dans Go Home, son premier long métrage de fiction, elle dirige Golshifteh Farahani, qui incarne avec intensité une femme aux prises avec son enfance perdue, les fantômes de son histoire familiale, les disparus de la guerre civile.


 


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