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Entretien avec le Docteur Fadi Comair sur l’enjeu de la sécurité hydrique au Moyen-Orient : « L’absence de coopération dans la gestion de l’eau est contre-productive pour tous »

Par Fadi Comair, Ines Gil
Publié le 04/06/2020 • modifié le 04/06/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Fadi Comair

Au Moyen-Orient, l’accès à l’eau est un enjeu majeur pour certains Etats, qui sont en partie désertiques. Le partage de l’eau, dans les bassins transfrontaliers, peut donc être facteur de tensions géopolitiques, comme le montre l’exemple des eaux du Jourdain. Comment le bassin du Jourdain est-il géré ? Quels sont les enjeux auxquels les populations font face pour l’accès à ces eaux ?

Effectivement, le Bassin du Jourdain est partagé entre cinq nations : le Liban, la Syrie, la Palestine, Israël et la Jordanie. En accord avec les principes de l’hydro-diplomatie, que je défends depuis des décennies, j’ai toujours cherché à privilégier la coopération régionale sur les bassins transfrontaliers. C’est une nécessité, afin de dépasser les enjeux géostratégiques de chaque Etat et pour satisfaire les objectifs fixés par la communauté internationale, spécifiquement quand on parle du bassin du Jourdain, qui est l’objet de nombreuses tensions.

Une coopération transfrontalière entre les Etats qui entourent le Jourdain est une urgence absolue. Nous faisons ici face à deux enjeux majeurs :

• D’abord, la mer Morte, où se déverse le fleuve du Jourdain, est dans une situation critique. Son niveau baisse un peu plus chaque année en raison du détournement de l’eau par certains pays transfrontaliers. Elle risque aujourd’hui de disparaître. L’agonie de cette mer est à mon avis un des grands sujets du XXIème siècle.
• Ensuite, l’accès à l’eau du bassin du Jourdain n’est pas réparti de manière équitable entre tous les pays qui l’entourent. Nous y reviendrons plus tard, mais l’Etat d’Israël puise l’eau de manière disproportionnée par rapport à ses voisins arabes.

Combinés, ces deux éléments posent un vrai problème en matière de sécurisation dans l’accès à l’eau et donc dans l’accès à l’alimentation et à l’énergie pour les générations futures.

Selon moi, il faut sortir de ces enjeux de puissance, de cette dimension unilatérale dans la gestion de l’eau. Car l’or bleu est lié à des considérations humanitaires. La coopération entre ces Etats est d’autant plus importante que cette région est sous pression constante depuis des décennies, en raison des conflits armés. Ces dernières années, la région du bassin du Jourdain a été le théâtre d’importants transferts de populations, avec la crise des réfugiés au Liban et en Jordanie. La situation critique des réfugiés a entraîné une forte demande en eau, en énergie et en nourriture.

Les problèmes liés à la gestion unilatérale du bassin du Jourdain ne datent pas d’hier. Depuis plusieurs décennies, les pays gèrent ces eaux chacun de leur côté. En 1952, les travaux de l’émissaire Eric Johnston, mandaté par le président Eisenhower pour « trouver une solution globale à la question de la répartition des eaux du Jourdain » se sont soldés par un échec [1]. La militarisation de la région a aggravé la situation dans les années suivantes, renforçant la gestion unilatérale du bassin. Depuis les années 1950, l’exploitation intense de ce bassin a renforcé le détournement des eaux, accélérant la baisse du niveau de la mer Morte (80 centimètres par an en moyenne).

Pour pallier cette situation critique, il faut changer nos habitudes et nous conformer aux objectifs énoncés par la communauté internationale. Les Nations unies ont fixé 17 objectifs du développement durable. L’objectif numéro 2 vise à éradiquer la faim dans le monde, l’objectif numéro 6 demande un accès à l’eau propre pour tous de manière équitable, et l’objectif numéro 7, l’accès pour tous à l’énergie. Il devient urgent de prôner l’hydro-diplomatie au niveau du bassin du Jourdain, en favorisant une gestion technique du bassin. C’est d’autant plus nécessaire que la croissance démographique galopante et le réchauffement climatique rendront plus difficile l’accès à l’eau. Un réchauffement de 2°C de la planète va entraîner une baisse de 30% des précipitations dans le monde et donc 30% de débit en moins dans les années à venir…

Dans ce contexte, la mise en place d’un processus technique peut favoriser, à terme, une entente politique. Il faut donc d’abord ouvrir une médiation sur la gestion technique des eaux (mettre fin au gaspillage, préserver l’écosystème du bassin, créer des bases de données, élaborer des simulations et des plans d’adaptation en lien avec les changements à venir), puis entrer dans un processus légal, en s’appuyant sur les conventions des Nations unies, comme la convention élaborée en 1997 prévoyant le partage équitable de l’eau, mais aussi l’UNECE, élaborée en 1992. Ces textes ont été pensés pour favoriser la gestion des bassins transfrontaliers à travers le monde. A l’origine prévu pour l’Europe, l’UNECE s’est progressivement appliqué à d’autres régions du monde [2]. Il est donc tout à fait possible de l’utiliser pour la gestion du Jourdain (le Liban en a récemment fait la demande). Par ailleurs, le Liban, tout comme la Syrie, la Jordanie et la Palestine, sont signataires de la Convention de 1997. Une coopération pour une gestion équitable est donc possible.

Certes, les pays qui entourent le bassin du Jourdain n’entretiennent pas tous des relations diplomatiques (Liban et Israël, Syrie et Israël). Mais une gestion commune est possible à travers les organes des Nations unies, comme l’UNESCO, qui s’investit de plus en plus dans les problématiques hydriques. Cette agence de l’ONU va lancer un « Sommet mondial sur l’eau » qui aura lieux tous les deux ans, sur le modèle de la COP 21.

Créer une base légale pour la gestion de l’eau du Jourdain pourrait entraîner une dynamique de compréhension mutuelle entre les pays transfrontaliers et assurer l’accès équitable à l’eau, et donc leur sécurité alimentaire. Elle permettrait aussi de favoriser l’utilisation des eaux non conventionnelles : le dessalement de l’eau de mer par exemple (déjà pratiqué par Israël et la Jordanie) pour assurer la demande en eau potable, ou encore la réutilisation des eaux usées peut aussi servir dans le domaine agricole. En combinant les eaux conventionnelles du Jourdain avec ces eaux non conventionnelles, on pourrait disposer de 3 milliards de mètres cubes d’eaux dans la région, à partager équitablement entre les cinq pays riverains. Le PHI, que je préside au sein de l’UNESCO, va prochainement lancer une nouvelle initiative sur le Jourdain pour favoriser l’utilisation des nouvelles masses d’eau.

Le partage non équitable de l’eau entre Palestiniens et Israéliens est régulièrement dénoncé par l’Autorité palestinienne et par diverses organisations internationales. L’eau est-elle source de tensions dans le conflit israélo-palestinien ? Quelles solutions préconisez-vous pour pallier cette situation ?

Effectivement, selon un rapport de la Banque mondiale, publié en 2018, l’eau du bassin du Jourdain n’est pas répartie équitablement entre Israël et la Palestine. 90% de l’eau de ce bassin est utilisé par les Israéliens, les Palestiniens ne bénéficiant que de 10%. Cette différence apparaît nettement dans la consommation d’eau entre les deux populations. Les Palestiniens disposent de 40 à 60 litres d’eau par jour par personne, alors que les Israéliens disposent de 450 à 500 litres.

L’hydro-diplomatie viserait à mettre fin à la gestion unilatérale du Jourdain pour favoriser la coopération. Ce n’est pas un concept flou. Il existe divers exemples d’hydro-diplomatie réussis : en Europe par exemple, mais aussi entre le Liban et la Syrie, comme le montre l’accord conclu en 1997, qui régit la gestion de l’Oronte entre les deux pays. Au début, le texte était largement défavorable au Liban (interdiction pour les Libanais d’établir des infrastructures sur le fleuve notamment). Mais dans les années 2000, en nous appuyant sur les conventions des Nations unies, nous avons pu changer la donne, rétablissant une équité entre les deux pays.

Les textes onusiens qui favorisent l’hydro-diplomatie pourraient être une plateforme de coopération afin de créer une agence de bassin sur le Jourdain (mettre tous les acteurs autour d’une table pour gérer les eaux). Les agences de bassins se sont montrées largement bénéfiques pour tous les pays qui en ont adopté par le passé. L’eau est censée être une ressource qui lie les peuples, par une source de tensions. Certes, les tensions politiques entre les pays qui entourent le Jourdain freinent la possibilité d’une telle coopération. Cependant, de mon point de vue, le processus technique peut mener à une résolution politique en matière de gestion de l’eau. Entre techniciens, il est possible de se mettre d’accord sur un large nombre de sujets. Alors que la politique clive.

Entre Israéliens et Palestiniens, l’eau est pour l’instant un facteur de tension. Israël produit jusqu’à 800 millions de mètres cubes d’eau dessalée, et n’a plus besoin des eaux du Jourdain. Les politiciens vont devoir changer de cap et faire profiter l’ensemble des populations de l’eau. Plusieurs critères pourraient être adoptés pour améliorer la gestion au niveau du Jourdain : pour l’eau potable par exemple, l’utilisation ne doit pas dépasser 150 litres par personne et par jour. Par ailleurs, l’irrigation ne devrait pas dépasser les 7 000 mètres cubes par hectare. Enfin, il faut limiter le gaspillage actuel.

Vous avez beaucoup travaillé sur la question hydrique au Liban. Depuis l’automne 2019, le pays est traversé par une crise politique majeure. Les manifestants exigent notamment un meilleur accès à l’eau (les coupures d’eau sont courantes dans les foyers). Pourquoi l’accès à l’eau n’est-il pas assuré correctement au Liban, alors que le pays semble posséder plus d’atouts que les autres Etats de la région (Syrie, Jordanie ou Irak, pays en grande partie désertiques) ?

Le problème de l’eau au Liban est le résultat d’un conflit entre les technocrates (que nous sommes) et les politiciens. Il est largement dû à la corruption du monde politique.

A partir des années 2000, nous avons essayé de développer une politique basée sur la GIRE (Gestion intégrée des ressources en eau). Elle reposait sur deux composantes :
• Une composante verticale, technique : comment assurer l’accès à l’eau pour les Libanais, stopper le gaspillage encore importants (fuite dans les réseaux + 1,2 milliard de mètres cubes d’eau déversé dans la mer Méditerranée) alors même que les Libanais sont privés d’eau dans leurs domiciles, assurer une réutilisation de cette eau pour l’irrigation et recréer les écosystèmes au niveau des cours d’eau.
• Une composante horizontale, politique : élaboration du Code de l’eau en 2005, pour prôner une bonne gestion de l’eau. Mais celui-ci n’a été adopté qu’en 2018 ! Le processus est bien trop lent sur le plan politique.

Au Liban, la crise de la gestion de l’eau est virtuelle. Toutes les solutions existent, mais il n’y a pas de volonté politique. Ceci est principalement dû à l’importance de la corruption dans le pays. Celle-ci ralentit toute bonne gestion politique, mettant considérablement à mal l’accès à l’eau.

Concernant les eaux du Nil : la construction du barrage Renaissance par l’Ethiopie alimente les tensions depuis plusieurs années avec les pays situés en aval (le Soudan, et surtout l’Egypte). Éthiopiens, Soudanais et Égyptiens se sont réunis en janvier 2020 pour parvenir à un accord. Qu’en est-il aujourd’hui ?

Ces trois pays ont une démographie galopante. Ils ont donc des besoins importants en eau, pour assurer l’accès à l’alimentation. Cependant, ils n’ont pas les mêmes besoins en eau et en énergie. Il est nécessaire qu’ils utilisent les principes de l’hydro-diplomatie, pour que chacun y trouve son compte en fonction des besoins nationaux.

A mon avis, le barrage construit par les Ethiopiens est un projet politique, et non pas technique, car il va produire plus d’électricité que nécessaire pour Addis-Abeba. Par ailleurs, le stockage d’eau réalisé par l’Ethiopie va considérablement affecter l’Egypte et ses besoins sur le plan hydrique (réduction du débit d’eau en aval de 20 milliards de mètres cubes). L’Egypte est un pays sec, 90% de l’économie égyptienne est liée directement aux eaux du Nil. Pour Le Caire, ce barrage va créer une situation ingérable en matière de sécurité alimentaire.

Alors, comment résoudre ce problème, maintenant que le barrage a été construit ? Il faut pousser l’Egypte, le Soudan et l’Ethiopie à mettre en place une médiation technique pour évaluer leurs besoins dans les décennies à venir, et formuler une politique nouvelle à suivre vis-à-vis du barrage Renaissance pour entrer en conformité avec ces besoins. Il faudrait avant tout réduire le stockage d’eau. L’Ethiopie peut tout à fait baisser son niveau de stockage, tout en produisant l’électricité dont le pays a réellement besoin. Sans la mise en place d’une coopération entre ces trois pays, on va tout droit vers la catastrophe.

Depuis que vous travaillez dans le domaine de l’hydro-diplomatie, quel bilan pouvez-vous faire de la gestion de l’eau au Moyen-Orient ? Pensez-vous que les gouvernements et les populations ont assez conscience de l’importance de la coopération dans l’accès à l’eau pour éviter les tensions, voire les conflits armés ?

Je travaille dans le domaine de l’hydro-diplomatie depuis plus de 20 ans et j’observe clairement une prise de conscience de nombreux pays sur ce thème. De plus en plus, le partage équitable de l’eau dans les bassins transfrontaliers est vu comme une nécessité.
Que ce soit sur la question du Jourdain ou pour le Nil, mais aussi pour la gestion de l’Euphrate et du Tigre (avec la Turquie, l’Irak et la Syrie), j’observe de réels progrès dans le rapport à l’eau et une nouvelle approche dans la gestion de ce bien commun. De plus en plus, les Etats prennent conscience que l’accès équitable en eau dans les bassins transfrontaliers est nécessaire. L’hydro-diplomatie sert les intérêts de chaque Etat. L’absence de coopération dans la gestion de l’eau est contre-productive pour tous les Etats.

Selon moi, le changement climatique a facilité cette prise de conscience. Comme je vous l’ai dit plus tôt, le réchauffement de la planète va considérablement affecter l’accès à l’eau dans les années à venir. Dans certaines régions, on passe de périodes de sévères sécheresses à des périodes de crues intenses. Cela va avoir des répercussions sur l’accès équitable à l’alimentation pour les populations. Un autre élément a ouvert les yeux des dirigeants ces dernières années, en particulier au Moyen-Orient : la question des réfugiés. La crise humanitaire a permis de faire avancer les principes défendus par l’hydro-diplomatie, mettant en avant la nécessité d’un accès équitable à l’eau pour tous.

Lire également :
Entretien avec le Dr Fadi Comair – L’hydrodiplomatie au Proche-Orient

Publié le 04/06/2020


Le docteur Fadi Comair est Président d’honneur du Réseau Méditerranéen des Organismes de Bassin (REMOB), Directeur Général des Ressources Hydrauliques et Electriques au Ministère de l’Energie et de l’Eau au Liban.


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


 


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