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Eric Rouleau, Dans les coulisses du Proche-Orient – Mémoires d’un journaliste diplomate

Par Allan Kaval
Publié le 12/12/2012 • modifié le 29/04/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

L’actualité internationale de ces dernières semaines a été marquée par deux séries d’évènements : en Egypte, l’opposition populaire au projet constitutionnel des Frères musulmans s’est traduit par de nouveaux rassemblements et de nouvelles violences qui font dire à certains observateurs qu’une deuxième révolution se profile ; sur le terrain proche-oriental, la Palestine accède plus de soixante ans après la guerre de 1948 au statu d’Etat observateur à l’ONU tandis qu’à la veille des élections législatives, le Premier ministre israélien relance la construction de colonies dans les territoires palestiniens. Fournie, la couverture qu’en font les médias internationaux en présente les détails et les enjeux de court terme mais la profusion d’actualité a un tort, elle coupe les événements de leur environnement historique, les enfermant dans une instantanéité qui nuit à leur compréhension. Si l’histoire académique peut nourrir une analyse raisonnée du présent, les récits de ceux qui comme Eric Rouleau ont vécu l’histoire de cette région avant de l’écrire nous rendent sensible l’esprit d’un moment historique, d’un espace géographique. Toujours sinueuse, la ligne d’une vie est tracée par le hasard, les rencontres, les engagements. Celle de l’auteur des Coulisses du Proche-Orient relie des lieux, des personnalités et des époques que l’on aurait trop souvent tendance à appréhender distinctement.

Une autobiographie du conflit israélo-palestinien

L’existence d’Eric Rouleau, né Elie Raffoul, dans une famille juive égyptienne du Caire en 1926, a été forgée par le conflit entre Israël, ses voisins arabes et le mouvement palestinien. C’est à son déclenchement qu’il doit son exil mais aussi sa carrière. Acculé à l’émigration comme nombre de ses compatriotes égyptiens de religion juive en 1950, dans le sillage de la première guerre israélo-arabe, le jeune journaliste qui avait commencé sa carrière dans la presse anglophone du Caire rejoint Paris. Après un passage à l’AFP, il commence à collaborer au Monde en 1955 où, parfaitement arabophone, il prend la tête de la rubrique consacrée au Moyen-Orient alors que ses origines lui interdissent l’accès de la plupart des pays arabes. Huit ans plus tard cependant, Nasser qui souhaite se rapprocher de la France, fait appel à lui pour un entretien. Invité au Caire avec tous les égards, Eric Rouleau rencontre le Président égyptien et publie un entretien qui aura un très fort retentissement dans les mondes arabe et occidental et marquera un tournant décisif dans son parcours. Fort de la caution du Président égyptien, il sera désormais le bienvenu partout dans Moyen-Orient arabe et pourra en suivre les affaires pendant près de vingt ans, au plus près du terrain et de ses principaux acteurs, qu’ils soient chefs d’états, diplomates, révolutionnaires, militants, intellectuels ou hommes d’influence.

Dans les coulisses du Proche-Orient relate ces deux décennies de rencontres et d’enquêtes, du Caire à Jérusalem en passant par Amman. On y croise Ben Gourion, Moshe Dayan, Golda Meir, Ariel Sharon, Yasser Arafat, Georges Habache, Nasser bien sûr mais également son successeur Sadate, le roi Hussein de Jordanie et bien d’autres. Servi par un art du portrait et une grande finesse psychologique, le récit d’Eric Rouleau permet d’aborder ces personnalités non pas comme les exécutants d’une Histoire en marche mais comme des êtres humains, dont les faiblesses, les qualités, les convictions et les contradictions conjuguées déterminent ensemble les destins de millions de personnes. Observateur de conviction, Eric Rouleau n’est jamais partisan. L’horizon de sa pensée, de son rapport à la politique n’est pas théorique. Sa sympathie va au peuple palestinien, exilé tout comme lui, mais pas nécessairement aux hommes de pouvoir qui s’en réclament. Il loue ceux qui, en Israël et en Europe, souhaitent la paix et la justice mais l’horizon de son discours va au-delà de considérations politiques et idéologiques. La complexité des hommes et des objectifs qu’ils poursuivent n’est jamais occultée au profit d’un quelconque manichéisme, d’un hypothétique sens de l’histoire ou de catégories dogmatiques.

Ruptures

Eric Rouleau a été un témoin privilégié des grandes évolutions qui ont marquées le monde arabe et la société israélienne. Il décrit dans les premiers chapitres de son ouvrage les échecs initiaux de l’intégration au nouvel Etat hébreu de populations d’origines extrêmement diverses. Eric Rouleau ne ménage pas à cet égard les fondateurs d’Israël, de culture européenne, et le mépris qu’ils affichent parfois à l’égard des juifs orientaux qui forment pourtant le contingent le plus important des premiers immigrants. Les fractures internes à la société et au système politique israélien, assez peu connues au demeurant, n’échappent pas à son analyse. L’auteur met en évidence comment les oppositions culturelles entre les différentes communautés juives qui cohabitent sur le territoire de l’Etat hébreu ont pu se résorber mais pour être remplacées dans le même temps par un clivage de plus en plus prégnant entre laïcs et religieux. Certains passages de son ouvrage offrent une introduction à la complexité de ce pays trop souvent abordé de manière monolithique. Récusant les grands mythes nationaux et notamment la version officielle de la guerre de 1948, il saisit les évolutions idéologiques, sociales et politiques profondes qui marquent le pays. La Guerre des six jours dont il a été un témoin direct en 1967 est présentée à cet égard comme une rupture historique fondamentale à partir de laquelle le poids du messianisme religieux et l’influence de l’élite militaire, relayée par les formations politiques de droite, ne cessera plus de s’accroître.

Pour Eric Rouleau, l’année 1967 est tout aussi décisive pour l’histoire d’Israël que pour celle de ses voisins. Elle sanctionne selon lui l’échec du nassérisme et des grands espoirs qu’il a pu susciter dans le monde arabe. Dans le sillage de la défaite et de la mort de Nasser, le début de la décennie 1970 voit la religion prendre une place de plus en plus importante dans le monde musulman. Facteur identitaire devenu essentiel, elle se substitue aux idéologies socialistes, nationalistes et laïques dont les opinions arabes perçoivent l’échec dans l’humiliation militaire et le désarroi économique et dont les élites politiques liquident progressivement l’héritage. C’est aussi le moment où le conflit israélo-arabe se transforme en conflit israélo-palestinien. L’expulsion des fédayins palestiniens de Jordanie au cours des épisodes violents de septembre 1970 sonne le glas d’une unité arabe qui n’aura été qu’illusoire. L’échec de la guerre de 1973 et la politique de normalisation des relations avec Israël menée par le Président égyptien Anouar al-Sadate signale un processus de division que ne démentiront pas les illusoires négociations de Camp David en 1979. Révélant en dernière analyse la faiblesse de l’Egypte et l’impuissance des Etats-Unis à modérer les positions israéliennes, elles ouvrent une nouvelle période de doute alors même qu’en Iran, l’intégrisme religieux a mis à bas le régime séculier du Shah et que l’intervention soviétique en Afghanistan fait naître une première génération de djihadistes.

Un constat pessimiste

En définitive, l’ouvrage d’Eric Rouleau est le récit d’une paix impossible. Plus rapide dans ses développements après 1982 et les massacres de Sabra et Chatila, l’auteur dénonce l’échec des accords d’Oslo de 1991. Il a alors déjà embrassé la carrière diplomatique, sa deuxième vie, sur laquelle il livre beaucoup moins de détails dans les derniers chapitres de l’ouvrage. Evoquant les développements des deux dernières décennies, Eric Rouleau ne cache pas un certain pessimisme. Depuis les années 1970 et plus encore à partir 1980, les Palestiniens ont perdu leurs appuis politiques parmi les Etats arabes et la diplomatie menée par l’OLP n’a pas donné les résultats escomptés. Israël est quant à lui décrit comme plus impopulaire que jamais et dominé par des personnalités et des formations intransigeantes, profitant dans une certaine mesure d’un état de guerre potentielle permanent. Les partisans israéliens de la paix sont vus comme impuissants et très divisés, s’étant détournés de l’objectif général de paix pour adopter un activisme ponctuel, désordonné et sans grandes conséquences. L’ouvrage s’achève donc sur la description d’une situation bloquée. L’évacuation des territoires palestiniens par Israël est inenvisageable du fait de la politique de colonisation massive et continue menée tout au long des dernières décennies, et ce quelle qu’ait été la tendance politique dominante à la Knesset. L’émergence d’un Etat palestinien viable paraît dès lors illusoire car il se trouverait dépourvu de continuité territoriale. Par ailleurs, les frustrations, les humiliations, les discours de haines formulés de part et d’autres ont condamné depuis longtemps la perspective d’un Etat unique susceptible de réunir réunissant les deux peuples.

Dans les coulisses du Proche-Orient ne suppléera pas à un livre d’histoire du conflit israélo-palestinien. Il n’en a pas la prétention. On peut cependant regretter que la guerre du Liban ne soit évoquée qu’à la marge et que les exactions commises par l’OLP de Yasser Arafat ne soient pas mentionnées. L’auteur ne cache pas ses convictions et la vivacité du récit tient beaucoup à son implication personnelle dans les événements qu’il décrit. Les mémoires proche-orientales d’Eric Rouleau offriront cependant au lecteur averti une analyse opportune, une lecture de l’histoire au prisme de la vie d’un homme qui en aura connu les principaux protagonistes et subi les multiples soubresauts.

Eric Rouleau, Dans les coulisses du Proche-Orient – Mémoires d’un journaliste diplomate, Paris, Fayard, 433 pages.

Publié le 12/12/2012


Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.


 


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