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État abbasside (945-1258) : la reconfiguration du monde musulman (2/2)

Par Tatiana Pignon
Publié le 03/05/2012 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 6 minutes

Lire la partie 1 : État abbasside (750-945) : l’Empire de l’Islam à son apogée ? Première partie

De nouveaux pouvoirs : la mise en place de califats rivaux

L’arrivée au pouvoir du clan bûyide en 945 va de pair avec l’affaiblissement général du pouvoir central dans les provinces. Les luttes intestines entre émirs turcs de l’armée et vizirs représentant l’administration impériale ont déjà largement ébranlé le bon fonctionnement de l’État, favorisant la création de principautés locales ainsi qu’une prise d’indépendance des gouverneurs de province, qui s’organisent selon un principe dynastique. Des pouvoirs héréditaires autonomes de facto se mettent donc en place aux frontières de l’Empire, mais ils demeurent, au moins théoriquement, soumis au pouvoir de Bagdad, ce qui se concrétise la plupart du temps par le paiement d’une redevance – sur le modèle de l’accord passé entre Hârûn al-Rashîd et Ibrahim ibn al-Aghlab, gouverneur de l’Ifrikiya, en 800.

Toutefois, de véritables pouvoirs d’opposition se dessinent dans le même temps, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Empire. Le premier est le califat umayyade de Cordoue, proclamé en 929 par les descendants de la dynastie renversée par les Abbassides en 750. L’émirat de Cordoue, fondé en 756 par ‘Abd al-Rahmân, a toujours été indépendant politiquement de l’Empire abbasside ; mais la proclamation d’un califat alternatif est une remise en cause explicite de la légitimité du califat abbasside et de son autorité non seulement temporelle, mais surtout spirituelle sur la Communauté des Croyants – puisqu’il ne peut y avoir qu’un seul calife légitime. Quarante ans plus tard, un troisième califat apparaît, chiite cette fois : c’est celui des Fatimides, qui s’emparent de l’Égypte en 969 après avoir gouverné l’Ifrikiya pendant soixante ans. Issus de la branche chiite ismaïlienne, selon laquelle seuls les descendants de ‘Alî peuvent prétendre au califat, ils considèrent les Abbassides comme des usurpateurs et prétendent rétablir le seul califat légitime. La contestation, voire la menace que représentent ces deux califats rivaux de celui de Bagdad est d’autant plus forte que contrairement au calife abbasside, les Umayyades de Cordoue et les Fatimides du Caire allient encore pouvoir temporel et spirituel : ce sont eux qui exercent le pouvoir sur les territoires qu’ils contrôlent. Leur autorité religieuse est donc renforcée par une autorité politique réelle – point d’autant plus important que l’un des rôles principaux du calife est d’assurer la protection des musulmans, ce qui n’est possible que s’il dispose d’une certaine force politico-militaire. De Cordoue à l’Égypte, c’est donc l’ensemble de l’Occident méditerranéen qui échappe à l’autorité abbasside ; en 1057, les Fatimides sont en mesure de faire dire la prière en leur nom dans tout l’Empire.

L’âge des sultanats

Toutefois, le califat abbasside parvient à se maintenir grâce à l’émergence d’un nouveau pouvoir : celui des Turcs Seldjoukides, dynastie sunnite arabisée qui se présente comme un rempart contre le chiisme des Fatimides. Elle est issue du clan des Turkmènes qui, mené par Tughril Beg, conquiert l’Est de l’Empire et entre à Bagdad en 1055. Tughril Beg dépose alors la dynastie bûyide, vaincue, et monnaie son soutien au calife abbasside en échange du titre de sultan Le mot sultan signifie en arabe « pouvoir ». [1]. Les Seldjoukides parviennent à unifier le Proche-Orient sous un pouvoir clanique, fondé sur une base familiale ; la rupture entre le pouvoir politique et militaire, confié au sultan, et l’autorité spirituelle et religieuse, apanage du calife, est alors consommée. La victoire remportée face à l’Empire byzantin d’Alexis Comnène, en 1075, permet la conquête d’un territoire qui devient le sultanat du pays de Rûm [2]. Toutefois, l’unification opérée par les Seldjoukides dure peu, principalement en raison du système des atabegs : conformément à leur logique familiale, les Seldjoukides confient les différents gouvernorats à des membres de leur clan, mais certains, trop jeunes pour gouverner, sont placés sous la tutelle de régents turcs extérieurs (les atabegs), qui finissent souvent par se débarrasser de l’héritier légitime pour prendre le pouvoir à sa place. Le plus célèbre d’entre eux est Zangî (1087-1146), atabeg de Mossoul en 1127 et d’Alep en 1128 : réunissant les deux villes, il cherche à unifier toute la Syrie musulmane afin de pouvoir coordonner les efforts contre les Francs, installés en Orient depuis la toute fin du XIe siècle à la suite des croisades. Son fils et successeur Nûr al-Dîn (1117-1174) atteint cet objectif en 1154 avec la conquête de Damas, qui lui permet de réunir sous son autorité l’ensemble de la Syrie musulmane. Nûr al-Dîn justifie ses volontés d’expansion territoriale par le désir de lutter contre la présence franque : dans la reprise de la théorie du jihâd, la guerre sainte, il utilise la référence au califat abbasside comme légitimation de son action. Saladin (1138-1193), qui prend le pouvoir en Égypte en 1169 à la faveur d’une expédition lancée par Nûr al-Dîn, adopte la même attitude : il légitime son action militaire et politique contre le califat fatimide du Caire en se posant en défenseur du calife abbasside, pour qui l’existence de ce califat rival est une insulte. Il le détruit effectivement en 1171. Durant tout son règne, Saladin conserve cette position. Son combat contre les Francs, qui permet la reconquête de Jérusalem par les musulmans en 1187, est mené au nom du calife de Bagdad, dont il cherche à obtenir l’approbation et la bénédiction. Cette référence au calife comme autorité religieuse suprême est donc réaffirmée constamment par les dirigeants politiques et devient la véritable dimension du califat, dans ce partage des pouvoirs qui s’effectue de fait entre autorité politique et religieuse : le calife est désormais le gardien de la « vraie foi », c’est-à-dire l’orthodoxie sunnite, ce qui justifie sa position de chef suprême de la Communauté des Croyants. Il est donc également la seule instance justifiant le jihâd, ce qui explique son rôle – symbolique, mais réel – dans la politique du monde musulman médiéval, même lorsque le pouvoir temporel lui échappe définitivement à l’âge des sultanats.

Le choc mongol et l’héritage abbasside

Ce système s’effondre toutefois au milieu du XIIIe siècle, lorsque l’arrivée concomitante des Francs de la septième croisade (menée par Saint Louis) et des Mongols modifie durablement la situation politique de l’Orient musulman médiéval. L’attaque franque sur l’Égypte, en 1250, intervient au moment précis de la mort du sultan ayyoubide [3]. Malik al-Sâlih Ayyûb, donnant aux Mamelouks l’occasion de prendre le pouvoir à la suite de leur victoire contre les Croisés à Mansûra [4]. En 1258, les Mongols menés par Hülegü prennent Bagdad et tuent le calife : c’est la fin de la dynastie abbasside. Toutefois, l’importance symbolique qui définit désormais le califat ne disparaît pas avec elle : les descendants des Abbassides seront amenés au Caire par les Mamelouks, après leur victoire sur les Mongols, et serviront de caution religieuse au pouvoir mamelouk. Mais le califat en tant qu’institution concrète – ce qu’il est resté jusqu’en 1258, même si ses attributions ont changé – a bien disparu. Toutefois, il ne sera plus jamais question de restaurer un pouvoir califal semblable à celui des premiers califes, ou même des Umayyades. Même lorsqu’au XIXe siècle, dans l’Empire ottoman, certains revendiquent la restauration du califat, celui-ci demeure défini comme une institution symbolique, d’autant que l’autorité religieuse, entre-temps, est passée entre les mains des oulémas. Abdülhamid II (1876-1909) utilise le titre de calife pour tenter de maintenir une sorte de tutelle spirituelle sur les territoires perdus par l’Empire ottoman. Le califat a donc bien changé de sens sous la dynastie abbasside : le pouvoir politique continue souvent à se réclamer du religieux, en grande partie pour renforcer sa légitimité qui, sinon, est surtout militaire – c’est le cas des Mamelouks ; mais jamais plus on ne verra de réunion du spirituel et du temporel entre les mains d’un seul homme ou d’une seule dynastie, comme ce fut le cas dans les tout premiers temps de l’Islam. Cela, d’ailleurs, pourra donner lieu à une nostalgie assez forte, qui contribue aussi à la construction du mythe de l’âge d’or.

Bibliographie :
 Amira K. Bennison, The Great Caliphs : The Golden Age of the ‘Abbasid Empire, New Haven, Yale University Press, 2010, 244 pages.
 Anne-Marie Eddé, Saladin, Paris, Flammarion, 2008, 761 pages.
 René Grousset, L’Épopée des croisades, Paris, Éditions Perrin, 1995, 321 pages.
 Albert Hourani, Histoire des peuples arabes, Paris, collection Points Seuil, 1993, 732 pages.
 Dominique Sourdel, L’Islam médiéval : Religion et civilisation, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, 230 pages.
 Éric Vallet, « Cours d’initiation à l’histoire de l’Islam médiéval », ENS Ulm, 2011-2012.

Publié le 03/05/2012


Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.


 


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