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État d’alerte en Algérie face au coronavirus : enjeux politiques, économiques et géostratégiques

Par Brahim Oumansour
Publié le 14/04/2020 • modifié le 16/04/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

Brahim Oumansour

Depuis quelques semaines, la pandémie du coronavirus se développe en Algérie qui enregistre quelques décès et plusieurs milliers de cas. La crise sanitaire liée au covid-19 risque ainsi d’impacter gravement le pays. Le président Tebboune a tenté de rassurer la population en déclarant dans son discours que la situation était « sous contrôle ». Pourtant, la psychose finit par gagner progressivement les Algériens qui se ruent vers les magasins pour acheter des masques et du gel hydroalcoolique et stocker les produits de base en prévision des mesures de confinement qui seront prises par le gouvernement. Face à la propagation rapide du virus, le Haut Conseil de sécurité décide le confinement total de plusieurs wilayas, renforcé par un couvre-feu de 15h à 7h.

Cette crise sanitaire arrive surtout dans un contexte particulier qui conjugue la crise politique, marquée par le mouvement de protestation qui revendique un changement du système politique, et une crise économique aggravée par la chute du prix du pétrole, ce qui constitue aujourd’hui un grand défi pour l’État algérien.

Inquiétude sanitaire sur fond de crise politique

Les Algériens se préparent ainsi à faire face à la pandémie et suivent avec beaucoup d’inquiétude les ravages de ce virus qui frappe même les pays développés comme la Chine, la France qui a dépassé le seuil des 10.000 morts et l’Italie qui en recense plus de 17.000 décès. Parallèlement, à l’appel de plusieurs militants et collectifs, les manifestations du vendredi (et du mardi pour les étudiants) sont suspendues pour la première fois depuis le déclenchement du Hirak le 22 février 2019. Ces derniers se réorientent vers des campagnes de sensibilisation sur le coronavirus tout en poursuivant la mobilisation politique sur la toile.

En observant les dégâts humains et économiques causés par la coronavirus dans des pays développés, on peut s’attendre à des conséquences encore plus graves dans un pays comme l’Algérie, étant donné la fragilité du pays et l’état déplorable de son système de santé. Des hôpitaux mal-équipés et surchargés en temps normal risquent d’être complètement débordés en cas de flux important de patients liés au coronavirus. La crise sanitaire pourrait ainsi attiser la colère des Algériens envers le gouvernement Tebboune dont la légitimité est par ailleurs contestée, dans la mesure où les élections présidentielles du 12 décembre dernier avaient été imposées par l’ancien chef d’état-major en dépit d’une forte contestation populaire.

La gestion de cette crise sanitaire s’annonce donc difficile dans ce climat de défiance et de tensions accentuées par la poursuite des arrestations et des condamnations arbitraires de manifestants et de figures de Hirak, à l’exemple du journaliste Khaled Drarerni ou de Karim Tabou dont la peine a été prolongée par le juge en violation de la loi et des droits individuels (la décision du juge a été prise en son absence à cause de son hospitalisation suite à une hypertension et en l’absence de ses avocats). Ces arrestations en pleine période de confinement et de suspension du Hirak sont ressenties comme une provocation par beaucoup d’Algériens qui expriment désormais leur colère sur les réseaux sociaux.

Les conséquences du coronavirus pour les hydrocarbures et l’économie

Pour mieux comprendre l’impact de la pandémie sur l’Algérie, il importe de rappeler quelques faits et faire un état des lieux de la situation économique, politique et sociale du pays. Depuis l’indépendance, le pays souffre de fragilités structurelles, à laquelle s’ajoutent des problèmes conjoncturels, en raison de la forte dépendance aux hydrocarbures qui représentent aujourd’hui deux tiers des revenus de l’État, dont l’équilibre économique et financier est maintenu artificiellement grâce à la rente pétrolière et gazière. La mauvaise gestion se conjugue avec la corruption et le clientélisme pour entraver le développement d’une économie productive hors hydrocarbures – créatrice de richesses et d’emploi : des marchés publics et des projets sont souvent attribués sur la base de relations personnelles et répondent à une logique clanique aux dépens des compétences.

Ainsi, la chute brutale des cours de l’or noir en 2014 - d’environ 40 % - avait largement amputé les recettes de l’État, obligeant le gouvernement à recourir à une politique d’austérité et à geler plusieurs projets. Cela a certainement précipité la chute de Bouteflika cinq ans plus tard. Aujourd’hui, la situation économique du pays devient encore plus inquiétante. L’incertitude politique qui a suivi la chute de Bouteflika et la baisse du budget de l’État ont entraîné un ralentissement dans les secteurs de production hors hydrocarbures. La situation a surtout été aggravée par l’arrestation de plusieurs hommes d’affaires proches du cercle de Bouteflika dans le cadre de l’opération « mains propres », ce qui a créé un climat de terreur dans le milieu des affaires.

Au même moment, le pétrole a enregistré une nouvelle chute depuis le début de l’année 2020, induite par la guerre des prix entre l’Arabie saoudite et la Russie, conjuguée à la baisse de la demande, particulièrement sous l’impact de la pandémie. En effet, suite à l’échec des négociations lors du Sommet de l’OPEP +, le 6 mars dernier, visant à éviter l’effondrement des cours du pétrole grâce à une baisse de la production, Riyad a décidé de recourir au dumping pour riposter au refus de Moscou de limiter la production du brut, en dépit des accords de l’OPEP. De plus, la baisse de la demande en raison de la crise sanitaire et des mesures de confinement mondiales participe à la chute des cours du pétrole, ce qui nuit gravement à l’économie des pays exportateurs.

Ce dimanche, un accord a été trouvé pour réduire la production de pétrole de 9,7 millions de barils par jour dès le 1er mai. En revanche, il n’y a aucune garantie que cela puisse faire monter le prix en raison notamment de la baisse prévue de la demande. D’ailleurs, le FMI prédit une récession mondiale qui pourrait être pire que celle de 2008-2009, en conséquence de la pandémie du covid-19. En outre, selon les prévisions de l’OPEP et de l’AIE, les revenus des pays exportateurs de pétrole risquent de reculer de 50 à 85 %. L’AIE prévoit une baisse de 50 % de la demande en pétrole dans les pays développés et de 10 % dans les pays en voie de développement (1).

Tributaire de l’exportation des hydrocarbures, l’Algérie en serait ainsi très fortement impactée. Les réserves de change s’épuisent et le déficit budgétaire se creuse, entraînant une situation de quasi-stagnation de l’économie. Sonatrach, par exemple, réduit ses exploitations de 50 % pour préserver les réserves de change. Le prix du pétrole avoisinant les 20 dollars le baril, on pourrait même s’interroger sur la rentabilité de son exploitation. Vu la situation économique et financière du pays, l’État algérien n’aura plus le choix que de recourir à une politique drastique et à l’endettement extérieur en prenant le risque d’attiser la colère sociale dans un contexte très tendu, d’autant que la fragilité sociale que connaît la population algérienne - faible pouvoir d’achat ; taux de chômage qui avoisine les 12 % ; plus élevé encore chez les jeunes (29%), les femmes (21,1%) et les diplômés de l’université (19,5%) - ne lui permettra pas de supporter des mesures d’austérité supplémentaires (2).

Quels défis pour le pouvoir algérien ?

En pleine crise sanitaire, le pouvoir tente tant bien que mal de contrôler la communication de la gestion de l’épidémie, en minimisant les chiffres réels par exemple, mais il lui sera impossible de cacher les défaillances structurelles dont souffre le système de santé sur le terrain aux Algériens, lorsque ces derniers afflueront par centaines de milliers vers des hôpitaux en manque flagrant d’équipements et de médicaments même pour les maladies ordinaires. Le pouvoir pourrait contrôler l’information au niveau des grands médias, mais pas les messages et vidéos qui circuleront sur les réseaux sociaux, ni même la presse écrite, qui tous dénonceront les faillites du système de santé attisant ainsi la colère des Algériens.

La gestion de la crise sanitaire actuelle représente donc un défi majeur pour le pouvoir algérien, car elle risque de causer plusieurs milliers de morts. La convergence de toutes ces crises, économique, politique, sociale et sanitaire, risque de transformer le pays en poudrière dans quelques semaines, d’autant plus que la pandémie actuelle et le confinement planétaire pourraient induire l’inflation et la pénurie de certains produits de base. Il faudra ainsi plus qu’un miracle pour que les dirigeants puissent s’en sortir ; si ce n’est par le recours à l’aide empoisonnée d’une puissance étrangère - comme la Chine - quitte à faire des concessions sur la perte partielle de souveraineté sur le long terme. Après plus d’un an de mobilisation pacifique, il n’est pas exclu que le mouvement de contestation glisse vers la violence face à l’obstination du pouvoir et sa politique répressive, ainsi qu’avec le cumul des crises, politique, économique et sanitaire, qui secouent le pays.

Notes :
(1) AIE, « An Unprecedented Health and Economic Crisis ». URL : https://www.iea.org/reports/oil-2020 . Consulté le 5/4/2020.
(2) Banque Mondiale. URL : https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/SL.UEM.1524.ZS . Consulté le 5/4/2020.

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Publié le 14/04/2020


Brahim Oumansour est géopolitologue et consultant en stratégie internationale. Chercheur associé à l’Institut de prospective et sécurité en Europe (IPSE), au Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et méditerranéen (CERMAM) et à l’IRIS où il intervient en tant qu’expert en stratégie internationale du diplôme d’IRIS Sup’ Défense, sécurité et gestion de crise et Géopolitique et prospective.

Ses recherches portent principalement sur le Maghreb ainsi que sur la diplomatie publique et au rôle des acteurs non-étatiques (ONG, syndicats, groupes d’influences, multinationales, etc.), aux questions relatives au terrorisme, à la gestion des conflits, etc.

Il enseigne Systèmes politiques comparés, Géopolitique et l’anglais économique respectivement à l’Université Paris-Est Créteil, à l’Université d’Évry val d’Essonne et à l’école SUPii Mécavenir.
Il est régulièrement invité en tant que consultant et conférencier par différentes institutions et différents médias français et étrangers.


 


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