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Etude : Les entreprises françaises et européennes et le marché iranien : préserver l’avenir

Par Michel Makinsky
Publié le 15/06/2020 • modifié le 24/06/2020 • Durée de lecture : 36 minutes

Michel Makinsky

Pour autant faut-il renoncer au marché iranien ? En dépit des risques et incertitudes (y compris la dégradation de l’économie iranienne [4] aggravée par la pandémie du Covid 19 et la chute du cours du baril [5]) et des aléas politiques (une majorité conservatrice a gagné les législatives de février 2020, les présidentielles de 2021 seront rudes pour les modérés dans le contexte d’une possible succession du Guide, et l’emprise des Gardiens de la Révolution s’accroît à un rythme accéléré), nous pensons que se détourner du marché iranien (plus de 80 millions d’habitants, population instruite, pays industrialisé, 2emes réserves mondiales de gaz, etc….) serait une erreur stratégique. Tel grand acteur régional, pourtant excessivement courtisé par les Occidentaux, se révèle chaque jour plus vulnérable. Voici déjà quelque temps, les experts de la Coface parlaient de ‘risque systémique‘ à propos de l’Arabie saoudite et de la Chine [6]

Dans les lignes qui suivent, nous invitons à réfléchir au-delà du court terme à une posture réaliste sur un pays, certes secoué par de redoutables défis, mais qui n’est pas un fragile conglomérat de tribus.

1. En 2020 quel espace reste ouvert aux transactions avec l’Iran ?

Les sanctions visant l’Iran et affectant l’activité des entreprises européennes se succèdent sans répit depuis le 8 mai 2018. Identifier ce qui reste ouvert aux transactions et ce qui est interdit est devenu un casse-tête. Les textes des sanctions américaines émanant de la présidence des Etats-Unis (Executive Orders), du Département d’Etat (ministère américain des Affaires étrangères), du Trésor (Ofac), sans oublier les publications du ministère du Commerce (Department of Trade), de celui de la Justice etc, ne sont pas aisément compréhensibles. Les ‘Foires aux Questions’ (FAQ) de l’Ofac prétendant traiter tous les cas de figure sont presque inintelligibles (délibérément ?) sauf par des spécialistes. Les cabinets d’avocats américains s’arrachent les anciens experts de l’Ofac qui viennent éclairer leurs clients dans ces méandres. L’analyse de ces FAQ [7] est pourtant indispensable pour savoir quelles opérations sont licites au regard de ce régime. Nous n’allons pas traiter, brevitatis causa, l’ensemble des dispositions du dit régime [8], mais tenter de circonscrire sommairement les champs accessibles et exclus. A l’issue de la période dite de wind-down (délai de terminaison matérielle et financière des opérations engagées avant l’entrée en vigueur des sanctions rétablies), on pouvait distinguer 3 catégories de domaines d’activités : celles totalement interdites (la très grande majorité, dont les hydrocarbures et la pétrochimie, le secteur maritime, une bonne partie du secteur bancaire, le secteur automobile - sauf véhicules finis -, aérien, les infrastructures maritimes, aériennes, etc). De l’autre côté les domaines expressément exemptés : la catégorie des biens humanitaires (en gros, les produits agricoles et alimentaires, les médicaments et dispositifs médicaux ; le sort des pièces détachées indispensables à la sécurité des aéronefs civils est un cas particulier). Entre les deux, une zone ‘grise’ définie nulle part, couvrant les secteurs ni interdits ni formellement exemptés. Parmi eux, le très important secteur de l’eau et des déchets, mais aussi les cosmétiques, les infrastructures terrestres non interdites, la construction, l’urbanisme commercial, les mines et métaux, le secteur hôtelier et touristique, la coopération scientifique et éducative, le secteur de la culture, les produits de grande consommation et de luxe, etc. Depuis, cet espace s’est singulièrement réduit.

En effet, les années 2019 et 2020 marquent un rétrécissement sensible des domaines autorisés, avec de nouvelles restrictions [9] et mises en garde. Le 4 septembre 2019, un ‘avertissement’ (notice) prévient que ceux qui transportent en mer des hydrocarbures d’Iran sont passibles de sanctions [10]. Le 10 septembre 2019, la Banque Centrale d’Iran (BCI), pourtant déjà frappée de sanctions (comme son gouverneur), y compris secondaires (impliquant des personnes non américaines), est de nouveau sanctionnée sous l’empire de l’Executive Order 1324 pour avoir contribué au ‘financement’ du terrorisme. Le Fonds National du Développement est également sanctionné. Ceci a suscité une grande perplexité chez les entreprises voulant exporter des biens ‘humanitaires’. Certains experts se demandaient si ces nouvelles dispositions étaient de nature à interdire la fourniture de ‘biens humanitaires’ à l’Iran en recourant à la BCI, car en vertu de l’ISTR, il ne peut être consenti de licence d’exportation en direction d’une entité sanctionnée [11]. Mais la BCI n’étant pas destinataire des biens exportés, ils n’excluent pas que la transaction soit possible. Malgré tout, cette situation était troublante. Il fallut attendre la publication par le Trésor Américain, le 25 octobre 2019, d’un important document « guidance » [12] qui décrit le mécanisme (complexe) que devront respecter les fournisseurs de ‘biens humanitaires’ à l’Iran. D‘un côté, il précise que la BCI ne sera autorisée à s’impliquer exclusivement que pour ces biens ‘humanitaires’ tels que définis et reconnus par l’Ofac. Ce qui répond en partie (seulement) aux interrogations pendantes. En sus, l’essentiel de ce dispositif énonce des conditions drastiques de due diligence, reporting, informations sur les opérations projetées et les parties concernées (or au même moment, comme le relèvent les experts du cabinet Dentons [13], le FinCen-Financial Crimes Enforcement Network officialise, en vertu de la Section 311 du Usa Patriot Act la désignation de l’Iran comme pays de première préoccupation en matière de blanchiment, ce qui génère des interdictions d’accès aux établissements financiers iraniens).

Le document du 25 octobre sur les conditions des exportations ‘humanitaires’ organise (sans le citer) la procédure pour le ‘canal suisse’ [14] qui sera annoncé au début de l’année 2020. De fait, le 27 février 2020 le Trésor publie la Licence Générale 8 [15] qui autorise certaines transactions humanitaires avec la BCI ; et le même jour dévoile la finalisation du ‘canal suisse’, dénommé Swiss Humanitarian Trade Arrangement (SHTA) [16]. Le 30 janvier, les autorités suisses avaient annoncé qu’une première opération a été réalisée le 27 janvier [17]. La première exportation aurait été réalisée par le laboratoire suisse Novartis [18], les premiers produits livrés le 2 février. Ce canal est ouvert aux entreprises suisses et aux sociétés suisses établies en territoire helvétique contrôlées par des actionnaires américains ou d’Etats Tiers. En échange des informations excessivement détaillées, notamment sur les clients/interlocuteurs iraniens de l’exportateur remises au Secrétariat d’Etat à l’Economie (SECO) qui les fera valider par l’Ofac (qui veille aussi à ce que les produits correspondent aux définitions des biens humanitaires, notamment médicaments et dispositifs médicaux), la Banque retenue comme pivot du dispositif, la Banque de Commerce et de Placements (BCP) sise à Genève et dotée d’un actionnariat turc (!), pourra opérer la transaction. L’entreprise exportatrice devrait donc être en principe assurée, du fait de l’examen par l’Ofac des justificatifs fournis, qu’elle n’est pas exposée à des sanctions secondaires.

S’agissant de la licence générale 8 (GL8), le champ des activités couvertes est celui des licences sur les denrées agricoles et agro-alimentaires, sur les médicaments et dispositifs médicaux et celles sur les activités qui en dépendent [19]. L’Ofac n’exclut pas que d’autres établissements financiers remplissant les mêmes conditions que celle-ci, puissent tenter de négocier un semblable accord. La Corée du Sud est particulièrement intéressée par ce dispositif et a entamé des démarches, dont une pour la licence générale 8 [20], pour des exportations humanitaires, mais ceci n’a pas empêché les autorités américaines d’infliger à une banque coréenne apte aux transactions avec l’Iran une amende de $86 millions pour des insuffisances en matière de compliance notamment AML (Anti Money Laundering) depuis 2010, un signal peu encourageant [21]. Ceci confirme que les autorités américaines, malgré les besoins urgents en médicaments et matériel médical du fait de la pandémie du coronavirus, n’ont pas renoncé à exercer un contrôle rigoureux de compliance. En sus, outre l’Ofac, d’autres administrations surveillent les flux de cette nature et peuvent être amenés, comme le Bureau of Industry & Security (le BIS) du Département du Commerce, à délivrer des licences pour certains biens qui pourraient éventuellement le nécessiter. Les experts du cabinet Hugues Hubbard & Reeves estiment que cette agence pourrait examiner ces requêtes avec bienveillance dans le contexte actuel [22].

Or, en même temps que l’administration américaine publie progressivement des éléments de clarification partielle sur les conditions requises pour l’exportation des fameux ‘biens humanitaires’, elle complique le paysage par des rafales supplémentaires de sanctions et menaces. Le 8 mai 2019, un Executive Order prévoit des sanctions à l’encontre de personnes (y compris non américaines) engagées dans des transactions avec l’Iran, concernant de vastes catégories de secteurs. Le 31 octobre suivant, sous peine de sanctions, sont interdites les transactions portant sur des ‘métaux stratégiques’ (fer, aluminium, cuivre, acier…) mais aussi sur du charbon et du graphite (soupçons d’utilisation militaire), interdiction rappelée par un avertissement (Notice) le 31 décembre. Mais c’est la parution, le 10 janvier 2020, d’un Executive Order [23] punissant sous forme de sanctions primaires (qui ciblent les US persons) mais aussi secondaires (pour les étrangers, en particulier les établissements financiers facilitant des transactions dans les secteurs visés) toute activité avec l’Iran dans de vastes secteurs, dont la ‘construction’, la ‘fabrication’, le secteur minier et tout autre secteur qui sera désigné par le Trésor américain… qui a suscité de vastes inquiétudes allant jusqu’au doute sur les exportations de biens humanitaires exemptés. En effet, si ce texte maintient l’exemption pour la fourniture de biens humanitaires, celle-ci est en fait contrainte par un entrelacs de conditions qui mettent ces opérations à risque (notamment en cas de contact direct ou indirect avec des entités ou personnes sanctionnées). Après cette publication, les experts s’accordent à dire qu’en dehors des biens ‘humanitaires’ exemptés, il n’y a pratiquement plus de secteur ouvert aux transactions avec l’Iran [24]. Le caractère vague de termes comme ‘construction’, ‘fabrication’, suscite maintes questions [25]. Le 14 mai 2020, un avertissement [26] est adressé aux professionnels du transport maritime, les appelant à vigilance contre les pratiques iraniennes de fraudes et dissimulations favorisant le transport de biens sanctionnés. On comprend que l’insuffisance de vigilance expose les contrevenants à de graves conséquences, les précautions à adopter devenant un casse-tête pour les professionnels. Cette menace a été brandie contre l’armateur grec et l’Etat du pavillon des pétroliers qui ont défié l’Amérique en livrant des produits pétroliers au Venezuela. Les intéressés auraient renoncé à renouveler l’expérience.

Si le doute n’est plus permis quant au maintien des exemptions ‘humanitaires’, le cumul de conditions, les contraintes susceptibles de les paralyser, imposaient une clarification. En publiant une Factsheet le 16 avril 2020 [27] récapitulant et mettant en ordre les diverses dispositions et conditions applicables aux transactions avec l’Iran portant sur des biens humanitaires [28], l’Ofac entend répondre à cette demande. Le concentré de précisions ainsi récapitulées devrait en effet y contribuer bien que leur complexité rende difficile (à dessein ?) la certitude d’être conforme à ces exigences [29]. Dans cet esprit, le Trésor américain a diffusé le 20 avril une invitation aux entreprises qui veulent d’urgence fournir à l’Iran des médicaments et dispositifs médicaux pour lutter contre le coronavirus, et qui rencontrent des difficultés de conformité, à prendre contact avec lui [30]. Bien que les autorités américaines aient officiellement annoncé le lancement du ‘canal’ suisse SHTA cité plus haut, il reste que des problèmes liés aux canaux financiers subsistent même si des pistes existent.

2. Les mécanismes INSTEX ET SHTA affectés au règlement des transactions avec l’Iran

2.1 INSTEX, espoirs après une victoire politique de principe

Le 31 janvier 2019, les ministres des Affaires étrangères du Groupe E3 (France, Allemagne, Royaume-Uni), annoncent la création d’Instex (Instrument for Supporting Trade Exchanges, Instrument de Soutien aux Transactions Commerciales), « véhicule spécial destiné à faciliter les transactions commerciales légitimes entre les acteurs économiques européens et l’Iran » [31]. Le communiqué indique que le système sera dans un premier temps (précision notable) concentré sur les secteurs « les plus essentiels pour la population iranienne, tels que les produits pharmaceutiques, les dispositifs médicaux et les produits agro-alimentaires ». On aurait pu ajouter les denrées agricoles. Il s’agit en fait des catégories de biens expressément exemptés de sanctions. Les concepteurs d’Instex auraient souhaité que le dispositif puisse être utilisé pour toutes les catégories de biens mais en raison des sanctions ils ont dû réviser leurs ambitions à la baisse. Dès l’abord, il est indiqué que le groupe des 3 fondateurs pourra étudier à plus long terme l’adhésion de pays tiers [32]. De même, les E3 affirment qu’« Instex fonctionnera selon les standards internationaux les plus stricts en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (AML/CFT) » et rappellent qu’ils attendent de l’Iran « qu’il mette rapidement en œuvre tous les éléments de son plan d’action du GAFI ». Ce n’est pas une condition suspensive pour l’Iran à l’accès à Instex, mais elle est d’importance. Malheureusement, en raison de blocage politiques internes (résistance des conservateurs, en particulier des Gardiens de la Révolution que le Guide n’a pas contrariés), Téhéran n’a pas pu mettre en vigueur toutes les lois demandées par le Gafi qui n’a pas eu d’autre choix lors de sa session d’octobre 2019 que de mettre fin à la suspension des mesures coercitives [33] dont il bénéficiait en vertu d’un moratoire accordé à condition que plusieurs lois, dont une ratifiant l’adhésion à la convention de Palerme, soient adoptées. En fait, les membres du Gafi disposent d’un éventail de possibilités dans le ‘menu’ possible des mesures. Certaines sont relativement anodines, d’autres peuvent être fort sévères (comme nous l’avons indiqué plus haut, les Etats-Unis ont adopté des mesures pénalisantes par le FinCen en vertu du Patriot Act). Pour l’heure, la principale conséquence est que le retour à la « liste noire » du Gafi complique encore davantage toute relation de l’Iran avec des banques étrangères. Le ‘Gendarme de la finance internationale‘ indique que l’Iran restera sur cette liste tant qu’il n’aura pas appliqué toutes les mesures convenues avec lui. Le Gafi pourrait donc revoir le statut de l’Iran mais l’évolution politique de Téhéran, avec la poussée des conservateurs proches des Gardiens de la Révolution (Qalibaf, ancien officier pasdaran, vient d’être élu à la présidence du parlement iranien) ne laisse pas de grand espoir d’une mise en conformité à court terme.

Ceci n’est pas anecdotique car la non-conformité aux exigences AML, les insuffisances de due diligence sur les partenaires, clients ou destinataires iraniens pouvant figurer sur des listes (SDN) de sanctionnés, sont régulièrement présentées par les responsables américains comme le terrain qu’ils utiliseront pour tenter de paralyser Instex [34] dont le lancement est considéré par Washington comme une défiance provoquante des Européens (qui ont pris soin, contrairement à divers commentateurs, de préciser que cet outil n’a pas vocation à contourner les sanctions américaines) qu’ils s’emploient à contrecarrer. Le 12 mars 2019, Sigal Mandelker (alors N°2 de l’Ofac), déclare devant la Chambre des Représentants qu’elle a mis en garde les Européens sur « les risques significatifs pris en lançant un Véhicule spécial pour un pays qui a constamment échoué à adopter les mesures de garanties internationales AML/ CFT » (contre le blanchiment d’argent et pour la lutte contre le financement du terrorisme). Elle ajoute : « Nous avons clairement indiqué que ceux qui entreprennent des activités qui violent des sanctions des Etats-Unis risquent de sévères conséquences, notamment la perte d’accès au système financier américain et de la possibilité de faire des affaires avec les Etats-Unis ». Elle renouvelle son avertissement le 5 mai 2020 alors que (paradoxalement) le ministre iranien des Affaires étrangères aurait déclaré le même jour à l’agence de presse russe RIA que l’Iran était proche d’un accord pour vendre du pétrole à l’Union européenne en évitant les sanctions européennes [35] (une déclaration à accueillir avec beaucoup de prudence car on imagine mal, sauf coup de théâtre, des entités européennes se risquer à acheter du pétrole iranien). En revanche, Zarif sous entend-il ici que l’Iran pourrait vendre son pétrole à la Russie [36] et que celle-ci vende du pétrole russe (en valeur équivalente) à des clients Européens ? A la lumière de la récente livraison de pièces de rechange pour raffineries et de produits pétroliers (raffinés) iraniens au Venezuela [37], (ce qui semble confirmer que l’Iran a accompli des progrès significatifs dans ses capacités de raffinage dont les produits ont une valeur ajoutée supérieure au brut-lourd-iranien) on peut se demander si Téhéran ne livrerait pas ou n’envisagerait pas de livrer des produits raffinés à la Russie en sus de ses autres exportations non pétrolières. Le 10 janvier 2020, en même temps qu’il annonce travailler sur le ‘canal suisse’, Stephen Mnuchin, Secrétaire d’Etat au Trésor, menace directement : « Nous avons prévenu Instex et d’autres qu’ils seront très probablement l’objet de sanctions secondaires, en fonction de la façon dont ils s’en servent ». L’avertissement est clair.

Le caractère principal d’Instex, Société par Actions Simplifiée au capital de 3000 euros, dont le siège est abrité par le ministère français de l’Economie, est que cet outil ne procède à aucun transfert d’argent transfrontalier mais assure la supervision et l’approbation de compensations entre créanciers et débiteurs. L’avantage majeur est qu’un exportateur européen pourra recevoir le paiement de ventes vers l’Iran par des fonds déjà présents en Europe [38]. Comme le décrit un analyste critique, c’est un « Fonds commun de créance ». Son pendant iranien, « STFI (Special Trade and Finance Instrument, ou SATMA en persan), crédite en miroir les comptes d’exportateurs iraniens avec le débit des importateurs iraniens. Ensemble, ce sont donc deux chambres de compensation » [39]. Le ministère français de l’Economie, dans la Foire aux Questions [40] consacrée à ce dispositif, confirme : « INSTEX reposera, dans sa phase initiale, sur un système de compensation entre importateurs et exportateurs. INSTEX sera alors chargé d’un travail essentiellement comptable, pour équilibrer les échanges commerciaux entre importateurs et exportateurs européens, les derniers se faisant payer par les premiers. Il reviendra aux banques des entreprises européennes d’assurer les paiements entre elles ». Bien plus, le recours à Instex n’implique pas une garantie de sécurité juridique de la part de cet organisme ni des Etats qui y adhèrent.

Examiner la structure ‘miroir’ iranienne STFI (SATMA) n’est pas inutile à plusieurs égards car ses caractéristiques entraînent des conséquences pratiques non négligeables. Sa mise en place, pour de multiples raisons, a été longue et laborieuse. Les interlocuteurs européens se sont préoccupés de la transparence de SATMA, et surtout de son niveau de conformité aux exigences en matière d’AML, due diligence, etc. Du côté iranien, les inévitables complications bureaucratiques, sans oublier divergences d’intérêts entre divers acteurs, ont ralenti son lancement malgré des signes d’impatience réciproques. Selon certaines sources iraniennes, STFI est enregistré le 19 mars 2019 à Téhéran selon des échos venant de la BCI dans la presse iranienne [41], mais la confirmation officielle intervint le 22 avril, selon la Chambre de Commerce d’Iran. L’organe est présidé par Ali Asghar Nouri, ancien directeur des affaires internationales de la Banque Zamin, et son siège est localisé à proximité de la BCI [42]. Il s’agit d’une société par actions dont les statuts ont été approuvés, selon Mason Fulling [43], par la BCI le 17 avril 2019. Elle compterait 5 administrateurs également actionnaires. Trois d’entre eux, selon le même expert, seraient « d’importantes banques iraniennes : Banque Refah, Banque Keshavarzi et la Banque Pasargad ». Or, elles sont toutes les trois sous sanctions américaines. Plus étrange, il constate que l’autre administrateur est la société de services bancaires en ligne Faradis Informatics Gostar Kish Services, dont le représentant au conseil d’administration de STFI à la tête duquel il est placé, est Hamid Ghanbari, un ancien de la BCI. Le rôle de cet actionnaire, en dehors de sa proximité avec la BCI, n’est pas totalement clair. Des sources privées nous laissent entendre que la compétence de cette société dans la sécurité des réseaux bancaires expliquerait son importante présence, mais ceci n’est pas vérifié.

Inévitablement, les groupes néoconservateurs américains ont promptement dénoncé le fait que plusieurs banques actionnaires de STFI (SATMA) avaient fait l’objet de sanctions. La FDD [44], qui identifie 8 actionnaires, dont 7 banques, considère qu’elles sont toutes inscrites sur une liste SDN : Karafarin, Refah, Keshavrazi, Eghtesad Novin, Pasargad, et Middle-East [45]. Le principal actionnaire, Faradis Gostar Kish, serait « une filiale de Informatics Service Corporation, elle-même filiale de National Informatics Corporation ». Selon la FDD, cette dernière société serait contrôlée par 4 banques : la BCI, avec 48,5% des actions, la Banque Melli avec 21 % des actions, la banque Saderat, avec 21% des actions et la Banque de l’Industrie et des Mines, avec 4,75%. Selon la FDD, la banque Karafarin compterait Tadbir investments parmi ses actionnaires, sachant que Tadbir fait partie du conglomérat EIKO (supervisé par le Guide), ces deux structures figurant déjà sur une liste SDN. FDD prend donc un « malin plaisir » à conseiller aux Européens de ne pas procéder à des transactions en utilisant le canal Instex/STFI et invite ces derniers à n’entretenir de relations qu’avec des banques non-sanctionnées et suggère (pour clarifier la situation !) à l’Ofac d’ajouter STFI sur une liste SDN (!) et de publier un ‘guide’ à l’usage des entreprises. La remarque qui s’impose immédiatement est que les entreprises européennes voulant utiliser Instex, n’opéreront aucune transaction financière avec STFI (SATMA), ni avec une des banques sanctionnées puisque par nature le dispositif a précisément pour vocation d’éviter les flux financiers transfrontaliers. Et rappelons que l’Ofac a précisé que la BCI est autorisée à procéder à des transactions pour les seuls biens humanitaires, dans des conditions précises, comme ceci a été indiqué plus haut. Nous sommes donc en présence d’une tentative d’intimidation. Au total, ce message est clair : les Européens qui veulent opérer avec l’Iran s’exposent à des sanctions (secondaires) car ils ne pourront pas garantir l’absence totale de personnes physiques ou morales iraniennes sanctionnées, ni le respect des exigences en matière de due diligence, AML, etc. Ce thème, sans surprise, est partagé par les responsables de l’Ofac et, plus généralement l’administration Trump. Ceci n’a rien d’inédit et est bien pris en compte par les entreprises comme par les pouvoirs publics. On a bien compris que la conséquence pratique évidente est que les exportations de biens humanitaires, avec une priorité aux médicaments et dispositifs médicaux, restent ouvertes aux entreprises moyennant les précautions requises.

En revanche, nous sommes pour notre part surpris que la composition très particulière de la « structure-miroir » STFI (SATMA) iranienne n’ait pas retenu l’attention des analystes et observateurs. En réalité, alors qu’Instex, Société par Actions Simplifiée, a 3 actionnaires publics représentant les Etats français, allemand, britannique, qui seront rejoints au capital par 6 autres Etats européens (Belgique, Danemark, Finlande, Pays-Bas, Norvège et Suède) qui ont annoncé le 29 novembre 2019 leur décision de rentrer au capital, STFI est contrôlé à 77% par un panier de banques. Cette organisation n’a guère de point commun avec Instex, dont elle n’est pas vraiment un ’miroir’. Les raisons de ce choix n’ont guère été scrutées ni commentées. Cette ‘coloration’ bancaire présente à notre sens une signification qui mérite que l’on s’interroge à son sujet. Par contraste avec Instex, composé uniquement de représentants de pouvoirs publics, STFI regroupe des banques dont l’activité est normalement commerciale. Pour notre part, nous nous demandons si cette organisation ne reflète pas un objectif qui dépasse de loin les missions et enjeux d’Instex. Parfaitement conscientes des limites de cet instrument, en dépit de leurs protestations répétées contre l’extrême minceur des opérations ouvertes, et de l’impossibilité d’ exporter du pétrole [46] vers l’Europe en raison des sanctions, les autorités iraniennes ont bâti un outil destiné (en dehors de rares flux avec l’Europe) à faciliter et superviser des échanges entre l’Iran et un certain nombre de pays, portant notamment sur des exportations d’hydrocarbures, produits pétrochimiques et d’autres encore. Plusieurs mécanismes sont utilisés ou à l’étude. Les compensations (barters) sont l’un d’eux. On note aussi le renforcement de transactions en monnaie nationale. La multiplication des accords conclus sur des ‘mécanismes bancaires’ ou ‘mécanismes de paiement’ avec un certain nombre de pays, est un indice significatif d’une utilisation probable de STFI ou d’outils voisins, bien que leur contenu soit volontairement peu détaillé dans des communications publiques.

Le cas de l’Inde est significatif. L’intérêt de l’Inde pour l’Iran concerne non seulement ses exportations de riz, thé, médicaments et matières premières pour médicaments, etc, en échange de pétrole, mais aussi son implication dans le développement du port iranien de Chahbahar (Washington a exceptionnellement confirmé son feu vert), qui est un enjeu majeur économique et stratégique pour les deux pays comme pour la survie de l’Afghanistan. Dès décembre 2018, la banque indienne UCO [47] a ouvert 5 comptes-séquestre où l’Inde dépose le paiement de ses importations de pétrole iranien, où l’Iran puisera l’argent destiné à payer ses importations de marchandises indiennes. Lors de la réunion du Forum « Potential for Expanding India-Iran Trade », au siège de la Chambre de Commerce d’Iran (ICCIMA), le 13 mars 2019, il a été confirmé qu’un « Véhicule Spécial » pour les transactions bilatérales était en service depuis 6 mois [48]. L’Inde aurait lancé ce dispositif, selon New-Delhi, pour préserver ses flux avec l’Iran dont elle importe du pétrole, ayant anticipé que Washington se retirerait de l’accord nucléaire de juillet 2015 [49]. L’Inde n’est pas un cas unique : Téhéran multiplie les discussions avec plusieurs pays pour mettre en place ou poursuivre et renforcer des accords de compensation [50] assortis de dispositifs bancaires. Au total, l’Iran cherche à tirer partie de tous les mécanismes possibles [51], y compris le recours aux banques européennes non sanctionnées [52]. L’Irak est pour l’Iran un point central [53] pour l’écoulement de ses hydrocarbures et on peut comprendre la contrariété iranienne devant les vigoureuses pressions américaines qui contraignent l’Irak à réduire leurs importations d’Iran. Avec Moscou, les transactions iraniennes obéissent à des mécanismes complexes qui nourrissent des flux significatifs (on a beaucoup parlé de barter sur le pétrole, alors que les hydrocarbures raffinés sont peut-être aussi exportés comme indiqué plus haut) mais qui sont perturbés par les soubresauts du marché du brut et des divergences avec la Russie sur d’importants dossiers (sans parler de la concurrence des deux acteurs en Syrie). Pour mémoire, il n’est pas envisageable que Moscou rejoigne Instex, pour de multiples raisons, dont les sanctions qui frappent la Russie et les risques de non-compliance de certains acteurs. Il reste que Téhéran reconnaît que les flux d’exportations vers les pays voisins doivent beaucoup à la pratique du barter [54].

L’organisation de la structure Instex a pris beaucoup de temps. Créée avec de très petits moyens financiers (capital 3000€) et humains (des fonctionnaires relevant de services de l’administration des 3 fondateurs, et surtout sans expérience pratique d’opérations de type compensation, compétence particulière que l’on trouve dans certains grands groupes, banques ou entreprises de négoce spécialisées), elle a pu monter très progressivement en puissance pour constituer des équipes, régler des problèmes de gestion complexes. Elle était également tributaire du comportement de l’Iran et de la validation de la structure miroir iranienne STFI. L’adhésion des 6 nouveaux membres qui rentrent au capital de cette cellule va donner un ballon d’oxygène pour la faire fonctionner avec un staff en ordre de marche [55] autour du nouveau président allemand Michael Bock. Le 31 mars 2020, un communiqué commun des ministres français, allemand, britannique des affaires étrangères [56] annonce qu’Instex a réalisé une première transaction portant sur du matériel médical allemand et va poursuivre sa coopération avec son homologue STFI pour d’autres opérations. En préparation depuis plusieurs mois dans des conditions difficiles, la livraison de ce matériel (non précisé pas plus que le nom du fabricant) serait intervenue le 7 avril [57]. Selon un analyste [58], la valeur de la transaction approcherait 500.000 euros (ce montant correspond par ailleurs au plafond admis par l’Ofac pour les envois émanant des ONG).

La valeur symbolique et politique de cette première opération est considérable. Il s’agit d’une véritable affirmation d’une posture européenne à l’égard des Etats-Unis que de l’Iran. La crédibilité de l’Europe est clairement en jeu. Washington ne s’y est pas trompé. Les Européens ont laissé entendre que d’autres transactions étaient à l’étude mais chacun comprend que rééditer cette manœuvre est loin d’être simple. Nous avons décrit plus haut les contraintes liées aux sanctions et pressions. Pour autant, si le fonctionnement d’Instex élimine les flux financiers transfrontaliers, il ne faut pas oublier de traiter certains impératifs. Le premier est que la mise en œuvre d’Instex nécessitera des financements (pas nécessairement très importants) en fonds de roulement pour tenir compte du décalage entre les paiements respectifs des importations et exportations. Le second est en Iran le problème des taux de change entre Iraniens : l’exportateur et l’importateur. Enfin se pose fatalement l’ajustement de la valeur respective des importations et des exportations. Une question qui n’est pas insoluble mais à ne pas négliger. Le coût des honoraires d’Instex ne devrait pas être prohibitif, surtout pour des opérations dont le montant reste assez modeste. Mais l’absence de ces fonds est de nature à retarder les opérations suivantes, leur constitution présente une certaine urgence si on veut aller de l’avant. Le coût des due diligences nécessaires sera d’autant plus réduit que les transactions seront réalisées avec des entités iraniennes déjà connues pour lesquelles elles ont été déjà effectuées et qui ne nécessiteront qu’une mise à jour, ce qui diminue aussi les risques encourus de la part de l’Ofac.

Si l’on peut espérer que d’autres transactions suivront, personne ne pense que ce flux sera massif [59], pas plus que le dispositif ne permettra de répondre à la priorité de Téhéran d’exporter son pétrole. Les autorités européennes ont confirmé leur volonté de renforcer ce mécanisme (ce qui, naturellement, exaspère Washington qui ne doit pas cependant être dupe de la maigre ampleur économique des opérations mais que le caractère prioritaire des besoins médicaux iraniens rend importantes). Malgré tout, on ne voit pas comment il pourrait s’étendre au-delà des biens exemptés de sanctions. La première livraison de médicaments via Instex a évidemment été enregistrée avec satisfaction par les Iraniens mais ils ne cachent pas leur déception face à ce qu’ils considèrent comme un manque de volonté politique des Européens (grief répété ad nauseam [60]) alors qu’ils connaissent la faiblesse des marges de manœuvre des entreprises et des banques à de rares exceptions. Le porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères a qualifié ce premier pas de « bon présage » mais a répété : « Ce que l’Iran attend (à présent) est que les Européens remplissent le reste de leurs engagements dans divers domaines (comme) la banque, l’énergie, l’assurance » [61]. La reprise de cette revendication fait l’impasse sur sa crédibilité. Pour l’heure, les entreprises européennes des secteurs autorisés qui le peuvent ont intérêt à tenter des exportations de biens ‘humanitaires’ pour deux raisons : d’une part elles réaffirment leur présence aux côtés de leurs clients iraniens en des moments difficiles. Une chose qui ne s’oublie pas. En second lieu, ceci permet de préserver l’avenir et surtout de préparer le terrain pour des opérations plus substantielles quand le contexte se sera amélioré. Concrètement, depuis plusieurs années, les autorités et acteurs iraniens du secteur de la santé répètent que l’ambition du pays est de remplacer des importations de médicaments par de la production locale. Les entreprises étrangères ont déjà été sollicitées pour s’impliquer dans cette production. La demande existe toujours et il y a une place à prendre. Juste avant le rétablissement des sanctions, des groupes européens ont commencé à étudier des projets d’unité de fabrication. Certains ne les ont pas abandonnés [62]. L’adhésion de l’Iran à l’Union eurasiatique, qui se traduit déjà par un premier accord douanier, pourrait aussi permettre l’installation d’unités de fabrication de produits destinés à l’Iran chez tel ou tel de ces pays voisins. Il reste que des flux de matières premières médicales, kits de laboratoires, et de matériel médical provenant de France, d’Allemagne et d’Espagne atteignant selon des sources iraniennes €11 millions depuis le 20 mars, ont été exportés en Iran via le marché Sari Su à la frontière turco-iranienne sans que l’on connaisse le régime ni les modalités de leur expédition. Ce passage par la Turquie résulterait d’un accord passé avec Ankara le 5 mai [63].

2.2 SHTA, le canal suisse : opportunités ou piège et illusions ?

La naissance du ‘canal suisse’ que nous avons décrite plus haut suscite un mélange d’intérêt et de perplexité. Cette initiative américano-helvétique peut être perçue de diverses façons. Le langage américain ‘musclé’ la positionne visiblement comme le seul instrument ‘sûr’, (comparé à Instex [64]) permettant de garantir que les exportations de biens humanitaires ne tombent pas entre les mains de personnes physiques ou morales sanctionnées ou ne soient pas détournées de leur usage par des corrompus. Pour l’entreprise concernée, dont la banque recevrait une assurance de l’Ofac que l’exportation projetée peut être faite sans l’exposer à des sanctions ou d’autres déconvenues, c’est un avantage indéniable. Ce ‘nihil obstat’ est un gage précieux. Le Trésor américain a officiellement confirmé que le dispositif est ouvert non seulement aux entreprises suisses proprement dites mais aux « entités qui sont détenues ou contrôlées par des personnes américaines et de pays-tiers et domiciliées en Suisse » [65]. Cette très importante précision peut faire l’objet de deux lectures. La première (la plus favorable) est que des sociétés européennes détenant ou contrôlant des filiales suisses peuvent demander à utiliser ce canal. On comprend immédiatement que les établissements candidats ne peuvent être de simples ‘boîtes aux lettres’ ou avoir été créés juste pour cette occasion, mais doivent avoir une existence et une activité réelles en Suisse. Ceci ouvre une fenêtre d’opportunités à examiner pour les entreprises européennes. Une autre lecture (peut-être plus politique) invite à constater que SHTA, lourdement soutenu par Washington (Brian Hook, Représentant Spécial pour l’Iran, le 20 février : « Il y a maintenant beaucoup d’intérêt à utiliser ce canal ») est d’abord une opération américano-suisse qui devrait privilégier les intérêts des deux pays. Les filiales d’entreprises américaines qui seront autorisées à l’utiliser devraient ainsi pouvoir accéder au marché iranien. Pour les entreprises helvétiques, il en sera de même, la Confédération étant ainsi récompensée de ses bons et loyaux services dans de nombreux domaines, comme sa très efficace collaboration pour la libération de détenus. De fait, la première transaction ‘test’ du 27 janvier 2020, porte, selon le communiqué de l’ambassade de Suisse à Téhéran [66], sur la livraison de médicaments de traitement du cancer et de médicaments nécessaires aux transplantations d’organes, d’une valeur d’environ € 2,3 millions. Il s’agit d’une transaction commerciale au profit du laboratoire Novartis et non d’un don humanitaire [67]. Les autorités suisses affichent leur enthousiasme [68] : « Il y a 50 compagnies intéressées en ce moment, et nous pensons qu’il y en aura davantage », déclare le 7 mars 2020 Marie-Gabrielle Ineichen-Fleisch, qui dirige SECO, le Secrétariat d’Etat aux Affaires économiques en charge du dossier pour les autorités suisses.

A ce stade, deux questions demeurent. La première, la plus importante et sans doute la moins visible : l’Iran a-t-il les moyens d’assurer le financement de SHTA ? De quoi s’agit-il ? Dans une analyse précise [69], Esfandyar Batmanghelidj et Sahil Shah soulignent qu’il y a un manque de liquidités pour permettre aux importateurs iraniens de payer leurs fournisseurs suisses. Selon ces experts, la banque Centrale d’Iran détiendrait 50 millions de francs suisses à la BCP de Genève, et plusieurs banques privées iraniennes y auraient aussi des fonds. Le total serait estimé en gros à un peu plus de 150 millions de francs suisses. Selon les mêmes sources, les autorités iraniennes hésitent à puiser dans ces réserves qu’elles ne pourraient reconstituer en raison des sanctions et pressions américaines [70]. Du coup, les analystes précités expliquent que de ce fait, « le gouverneur de la Banque Centrale d’Iran, Abdolnasser Hemmati, a suggéré que la demande iranienne de prêt d’urgence du Fonds Monétaire International [71] pourrait contribuer à traiter les problèmes de liquidités que rencontre SHTA, déclarant que le prêt du FMI pourrait être payé via le canal Suisse afin d’apaiser les préoccupations de l’administration Trump sur l’éventuel mauvais usage des fonds ». Fabian Maienfish, porte-parole du SECO, tout en regrettant que SHTA n’ait pas pu être utilisé depuis le premier test, alors que des entreprises suisses sont en train de réunir les pièces requises pour la demande d’autorisation, estime que selon lui, l’Iran a la possibilité de transférer à la BCP les fonds dont il dispose ailleurs : « Nous travaillons actuellement sur des transferts pour mettre des fonds supplémentaires dans le SHTA avec le soutien du côté américain. Il n’y a rien à clarifier, car la nécessité de reconstituer régulièrement les fonds à la BCP est comprise et acceptée par toutes les parties ». Ceci alors que « Abbas Mousavi, porte-parole du ministère iranien des Affaires étrangères, prétendait en mars que ‘nous avons demandé (aux Américains) de permettre que nos autres ressources financières dans divers pays rentrent dans ce canal pour la fourniture de médicaments et d’équipements médicaux, mais ils ne l’ont pas permis’ » [72]. De son côté, Majid Takht Ravanchi, représentant permanent de l’Iran à l’Onu, a officiellement déploré la paralysie du SHTA qui ne peut remplir sa mission, notamment du fait de l’impossibilité pour l’Iran de transférer des fonds détenus à l’étranger sur le canal suisse, et du poids insupportable des formalités requises par l’Ofac, auquel s’ajoutent les risques liés aux sanctions [73].

Une autre interrogation subsiste pour les entreprises européennes, en particulier françaises. Dans leur analyse précitée, E. Batmanghelidj et Sahil Shah mettent en lumière que l’obtention de l’accord de l’Ofac pour l’utilisation du canal suisse est conditionnée par la remise d’une masse considérable d’informations et de reporting mensuel sur les interlocuteurs iraniens, les banques, les opérations, etc. Les exigences de compliance pour ce canal ont été très considérablement renforcées (par le document du 25 octobre 2019), et d’aucuns pensent que cette accumulation a pour but, au-delà d’empêcher des opérations ‘illicites’, de participer à l’étranglement de l’Iran en dissuadant de facto les entreprises françaises et européennes d’y recourir du fait de la masse de travail requis, des délais considérables entraînés, et de l’incertitude du résultat (feu vert, feu rouge, ou feu orange ?). Une autre considération est de nature à décourager les candidats à l’autorisation : il est raisonnablement permis de se demander si les informations et le reporting régulier qui sont exigés ne génèrent pas un risque de concurrence déloyale de la part de l’Amérique ainsi bien éclairée sur le marché au profit de ses propres entreprises. On peut supposer que la Suisse serait ménagée en raison de son utile coopération sur des dossiers très sensibles. Mais en sera-t-il de même pour les filiales suisses de sociétés européennes ? Seuls des tests grandeur nature nous donneront des éléments de réponse.

Au terme de cette comparaison [74] (imparfaite) en raison du manque de recul, nous pouvons en première analyse retenir pour les entreprises françaises et européennes que d’une part il est non seulement utile mais le cas échéant important (pour les raisons que nous avons énoncées) d’essayer d’opérer des transactions dans le champ autorisé via l’un ou l’autre des deux systèmes. Instex ne nécessitant pas de flux bancaires, n’impose pas à l’Iran de constituer une réserve de fonds servant à payer les fournisseurs européens puisque créanciers et débiteurs se règlent de chaque côté au nom et pour le compte de l’autre. Evitant d’exiger une quantité considérable d’informations et de reporting, Instex génère moins de coûts. SHTA a le mérite, il est vrai, de comporter une certaine sécurité via l’approbation de l’Ofac. Dans la « foire aux questions » de l’Ofac, la Q&A 826 du 27 février 2020 précise que des institutions d’autres pays ont la possibilité de demander à l’Ofac l’autorisation de constituer un mécanisme du type SHTA à condition que le schéma proposé suive les conditions prescrites par le document « guidance » du 25 octobre 2019. Enfin, n’oublions pas que les entreprises, avec pragmatisme, ont le loisir de recourir à d’autres dispositifs (banques non vulnérables, compensation, rachats de créances/factoring) mais dont elles doivent assumer les risques, depuis celui de ne pas rentrer dans les définitions limitatives de produits exemptés jusqu’à la possibilité de contacts avec des personnes physiques ou morales nommées dans des listes SDN. A plus long terme, la sécurisation des flux et paiements de biens ‘humanitaires’ devrait passer par des mécanismes différents, à caractère multilatéral, afin de ne pas laisser à l’Ofac le statut d’administrateur/contrôleur mondial de la compliance ; un groupe d’experts suggère [75], à l’issue d’une comparaison des mécanismes Instex & SHTA, la constitution d’un panel multilatéral de responsables du Trésor dans le cadre d’un G20 ou G20+ dont l’Ofac ne serait qu’un membre. Ceci serait accompagné par le recours aux technologies financières digitales (Fintech) dans le cadre d’un partenariat public/privé pour procéder aux paiements des biens humanitaires, et la création d’une ‘monnaie’ Safecor assise sur une approche blockchain. Est-ce une utopie ? Peut-être. Mais l’insécurité des transactions présente pour les entreprises comme pour les Etats un niveau de coût et de conséquences délétères (politiques comprises), qui impose de se saisir de cette question qui devient récurrente.

Conclusion

Les cascades de sanctions et de menaces américaines qui ne cessent de se déployer dissuadent les grandes entreprises et banques européennes de se maintenir ou de revenir sur le marché iranien. Le risque est trop gros, la perte d’accès au marché américain inenvisageable. Le blâme est aisé à décocher quand on ne préside pas un groupe du CAC 40 dont 20% du marché est situé aux Etats-Unis, tributaire de financements en dollars par des banques anglo-saxonnes, et qui compte des actionnaires américains dans son capital. Cela étant bien dit, les PME disposent de fenêtres d’opportunités pour réaliser des transactions, certes limitées, avec l’Iran, sur des biens ‘humanitaires’ dûment exemptés. Nous avons montré que cette approche est complexe, demande du temps et de l’argent, et n’est pas exempte de risques. Les protections offertes par des dispositifs comme la loi de blocage de l’Union européenne ne doivent pas faire illusion [76]. Le règlement 2271/96 du Conseil a été actualisé par le règlement délégué de la Commission 2018/1100 du 6 juin 2018 entré en vigueur le 7 août 2018. Ce texte interdit aux opérateurs de l’Union de respecter un certain nombre de lois étrangères spécifiées [77] et devrait les protéger en annulant l’effet de toute décision étrangère à l’encontre de ces derniers et ouvre à ceux-ci le droit d’ester en justice [78]. Mais le Règlement ruine en grande partie son pouvoir dissuasif en prévoyant que des opérateurs européens qui estimeraient que le non-respect d’une prescription ou d’une interdiction étrangère porterait gravement atteinte à leur intérêt ou celui de l’Union, peuvent demander à la Commission l’autorisation de s’y conformer. Les rédacteurs du texte n’ont sans doute pas imaginé que ce n’est pas nécessaire ! Il suffit à une entreprise ou une banque de dire qu’elle prend souverainement la décision de se retirer du marché iranien qui n’est plus profitable pour elle et ne rentre plus dans ses plans commerciaux…

Mais le propos de notre présente réflexion est différent. C’est une invitation à un pari sur l’avenir. La fenêtre de livraison de biens humanitaires, en dépit de ses modestes dimensions, est une façon de conserver des relations avec des partenaires, voire d’entamer des coopérations informelles. Il faut viser au-delà des horizons des revues financières à 6 mois. Dans le pire des cas, lorsque des transactions ne peuvent être envisagées, il importe d’entretenir des relations non contractuelles, (dans le respect des sanctions), via des échanges de délégations qui n’entraînent pas de coûts démesurés, mais permettent d’imaginer des formes structurées de collaboration quand les conditions seront réunies [79]. Déjà les possibilités d’agir à partir de pays tiers, voisins, peuvent être regardées avec la prudence voulue, dans le respect des sanctions. Si le marché iranien avait perdu tout intérêt, pourquoi tant d’opérateurs de tous les continents explorent les potentiels de ce pays ? Nos concurrents ne sont pas (tous) inconscients.

Publié le 15/06/2020


Outre une carrière juridique de 30 ans dans l’industrie, Michel Makinsky est chercheur associé à l’Institut de Prospective et de Sécurité en Europe (IPSE), et à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée (IEGA), collaborateur scientifique auprès de l’université de Liège (Belgique) et directeur général de la société AGEROMYS international (société de conseils sur l’Iran et le Moyen-Orient). Il conduit depuis plus de 20 ans des recherches sur l’Iran (politique, économie, stratégie) et sa région, après avoir étudié pendant 10 ans la stratégie soviétique. Il a publié de nombreux articles et études dans des revues françaises et étrangères. Il a dirigé deux ouvrages collectifs : « L’Iran et les Grands Acteurs Régionaux et Globaux », (L’Harmattan, 2012) et « L’Economie réelle de l’Iran » (L’Harmattan, 2014) et a rédigé des chapitres d’ouvrages collectifs sur l’Iran, la rente pétrolière, la politique française à l’égard de l’Iran, les entreprises et les sanctions. Membre du groupe d’experts sur le Moyen-Orient Gulf 2000 (Université de Columbia), il est consulté par les entreprises comme par les administrations françaises sur l’Iran et son environnement régional, les sanctions, les mécanismes d’échanges commerciaux et financiers avec l’Iran et sa région. Il intervient régulièrement dans les media écrits et audio visuels (L’Opinion, Le Figaro, la Tribune, France 24….).


 


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