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Evolution des centres de pouvoirs en Syrie : les conséquences de la guerre civile sur l’évolution des tribus

Par Matthieu Saab
Publié le 11/08/2017 • modifié le 25/07/2017 • Durée de lecture : 6 minutes

Implantation géographique et concept

Au 7ème siècle, des tribus venant de la Péninsule arabique se sont installées en Syrie. Depuis le 19ème siècle et l’apparition d’un pouvoir central, les tribus sont enchevêtrées. Elles ont maintenu des contacts avec leurs parents installés dans d’autres Etats malgré les frontières artificielles créées par l’accord Sykes-Picot en 1916. Par la suite, le mandat français (1920-1946) a conduit à l’affaiblissement de la « société tribale » en Syrie (2). Depuis le début des années 1970, le régime syrien a soutenu les vieux dirigeants des tribus qui, en contrepartie, lui ont prêté allégeance. Plusieurs membres d’entre elles ont utilisé les institutions éducatives, politiques et sociales de l’Etat syrien afin de se détacher de leurs tribus et d’intégrer la société urbaine pour y exercer une activité professionnelle. Ainsi, les dirigeants d’une même tribu se sont affrontés afin d’obtenir l’appui du gouvernement central, allant jusqu’à obtenir une place au Parlement syrien. Aujourd’hui, les tribus ne sont pas toutes dirigées par une structure stable et unie, ce qui favorise la pénétration de groupes djihadistes qui veulent atteindre leurs propres objectifs.

Les tribus s’étendent du Nord-Est des plaines de Jazira et de la vallée de l’Euphrate, au désert de Badiya, et jusqu’aux régions de Homs, Hama et Damas. Au Sud, elles sont localisées dans les régions de Hauran et de Jabal al-Druze. De nombreux habitants du Mont Liban maintiennent des liens avec le Sud de la Syrie dont ils sont originaires, d’autres tribus ont des origines turques (3).

Les relations entre les tribus et les autorités politiques et religieuses sont incertaines, les alliances sont ainsi souvent temporaires et dépendant des intérêts ponctuels des parties en présence. Ainsi, le président al-Assad a perdu l’appui de plusieurs tribus dont certaines se sont alliées aux rebelles islamistes. Plusieurs acteurs du conflit syrien recherchent la légitimité politique par le recours à la protection tribale, cette recherche créant une compétition à l’intérieur des communautés. Celles-ci sont ainsi entrées en conflit les unes avec les autres, souvent violemment (4).

Quelle implication dans la guerre civile ?

Les habitants de l’Est de la Syrie sont plus enclins à encourager les traditions tribales que ceux du Sud. Celles-ci continuent en effet à s’imposer spécialement dans le milieu rural, qui a commencé à s’urbaniser, mais qui demeure influencé par des concepts tribaux. Cependant, l’influence des dirigeants des tribus dans cette région s’est affaiblie en raison du changement des structures tribales et de l’urbanisation des jeunes générations. Cette perte d’influence explique le refus de certaines tribus de s’engager dans la guerre civile. Cependant, quelques mois après le déclenchement des hostilités en Syrie, il y a eu des tentatives afin de réactiver les allégeances et les prises de position tribales. L’opposition a voulu raviver le tribalisme fanatique qui aurait conduit à la « solidarité tribale » et à la rébellion armée, et que les membres des clans quittent le gouvernement de Bachar al-Assad et renversent son régime. Ce plan n’a pas abouti car les décisions des membres des tribus de s’engager dans la guerre civile auprès de al-Assad ou auprès de l’opposition, étaient le résultat de décisions individuelles et n’étaient pas motivées par des raisons tribales, politiques, sectaires ou d’obédiences régionales (5).

Ainsi, la violence s’est imposée aux communautés locales, quand elles ont soutenu l’une des factions rebelles ou le régime baasiste. Ainsi par exemple, Michael Young, chercheur au Carnegie Middle East Center analyse que dans la ville de Buqrus à l’est du gouvernorat de Deir-ez-Zor qui relève de la tribu des al-Busayarah, plusieurs dirigeants ont apporté leur soutien à Bachar al-Assad. Cependant, cette tribu est entourée par des villes dont les résidents appartiennent à la branche al-Bushamel de la tribu de al-Aqeedat et qui ont soutenu l’EI ou Jabhat al-Nusra. Lorsque les combats entre les membres de la tribu al-Busayarah et les groupes islamiques radicaux se sont généralisés à l’ouest de la province de Deir-ez-Zor, les membres de la tribu des al-Busayarah à Buqrus se sont rangés derrière le président Bachar al-Assad qui s’opposait aux groupes islamiques.

Toujours selon Michael Young, les groupes radicaux ont été capables d’occuper des tribus pour trois raisons. La première est le faible niveau de la pratique religieuse dans les zones tribales occupées et qui a conduit les membres des tribus à ne pas s’opposer aux groupes radicaux islamiques. Les divisions au sein de la tribu constituent la deuxième raison expliquant la pénétration des zones tribales par les groupes radicaux. La dernière réside dans le fait que plusieurs de leurs dirigeants sont eux-mêmes issus d’une tribu, comme par exemple Abu Bakr al-Baghdadi al-Qureishi, ce qui leur permet de revendiquer leur appartenance au monde arabe et à la Péninsule arabique (6).

La guerre civile syrienne a ainsi été déclenchée dans les zones rurales à l’extérieur des grandes villes. Les habitants des grandes villes (notamment Alep, Damas et Homs) n’ont pas participé au soulèvement contre le régime de al-Assad. En revanche, à titre d’exemple, les soulèvements en Tunisie et en Egypte ont été déclenchés au sein des grandes villes (7).

A la fin de l’année 2012, l’Armée syrienne libre a commencé à se fragmenter. Lorsque le régime syrien s’est retiré des zones rurales du nord-est du pays, les tribus se sont divisées en clans, notamment afin de contrôler les champs pétroliers et gaziers de la région à Deir-ez-Zor et à al-Hassakeh. Ces clans se sont alliés avec les nouvelles forces apparues sur le terrain (notamment l’Etat islamique et Jabhat al-Nusra).

A titre d’exemple, en 2014, le conflit entre Jabhat al-Nusra et l’Etat islamique dans l’est de la Syrie est déclenché et a pour conséquence de provoquer une guerre inter-tribale. Ainsi, les clans de la tribu des Ougaidat (8) se scindent en deux parties : l’une soutient l’Etat islamique et l’autre Jabhat al-Nusra (9). Pour sa part, l’Etat islamique tente de recruter des jeunes membres des tribus de Baggara, Ougaidat, Jubour et Bu Sha’an car il considère que la structure de ces tribus a changé et que la jeune génération rejette les chefferies traditionnelles. L’EI leur accorde des revenus de l’exploitation pétrolière et des revenus de la contrebande (10). Autre exemple : en 2016, les Etats-Unis et leurs alliés recrutent des réfugiés appartenant à des tribus qui vivent en Jordanie et en Turquie afin de s’opposer à l’Etat islamique. Ces combattants forment la Nouvelle armée syrienne et s’opposent à l’EI dans la ville de al-Bukamal (11). Un second groupe de combattants regroupés au sein de la Jabhat Thuwar al-Raqqa et composé de membres des tribus du nord de Raqqa assiste les Kurdes afin de libérer la ville de Raqqa occupée par l’EI (12).

Conclusion

Dès le déclenchement de la guerre civile en 2011, de nombreuses tribus vont appuyer le régime de Bachar al-Assad afin de consolider le clientélisme qui caractérise les relations entre les chefs de tribus et le régime de Damas. Or, dans une même tribu, des combattants vont soutenir le régime de Damas et d’autres vont se joindre à l’opposition notamment au sein de l’Armée syrienne libre. Cette opposition est financée par les familles des tribus qui se trouvent dans les pays du Golfe, en Irak et en Jordanie. L’émergence de l’Etat islamique a eu pour conséquence de renforcer les liens entre les Etats-Unis et leurs alliés d’une part, et certaines tribus qui s’opposent au mouvement terroriste, d’autre part. La généralisation de la guerre civile en Syrie a fragmenté et fragilisé les tribus, qui dès lors vont devenir perméables aux influences des puissances régionales et internationales engagées dans le conflit. Quelque soit le résultat de la guerre civile, les tribus constituent un facteur incontournable qu’il faudra stabiliser afin de faire régner la paix en Syrie.

Notes :
 (1) Assafir, « Tribalism and the Syrian Crisis », al-Monitor, http://www.al-monitor.com/pulse/culture/2013/01/tribalism-clans-syria.html le 18 janvier 2013.
(2) Kheder Khaddour, « Syria in Crisis Eastern Approaches », Carnegie Middle East Center, http://carnegie-mec.org/diwan/64745 le 10 octobre 2016.
(3) « Tribalism and the Syrian Crisis », al-Monitor.
Michael Curtis, « Tribalism and the war in Syria », American Thinker, http://www.americanthinker.com/articles/2013/07/tribalism_and_the_war_in_syria.html le 6 juillet 2013.
Certaines de ces informations ont été également diffusées dans l’article du Guardian « Why Tribes Matter in Syria », https://www.theguardian.com/commentisfree/2012/jul/25/syria-tribal-rivalries-shape-future le 25 juillet 2012.
(4) cf. Kheder Khaddour, Syria in Crisis Eastern Approaches, Carnegie Middle East Center.
(5) cf. Assafir, « Tribalism and the Syrian Crisis », al-Monitor.
(6) Michael Young, A World Transformed, Carnegie Middle East Center, http://carnegie-mec.org/diwan/68612 le 18 avril 2017.
(7) Haian Dukhan, « Tribes of Syria : Pieces on a Chessboard ? », Hate Speech International, https://www.hate-speech.org/tribes-of-syria-pieces-on-a-chessboard/ le 10 août 2016.
(8) Les tribus sont représentées par deux principales catégories : les qabila et les ‘ashira. Les qabila sont des confédérations de tribus nationales et transnationales ; les ‘ashira sont des tribus individuelles divisées en plusieurs sous-catégories. Les principales qabila en Syrie sont celles de Ougaidat, Baggara et Shammar. Elles sont représentées principalement dans la région de Jazira. Les combattants de la qabila de Ougaidat sont présents en grand nombre dans les gouvernorats de Homs et de Deir-ez-Zor. Ils ont également participé en 2013 aux combats qui ont eu lieu dans la ville de Idlib près de la frontière turque.
(9) Richard Spencer, « Syrian Kurds Acccused of Ethnic Cleansing and Killing Opponents », Telegraph, https://en1kurdipost.wordpress.com/2016/05/19/syrian-kurds-accused-of-ethnic-cleansing-and-killing-opponents/ le 18 mai 2016.
(10) « Who is the Head of the Security Office of ISIS and Why Does he Enjoy unlimited authorities », le 21 janvier 2015.
(11) Sayed Abd al Majid Zavari, « What’s Behind US Air Force Abandonning New Syrian Army on the Battlefield », Sputniknews, https://sputniknews.com/middleeast/201607081042669137-us-new-syrian-army/ le 8 juillet 2016.
(12) Aymenn Jawad al-Tamimi, « Liwa Thuwar al-Raqqa : History, Analysis and Interview », Middle East Forum, http://www.meforum.org/5596/liwa-thuwar-raqqa 14 septembre 2015.

Publié le 11/08/2017


Après des études de Droit à Paris et un MBA à Boston aux Etats-Unis, Matthieu Saab débute sa carrière dans la Banque. En 2007, il décide de se consacrer à l’évolution de l’Orient arabe. Il est l’auteur de « L’Orient d’Edouard Saab » paru en 2013 et co-auteur de deux ouvrages importants : le « Dictionnaire du Moyen-Orient » (2011) et le « Dictionnaire géopolitique de l’Islamisme » (2009).


 


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