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Fanny Caroff, L’Ost des Sarrasins. Les Musulmans dans l’iconographie médiévale (France-Flandre XIIIe-XVe siècle)

Par Delphine Froment
Publié le 12/05/2017 • modifié le 27/04/2020 • Durée de lecture : 6 minutes

La question des représentations des musulmans à la période médiévale avait déjà fait l’objet de plusieurs travaux : dès la fin du XXe siècle, Paul Bancourt s’était par exemple intéressé à la figure du Sarrasin dans la chanson de geste. Mais il s’agissait d’études qui se consacraient essentiellement à l’étude des textes. Personne, en revanche, ne s’était penché en profondeur sur les productions artistiques. Fanny Caroff le souligne dans son introduction : « les études iconographiques sur les représentations figurées des musulmans demeurent très rares » (p. 9). Et c’est en ayant à cœur de combler cette lacune que cette historienne s’est attachée à faire des enluminures médiévales des objets historiques à part entière. Une démarche originale qu’il nous faut saluer.

Des sources iconographiques au cœur de la réflexion

Dans cette étude, plus de 600 images, extraites d’une centaine de manuscrits, ont été rassemblées. Provenant de divers récits d’histoire, ces images mettent en scène de manière variée les rencontres (qui ont eu lieu, la plupart du temps, dans le cadre des croisades) entre les chrétiens et les musulmans : certains textes, comme la Chanson d’Antioche ou la Conquête de Jérusalem, sont consacrés de manière spécifique aux croisades ; d’autres sont des textes plus généraux, comme les Grandes Chroniques de France ou les chroniques réservées au règne d’un seul roi (Vie et miracles de saint Louis par Guillaume de Saint-Pathus, par exemple).

« Selon les contextes géographiques, les textes changent, comme la sensibilité à l’égard des croisades et des musulmans diversement abordés. » (p. 12) Partant de ce constat, c’est dans un souci d’homogénéité, tant au niveau des styles de réalisation des enluminures qu’au niveau des mentalités, que Fanny Caroff a limité son corpus au nord de la France et à la Flandres.

Forte de ce riche corpus, elle ne s’est pas contentée de faire une histoire illustrée des musulmans au Moyen Âge. Elle a au contraire cherché à analyser comment ces images portaient un regard sur l’autre, et permettaient de donner à voir la manière dont l’altérité était perçue par les auteurs occidentaux.

Cette étude nécessitait un vrai travail sur ces sources iconographiques, avec des questions particulières, propres à toute étude iconographique : quelle avait été la genèse de l’enluminure ? Avait-elle été commandée, l’auteur du texte en avait-il supervisé la création ? Comment l’enluminure avait-elle été placée dans le cœur du texte ? Renvoyait-elle au texte ? En illustrait-elle un passage précis ? Cette image se présentait-elle vierge de tout écrit, ou y avait-il au contraire une bulle explicative, mentionnant les noms de personnages ou édifices ?

Dans ce travail sur les sources, un premier obstacle s’élevait : des auteurs, Fanny Caroff le concède, très peu de choses nous parviennent. La plupart étaient anonymes, et il est difficile de retracer leurs trajectoires et imaginer quels étaient leurs savoirs sur les musulmans et l’islam. Tentant d’outrepasser cette difficulté, Fanny Caroff est partie du principe que les auteurs des enluminures et leurs lecteurs-spectateurs partageaient nécessairement un savoir commun, essentiel à la compréhension de ce qui avait été représenté dans les livres. Et c’est précisément à ce savoir commun et à ces représentations communes des musulmans qu’elle s’est intéressée : « Interroger les images produites et lues avec une possible complicité des points de vue entre les artistes et les destinataires revient donc à sonder les différentes nuances d’un savoir diffus sur les musulmans au Moyen Âge. » (p. 13)

Quelle perception de l’altérité ?

Au-delà de la simple étude iconographique, cet ouvrage propose surtout une réflexion sur la représentation de l’altérité : les musulmans incarnent avant tout, pour les Occidentaux du Moyen Âge, la différence. Fanny Caroff le montre d’ailleurs dans son livre : ils sont souvent représentés dans un jeu d’opposition par rapport aux Chrétiens, et les artistes ont recours dans leur iconographie à un élément qui contraste et permet d’établir pour le lecteur-spectateur une distinction nette entre un personnage occidental et un personnage arabe. Si cette différenciation est d’abord rendue possible parce qu’il existe une image normative de l’Européen, reconnaissable entre toutes, Fanny Caroff souligne le développement de signes distinctifs, qui donne son autonomie à la figure du musulman. En effet, bien que l’historienne a remarqué que les représentations des musulmans ne se dégageaient pas toujours d’un registre figuratif plus général de l’altérité qui était exploité pour désigner différents ennemis ou étrangers de l’Occident médiéval (les juifs ou les Africains par exemple), elle a surtout relevé une apparition progressive d’un modèle proprement arabe ou ottoman. Ainsi, dans le chapitre 4 sur les « panoplies vestimentaires », le turban est présenté comme un habit emblématique du musulman, qui apparaît dès le XIIIe siècle.

C’est sur ce lent processus de caractérisation de l’étranger musulman qu’a ainsi souhaité revenir Fanny Caroff : quelles sont les réalités du monde musulman qui sont figurées par les Occidentaux dans leurs productions artistiques ? Le sont-elles de manière fortement connotée ou détournée ? Ces figurations évoluent-elles au cours du temps, révélant une connaissance affinée de cet étranger ou une évolution des sensibilités ?

Cet ouvrage est ainsi organisé de manière thématique, en cinq parties. Une première partie (p. 71-100) vise à caractériser les mises en scène des épisodes historiques où apparaissent les personnages musulmans : ils sont avant tout représentés, bien-sûr, dans le cadre de croisades et d’autres épisodes de guerre (batailles contre Charles Martel ou Charlemagne, Reconquista…) ; mais ils sont également figurés dans des scènes religieuses (et où l’islam y est bien volontiers représenté de manière caricaturale) ou dans le cadre de leurs institutions politiques (cérémonies d’investiture, querelles de successions qui se soldent par des meurtres…). Les deuxième (p. 101-124), troisième (p. 101-124) et quatrième (p. 125-158) parties traitent quant à elles des différents attributs emblématiques, physiques et vestimentaires attribués aux musulmans, et abordent également de la figure héroïque et légendaire de Saladin. La cinquième et dernière partie de cet ouvrage (p. 159-186) se penche sur « l’évolution “orientale” » de la représentation des musulmans et des étrangers au Moyen Âge : faisant partie intégrale de l’Orient selon la géographie européenne, le monde musulman participe des évocations d’un Orient opulent, fantasmé et exotique. Cette dernière partie, très intéressante, permet de dépasser la seule question de la représentation du musulman par opposition aux Occidentaux, et de voir dans quelle mesure les musulmans sont figurés dans une iconographie distincte de celle figurant le monde oriental. Contrastant avec les images d’un Orient multiforme, merveilleux, exotique, les représentations des musulmans de croisade semblent ainsi assez pauvres et moins enchanteresses. C’est que, Fanny Caroff le souligne, les musulmans sont essentiellement perçus par les chrétiens d’Occident comme des adversaires menaçants : « Les musulmans des récits de croisade, qui demeurent résolument enfermés dans la catégorie des adversaires, semblent moins “luxueux”, moins “orientaux” et moins “exotiques” que bon nombre de personnages à la mode orientale, issus de l’Antiquité ou de l’Histoire sainte, mais aussi des gestes épiques ou romanesques, plus propices aux digressions exotique. » (p. 186)

Il n’en demeure pas moins, ainsi que le conclut Fanny Caroff, qu’une révision profonde de la représentation des musulmans s’opère au XVe siècle, quand les artistes occidentaux reconnaissent également au monde musulman une opulence et une esthétique, alors même qu’il était jusqu’alors perçu comme rudimentaire. Il deviendrait d’ailleurs le symbole même de l’exotisme et de la figure de l’altérité, tout en demeurant un adversaire menaçant et redoutable (surtout dans le contexte de l’expansion ottomane). C’est cette « tension entre émerveillement et condamnation » (p. 190) qui caractériserait ainsi le mieux ces relations avec le monde musulmans représentées dans l’iconographie médiévale.

Se centrant ici sur l’époque médiévale, cette étude nous donne ainsi à voir comment se sont déroulées les relations entre chrétiens et musulmans dans les siècles suivant leurs premiers contacts, et quelles représentations en ont découlé : produites dans un contexte d’adversité religieuse et politique, ces images ont ainsi fait du musulman un Autre par excellence. Au final, c’est dans une actualité brulante, celle de la question des représentations de l’islam et des musulmans, que s’inscrit ce bel ouvrage. Notons d’ailleurs que les annexes contiennent un généreux catalogue de 70 enluminures analysées et commentées par l’auteure. Il s’agit d’une richesse supplémentaire pour ce beau livre, qui permettra au lecteur d’aller et venir entre le texte et les images, auxquelles renvoie systématiquement et précisément le propos de Fanny Caroff. Ces belles enluminures aideront ainsi le lecteur dans l’analyse des images.

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :

 Entretien avec Fanny Caroff à l’occasion de la parution de son ouvrage, L’Ost des Sarrasins. Les Musulmans dans l’iconographie médiévale
 La vraie Croix portée à la croisade. Regard croisé sur une sainte relique du Moyen Age
 Cimeterre, arc turquois, javelot ou feu grégeois. La description des armes de l’Autre dans les sources occidentales du Moyen Age
 Le croissant des musulmans. La fabrication d’une identité emblématique au Moyen Age

Fanny Caroff, L’Ost des Sarrasins. Les Musulmans dans l’iconographie médiévale (France-Flandre XIIIe-XVe siècle), Paris, Le Léopard d’or, 2016.

Publié le 12/05/2017


Agrégée d’histoire et élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, Delphine Froment prépare actuellement un projet doctoral. Elle a largement étudié l’histoire du Moyen-Orient au cours de ses études universitaires, notamment l’histoire de l’Islam médiéval dans le cadre de l’agrégation.


 


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