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Historienne et historienne de l’art, Caroline Kurhan est spécialiste de l’Égypte du XIXème et du début XXème siècle.
Le roi Farouk, qui abdique en 1952 en faveur de son fils le prince Ahmed Fouad avant de quitter l’Égypte à la suite du coup d’État des Officiers libres, est paradoxalement le premier souverain s’affirmant comme égyptien et reconnu comme tel par ses sujets.
La marche de la dynastie créée en 1805 par Méhémet Ali le Grand (1805-1849) pour atteindre ce but ne se fit pas facilement. Le fondateur de la dynastie se considéra toute sa vie comme un Turc [1] dont la famille était originaire du plateau anatolien, probablement de Konya. Parmi ses fils, l’ainé, Ibrahim pacha, est le promoteur incontestable d’une dynastie égyptienne ; d’ailleurs des historiens égyptiens comme Mohammed Sabry lui reconnaissent cette qualité. Arrivé jeune en Égypte, il parle couramment le turc, le persan et l’arabe [2], qui devient sa langue de prédilection. Il disait lui même : « je ne suis pas Turc, je suis venu tout enfant en Égypte, et depuis l’Égypte a changé mon sang et je suis complétement arabe ». On le considère comme le premier panarabe car dans ses conquêtes militaires, on lui prête l’idée d’arrêter ses troupes dans ses conquêtes là où on parle plus arabe. Cette vision l’oppose à son père qui reste un Ottoman dans l’âme et qui est imperméable à l’idée qu’il faut, à défaut d’arabiser la dynastie, l’égyptianiser pour l’inscrire dans le temps. La question fera débat entre les deux hommes pendant toute la durée du règne. Ibrahim pacha meurt en 1849, un an avant son père, mais il laisse en héritage à son fils, Ismaïl pacha, et à son petit-fils, le futur roi Fouad, l’idée d’ancrer la dynastie en la fondant totalement dans le pays pour qu’elle n’apparaisse plus comme étrangère.
Ismaïl pacha, qui monte sur le trône en 1863, opère très rapidement deux changements fondamentaux pour la dynastie. Tout d’abord, il change les règles de succession au profit de sa branche, les « Ibrahim » pour s’approprier le pouvoir : désormais, la succession se fait de père en fils. Ensuite, il souhaite s’affranchir de plus en plus de la Porte dont il est au moins théoriquement le vassal, raison pour laquelle il achète au sultan Abdul Aziz le titre de khédive qui signifie « souverain ». Par ces deux transformations, il montre sa volonté de promouvoir une dynastie autonome et de créer un empire arabe dont l’Égypte serait la porte d’entrée pour l’Occident. Dans la foulée, le nouveau khédive encourage la renaissance de la langue et de la littérature arabes. Lors de l’exposition universelle de 1867 à Paris, Ismaïl pacha magnifie son royaume en implantant sur le champ de Mars de somptueux bâtiments à la gloire de l’Égypte ancienne, médiévale et moderne. Dans tous ses choix, le khédive plante l’Égypte dans son histoire et donne à son peuple la fierté d’appartenir à un pays de haute civilisation.
Son fils, le roi Fouad [3], père du roi Farouk, le roi de l’indépendance de l’Égypte, continue dans le même sens en rompant les dernières amarres des liens culturels avec l’Empire ottoman. Il proscrit l’usage de la langue turque au palais et recommande aux dignitaires de sa cour d’arabiser leur nom. Sous son règne, l’identité de l’Égypte est au centre des mouvements d’idées. Quel est l’héritage culturel que l’Égypte moderne doit assumer ? Comment intégrer et revendiquer le passé prestigieux de l’Égypte ancienne dans une civilisation musulmane ? Pour faire face à ces questionnements, le roi Fouad fait élever son fils, le prince Farouk, loin de sa famille qui conserve des traits de civilisation ottomane et des autres enfants de son âge de la famille royale. « Le roi Fouad veillait à ce que son fils Farouk reçut d’abord, des maîtres égyptiens, une instruction arabe et musulmane dont il avait chargé le recteur d’El Azhar. Mais avant de l’envoyer en Angleterre pour y compléter son éducation, il ne donnera jamais d’autres compagnons de jeu, à Farouk, que le jeune Pulli, fils de son coiffeur italien [4] ». Dans son analyse, Adel Sabet va encore plus loin : « Le roi Fouad voulait faire de son fils un Égyptien avant tout, et non un monarque ottoman ou levantin. Le jeune prince devait donc avoir une éducation égyptienne dans laquelle la langue turque, dernier résidu de vassalité de la dynastie de Méhémet Ali à l’égard des Ottomans devait être proscrite. Farouk hérita de ces sentiments et, sa vie durant, afficha un authentique et robuste nationalisme égyptien [5] ».
Lorsque Farouk succède à son père qui meurt en avril 1936, il est immédiatement populaire, si bien qu’il est appelé « Farouk, le bien aimé ». Il apparaît comme le premier souverain véritablement égyptien. Il parle couramment l’arabe. Sa mère Nazle est égyptienne, et il va se marier à une jeune fille de la bourgeoisie égyptienne, Safinaz Zulficar.
De 1937 à 1943, ce seront les années lumineuses du règne Pieux, tolérant, ouvert à des réformes économiques et sociétales. Son règne s’annonce sous les meilleurs auspices. Tout un peuple a foi en lui. Un diplomate en poste au Caire dresse un portrait du souverain à cette époque : « La popularité du roi Farouk était immense quand il monta sur le trône. Il bénéficiait du prestige que son père, grand politique et mécène, avait donné à l’institution monarchique en haussant le pays, au moins en apparence, au rang de grand État moderne. Son jeune âge, son charme personnel et le fait qu’il avait reçu une éducation égyptienne, contribuaient encore à l’enthousiasme avec lequel son investiture fut accueillie dans tout le pays. Les passants s’attroupaient devant les boutiques où son portrait était exposé [6] ».
Il apparaît tout d’abord comme bon et simple. Il apporte spontanément son aide à toute personne qui le sollicite. Farouk se sent porté par son peuple. Les Égyptiens l’aiment en raison de sa jeunesse, de son respect des traditions et surtout de sa piété. Sa grande piété lui vaut le nom de « roi pieux », titre qui lui est vite conféré car il est un modèle de dévotion. Il prie chaque vendredi dans une mosquée différente en se mêlant à son peuple et en affichant ses convictions religieuses. On rapporte que dans une mosquée, un vendredi, on lui apporta un tapis neuf qu’il repoussa en disant : « Dans la demeure d’Allah, tous les croyants sont égaux ! ». Il attira le premier tapis venu pour s’y prosterner. Farouk respecte les préceptes de l’islam mais n’impose pas à son entourage sa pratique. Ainsi, lors des deux grandes fêtes officielles - le jour de l’an et de son anniversaire - l’alcool n’est pas servi en sa présence mais pour tous ceux qui le souhaitent, dans un petit salon. La religiosité du roi va dans le sens de la nouvelle société égyptienne. Le proche entourage du roi compte des hommes qui souhaitent d’ailleurs que le pouvoir royal prenne une dimension religieuse. On y trouve l’oncle du roi, le prince Méhémet Ali Tewfik aussi bigot qu’anglophobe, Aziz el Masri son ancien précepteur…
Dès le début de son règne, Farouk souhaite imposer deux principes majeurs de gouvernement : le roi est pour le peuple tout entier et les hommes politiques de tous les horizons sont égaux à ses yeux. Ils sont tous Égyptiens et le roi n’a de préférence que pour ceux qui font œuvre utile au pays et prouvent leur abnégation : « Le roi Farouk est le roi de tous les Égyptiens sans distinction, et il est facile dès lors de comprendre que les portes du palais soient ouvertes sans aucune considération de partis [7]. »
Le roi Farouk va se lancer dans des réformes par l’application d’un plan quinquennal qui comprend plusieurs axes.
« Deuxième souverain de l’Égypte indépendante, le roi Farouk est le roi des chantiers [8] ». Dans le domaine des travaux publics, une politique d’envergure est lancée qui s’étend à toutes les activités du pays. Il y a d’abord l’électrification du barrage d’Assouan. Le 19 mars 1948, il pose la première pierre de la centrale hydroélectrique d’Assouan dont la mise en fonction doit métamorphoser la vie agricole, économique et sociale des paysans. Dans le même temps, on construit des turbines géantes en Suède et en Suisse ainsi que des générateurs et des transformateurs qui seront mises en place en 1952. Le projet du barrage d’Esneh est également lancé. Une usine de produits chimiques voit le jour. Ces chantiers soutiennent la grande réforme agricole voulue par Farouk. Cette réforme, qui est entreprise dès le début du règne, ne sera jamais totalement appliquée en raison du début de la Seconde Guerre mondiale.
En 1936 est déclenchée une offensive contre le désert qui consistait à amender, irriguer, défricher des terrains arides. Ceux qui avaient défriché recevaient ensuite les terres. Les familles s’installaient dans des villages modernes dotés d’écoles, de centres sociaux dans ce qui avait été peu de temps auparavant le désert.
Une deuxième expérience fournit à son tour de nouveaux territoires. On y établit des fermes coopératives, données en exploitation à de jeunes diplômes sortant des Instituts agricoles. Au lendemain de la guerre, quelques centaines de milliers de feddans du domaine d’État sont vendus à de petits paysans. Au total, un plan d’extension agricole de vingt cinq ans était prévu. Il fut interrompu par le coup d’état des Officiers libres qui ne feront qu’appliquer de manière autoritaire et arbitraire par la confiscation des terres, un plan de réforme agraire. L’idée de la réforme était de morceler les grandes propriétés et d’augmenter le nombre des petits propriétaires ruraux.
Le roi accorde également une attention toute particulière au développement des communications. Des routes nouvelles apparaissent comme Ismaïlia-Alexandrie ou Ismaïlia-Le Caire.
Le domaine de la santé n’est pas oublié. Il est prévu de construire des blocs sanitaires dans les villes et les villages. On veut étendre la lutte contre la malaria et la bilharziose et étendre le réseau d’eau potable.
Farouk a une très haute idée de sa mission, ayant conscience qu’il se doit d’être le roi d’un peuple entier, ne voulant être à la merci d’aucune caste ou intérêt particulier. Il a le souci du social. Il ordonne de vastes distributions pour les pauvres. C’est lui qui introduit pour la première fois dans le Proche-Orient le système occidental de la Sécurité Sociale. On raconte qu’il distribua lui-même les premiers carnets matricules à son effigie, dans lesquels il avait glissé de l’argent prélevé sur sa cassette personnelle [9].
Cet activisme inquiète les ambassadeurs de Grande-Bretagne et des États-Unis car un roi réformateur et aimé de son peuple n’est pas un souverain qui se laissera imposer un tutorat des puissances étrangères. Aussi l’ambassadeur américain Jefferson Caffery écrit avec un certain cynisme : « Il a certainement l’intelligence et la capacité de venir à bout des problèmes sociaux dont il est maintenant urgent de s’occuper à condition qu’il surmonte l’idée que l’armée britannique est sur le Canal, il n’est pas maître dans sa propre maison [10] ».
Farouk, dont certains pensaient qu’il serait un souverain de la trempe de son aïeul, Méhémet Ali, verra son règne anéanti par la Seconde Guerre mondiale et un tragique accident en 1943 sur la route de Kassacine, dont il ne ressortira pas indemne. A partir de cette date, le premier roi égyptien de la dynastie perdra le contrôle de sa vie et de son pays et contribuera à construire le versant noir de son règne. A la lumière éclatante succèdent les ténèbres dont la plupart des mémorialistes voudront seulement se souvenir.
Lire également : Caroline Kurhan, Le roi Farouk, Un destin foudroyé
Notes :
Caroline Kurhan
Historienne et historienne de l’art, Caroline Kurhan est spécialiste de l’Égypte du XIXème et du début XXème siècle. Elle a notamment écrit : Méhémet Ali, Mémoires intimes d’une dynastie (1805-2005), Maisonneuve et Larose (2005) ; Méhémet Ali, histoire singulière du Napoléon de l’Orient, Maisonneuve et Larose (2005) ; Cent mots pour comprendre l’Égypte moderne, Maisonneuve et Larose (2007) ; Princesses d’Egypte, Rive Neuve (2010).
Notes
[1] Il n’était pas Albanais comme de nombreux ouvrages le mentionnent.
[2] Contrairement à son père qui ne parla que le turc et se faisait traduire tous les ouvrages qui l’intéressaient.
[3] Il ne lui succède pas immédiatement. Le khédive Ismaïl sera contraint à l’abdication par les Puissances en 1879, son fils aîné Tewfik lui succèdera, puis son petit-fils le khédive Abbas II qui sera déposé par les Anglais en 1914. La couronne revient alors à un autre fils du khédive Ismaïl, le prince Hussein Kamil qui montera sur le trône avec le titre de sultan. A sa mort en 1917, La question de la succession se pose de nouveau et c’est finalement un autre fils du khédive Ismaïl qui l’emporte : le prince Fouad. Il porte le titre de sultan de 1917 à 1922 puis de roi, quand l’Égypte devient indépendante.
[4] Laforgue (M.), Au fil des jours en Orient, Bruxelles, 1967, p. 70.
[5] Sabet (A.), Farouk, un roi trahi, Paris, 1989, p. 14.
[6] Laforgue (M.), op. cit. p. 130.
[7] Lugol (J.), L’Égypte et la Seconde Guerre mondiale, Le Caire, 1945, p. 78.
[8] Capy (M.), L’Egypte au cœur du monde, Denoël, 1950, p. 100.
[9] Bernard-Derosne (J.), Farouk, la déchéance d’un roi, Paris, 1953, p.106.
[10] Gayffier de Bonneville (A.C de), Pouvoir et société en Égypte de 1942 à 1952, IFAO, 2010, p. 379.
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