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Frères musulmans de Syrie

Par Cosima Flateau
Publié le 30/05/2013 • modifié le 07/03/2018 • Durée de lecture : 9 minutes

50 ans de guerre entre les Frères musulmans syriens et le pouvoir politique

En 1945-1946, le Dr. Mustafa al-Siba’i fonde formellement les Frères musulmans syriens, qui combattent la puissance mandataire française sur le départ et militent pour mettre en place un Etat islamique. La société est très active, à la fois par ses journaux et ses publications littéraires, et sur la scène politique. Les branches syriennes et égyptiennes des Frères demeurent très liées, et lorsque Nasser se met à réprimer les Frères musulmans au milieu des années 1950, c’est la branche syrienne qui prend la tête de l’organisation. Malgré des relations étroites entre les deux pays, le mouvement syrien a des spécificités qui s’expliquent par les configurations sociales et politiques du pays. En Syrie, le mouvement des Frères musulmans doit être lu comme un groupement avant tout communautaire, destiné à défendre les intérêts des sunnites, qui constituent la majorité de la population, mais qui ont une participation mineure dans l’exercice du pouvoir. La question de la légitimité du pouvoir s’y pose aussi de manière flagrante : pour créer un Etat-nation, il a fallu concevoir un pacte sur des bases sécularistes (Al-dîn lillâh, al watan lil jami : la religion pour Dieu, la patrie pour tous), ce qui est difficilement compatible avec la doctrine des Frères musulmans.

A l’époque où se mettent en place les Frères musulmans en Syrie, le parti du Baath combat en faveur de la sécularisation, obtient le soutien d’une partie importante des minorités syriennes et devient le parti le plus important de Syrie. Dès l’arrivée au pouvoir du Baath, se pose la question des relations du parti avec les pouvoirs religieux. En avril 1964, à Hama, tout l’appareil religieux appelle au jihad contre le parti au pouvoir, provoquant le bombardement de la mosquée, et l’extension de la contestation dans les grandes villes syriennes. Le régime baathiste met alors hors la loi les Frères musulmans et exile leur nouveau chef, ‘Isam al-Assar. En 1970, l’arrivée au pouvoir du général putschiste Hafez al-Assad confirme l’orientation confessionnelle prise par le régime : c’est un président alaouite qui détient le pouvoir, dans un pays où la communauté sunnite est largement majoritaire. Le conflit devient ouvert avec la constitution promulguée en 1973, dans laquelle aucune mention n’est faite de la religion du chef de l’Etat. Cela provoque la réaction des oulémas favorables à une clause prescrivant l’adoption de l’islam comme religion de l’Etat. La question des relations entre politique et religion provoque de violents affrontements, auxquels participent les Frères musulmans : ils présentent Assad comme ennemi de Dieu et appellent au djihad contre lui et contre le régime. Assad réintroduit alors une clause disant que le chef de l’Etat - en l’occurrence, un alaouite, à savoir lui-même - doit être musulman, ce qui n’est pas sans poser problème à un certain nombre de sunnites. Le chef de l’Etat fait alors montre d’une certaine volonté de conciliation en multipliant les gestes symboliques et en permettant la construction de nouvelles mosquées.

L’organisation des Frères musulmans se radicalise dans les années 1970 sous l’effet de plusieurs facteurs politiques et économiques externes : l’allure laïciste, rurale et socialiste prise par le régime baathiste gouverné par les officiers alaouites ; le renforcement du système autoritaire ; la détérioration de la situation économique. La radicalisation fut aussi le résultat d’une dynamique interne, marquée par la division des Frères musulmans à la fin des années 1960, entre une aile alépine plus radicale, et une aile damascène plus modérée. Au sein du mouvement, la victoire d’Abdel Fatah Abu Ghuddah en 1972, représentant de l’axe du Nord, et la démission des disciples d’Issam al-Attar, qui menait l’aile de Damas, marque la victoire de la tendance radicale, qui milite en faveur de la lutte armée contre le régime « impie » d’al-Assad. En octobre 1979, la confrérie syrienne des Frères musulmans décide de mettre en place une branche armée, qui déclare le jihad contre les troupes de Hafez al-Assad, et s’allie à une organisation, l’Avant-garde combattante. Le 16 juin 1979, un attentat contre l’école d’artillerie d’Alep, qui cause la mort de 83 cadets, tous alaouites, provoque la répression des Frères musulmans. La Syrie entre dans la spirale du terrorisme, tandis que le pouvoir politique, qui hésite au début entre conciliation et manière forte, finit, à l’instigation de Rif’at al-Assad, par choisir la seconde option. A partir de 1980, est créé un commandement intégré entre les dirigeants des Frères musulmans, l’aile de Damas et l’Avant-garde combattante. Les Frères exposent également dans un manifeste leur programme détaillé pour un futur Etat islamique de Syrie, réclamant notamment la lutte contre la corruption et la fin d’un régime « sectaire » gouverné par une minorité. C’est le début d’une répression sans concession qui aboutit au massacre de Hama.

La ville d’Hama était un bastion de l’opposition au régime constituée par les Frères musulmans. En avril 1981, un premier accrochage se produit entre les forces de l’ordre et les Frères musulmans qui enfoncent un check-point. Par mesure de rétorsion, les forces spéciales traquent maison par maison les suspects, provoquant la mort d’environ 350 personnes, de nombreux départs en exil et emprisonnements. La situation se tend à nouveau avec l’assassinat par des islamistes d’Anouar al-Sadate en octobre 1981, qui provoque à Damas la distribution de tracts menaçant le chef de l’Etat du même sort. En février 1982, des affrontements sanglants entre l’armée et les Frères musulmans surviennent à nouveau à Hama, où environ 100 personnalités, membres du gouvernement ou du parti, sont assassinées par les Frères. Les forces spéciales sont à nouveau envoyées dans la ville, qui subit tirs de roquettes, d’artillerie et de chars. Cet événement porte un coup très important aux Frères musulmans et reste un moment-phare de la répression de l’opposition par le régime. Dans les années qui suivent, Hafez al-Assad modifie quelque peu sa politique intérieure et sa politique extérieure. A l’intérieur, un certain nombre de Frères peuvent profiter d’une amnistie accordée par le pouvoir ; à l’extérieur, il décide de se rapprocher de la République islamique d’Iran et apporte son soutien à diverses organisations musulmanes (Jihad islamique palestinien sunnite, Hezbollah libanais chiite).

Les Frères musulmans de Syrie dans l’espace régional moyen-oriental

L’opposition des Frères musulmans au régime a également un volet extérieur, par la condamnation du rapprochement syro-iranien. A partir des années 1970 en effet, la Syrie, isolée sur la scène régionale, met en place une entente avec la République islamique d’Iran. Les Frères musulmans de Syrie, en général, soutiennent dans un premier temps la révolution khomeyniste, dans laquelle ils voient le prélude à un mouvement plus global dans le monde musulman. Ils espèrent profiter de ce changement pour se débarrasser du régime d’Hafez al-Assad et mettre en place l’Etat islamique dont ils rêvent. Cependant, les étroites relations qui perdurent entre le régime syrien et l’Iran ne tardent pas à les faire déchanter. L’amitié entre la Syrie et l’Iran est confirmée lors de la guerre Iran-Irak : contrairement aux autres pays arabes, la Syrie fait le choix de soutenir Khomeiny, recevant pour ses bons offices des livraisons de pétrole. En retour, quand éclatent des affrontements entre les Frères musulmans syriens et les forces de sécurité, les Iraniens accusent les Frères de conspirer avec Israël, l’Egypte et les Etats-Unis. Les Frères musulmans syriens commencent alors à considérer sérieusement l’Iran comme un régime chiite sectaire, et se tournent vers le régime irakien de Saddam Hussein, qui leur fournit un soutien politique et financier. En 1982, l’Irak soutient la mise sur pied d’une coalition regroupant plusieurs factions de l’opposition syrienne incluant les Frères musulmans, l’Alliance nationale pour la libération de la Syrie.

Les Frères musulmans de Syrie lisent la situation géopolitique régionale au prisme de cette alliance entre le régime alaouite/chiite des Assad et de l’Iran chiite. Ils soupçonnent l’Iran de vouloir restaurer la gloire de l’ancien empire perse et de vouloir imposer à tout le monde musulman l’adoption de la doctrine chiite, qu’ils jugent hérétique. Les Frères musulmans ont ainsi regardé la guerre entre Israël et le Hezbollah en 2006 d’après cet axe chiite Iran-Syrie-Hezbollah : selon eux, le but de la guerre n’était pas de combattre au nom du Liban, mais de mettre à terre le gouvernement légitime du Liban pour préparer la domination du pays par les chiites. Sur la question de la Palestine, les Frères musulmans syriens s’interrogent aussi sur l’agenda caché de l’Iran : la libération de la Palestine n’est-elle pas un prétexte à l’instauration du vilayat-e faqih et à l’affirmation de l’Iran sur la scène régionale ?

Les Frères musulmans aujourd’hui

Sur la scène intérieure, le massacre de Hama révèle et creuse les différends entre les clans des Frères musulmans, notamment le clan de Damas et le clan d’Alep. Le régime cherche à mettre à l’épreuve la cohésion de l’organisation dans les négociations et met au grand jour les divisions entre les partisans de la lutte armée et ceux des négociations. Au cours des années 1990, le mouvement prend conscience que la radicalisation des années 1970 a fini par nuire au mouvement. L’avocat Ali Sadreddine al-Bayanouni, originaire d’Alep, qui prend en 1996 la tête du mouvement, entraîne ce dernier vers plus de modération, en renonçant à la violence et en reconnaissant la responsabilité des Frères dans les affrontements des années 1970-1980. Ils proclament désormais leur attachement à la démocratie, au pluralisme et aux droits des minorités religieuses. Quand Bachar al-Assad arrive au pouvoir, les Frères musulmans sont dans une position difficile, affaiblis par leur exil. Pourtant, à partir des années 2000, ils arrivent à prendre davantage de place sur la scène politique, grâce à des liens avec l’opposition. En 2005, après l’échec du « Printemps de Damas », ils s’allient avec les opposants au régime en établissant une plate-forme commune, et cherchent à préparer leur retour en Syrie. Cette politique d’alliance avec l’opposition est remise en question en 2009, dans le contexte de la guerre dans la bande de Gaza : ils soutiennent alors le régime contre Israël. Il semble qu’après 2009, les Frères musulmans de Syrie mettent en sourdine leurs attaques contre le régime, conscients de leur faiblesse, après 30 ans d’opposition hors de Syrie. Ils n’ont plus alors d’alliés, comme le faisait Saddam Hussein, et le soutien apporté par les autres pays arabes, Arabie saoudite et Jordanie en tête, dépend des relations que ces derniers entretiennent avec le régime de Damas. Lorsque les relations se réchauffent, les Frères musulmans disposent d’une liberté d’action moindre. En outre, sur le plan intérieur, l’exil des chefs de file des Frères a coupé le mouvement de sa base sociale. Même leurs enfants ne peuvent plus poser le pied sur le sol syrien, et ils sont parfois vus comme des étrangers au sein de leur propre pays. Cependant, le conflit qui oppose une partie de la population syrienne au régime de Bachar al-Assad depuis presque trois ans, offre pour les Frères musulmans de Syrie une fenêtre d’opportunité.

Dans le contexte de la crise en Syrie, après avoir appelé à une ouverture politique et à des réformes dans le pays, les Frères musulmans insistent, au début des événements, sur le caractère pacifique des revendications populaires. Ils refusent une intervention étrangère pour régler le conflit, mais participent à l’étranger à la plupart des congrès tenus par l’opposition. Leur capacité à régler leurs conflits internes et le fait qu’ils aient pu apparaître comme une opposition majeure au régime, en dépit d’un exil qui a fragilisé leurs bases sociales en Syrie, explique peut-être la place que les Frères musulmans réussissent à prendre dans la crise syrienne. Disposant de 20 sièges sur 400 au sein du Conseil National Syrien, principal organe de l’opposition unifiée, elle n’en est pas moins le groupe le plus influent. Sa place est notamment affermie par son implication dans le secours aux populations, et les nombreux soutiens financiers dont disposent les Frères leur permettent de reconquérir une base sociale sur le terrain. En dépit de leur attachement à une solution pacifique, ils soutiennent la confrontation armée en finançant des groupes rattachés à l’Armée Syrienne Libre (ASL). Ils tiennent aujourd’hui un discours destiné à rassurer aussi bien les minorités religieuses en Syrie que les Etats occidentaux inquiets de la situation, et doivent à présent convaincre certains bénéficiaires du régime d’al-Assad (notamment une bourgeoisie sunnite enrichie dans les affaires) que leurs intérêts ne seront pas remis en cause. Leur omniprésence dans cette crise inquiète pourtant l’Occident, qui craint qu’ils ne prennent sous leur coupe l’opposition en éliminant les éléments laïcs. En Syrie, les Frères musulmans sont également en concurrence avec d’autres associations politiques islamiques, et ne font pas nécessairement l’unanimité parmi les sunnites.

EN LIEN AVEC CET ARTICLE, LIRE EGALEMENT :
 Le Baas syrien face à la mouvance islamique sunnite
 La situation en Syrie. Deuxième partie : Qui constitue l’opposition syrienne, caractérisée par sa fragmentation ?
 La situation en Syrie. Troisième partie : Les soutiens du gouvernement syrien et de l’opposition, les raisons historiques et/ou stratégiques. La Syrie est-elle devenue un théâtre d’affrontement confessionnel sunnites-chiites et d’une guerre par procuration ?

Bibliographie :
 Olivier CARRE et Gérard MICHAUD, Les Frères Musulmans (1928-1982), Egypte et Syrie, 1983.
 Raphaël LEFEVRE, « Révolution et violence en Syrie : l’héritage des frères musulmans », dans Maghreb-Machrek n°213, automne 2012.
 Ignace LEVERRIER, « Les Frères musulmans syriens dans la révolution et dans la Syrie post Bachar el-Assad », Magazine Moyen-Orient n°12, octobre-décembre 2011.
 Michel SEURAT, Syrie, L’Etat de barbarie, PUF, 2012 (rééd.).
 Yvette Talhamy, « The Syrian Muslim Brothers and the Syrian-Iranian Relationship », The Middle East Journal, Volume 63, Number 4, Autumn 2009, pp. 561-580.

Publié le 30/05/2013


Agrégée d’histoire, élève à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, les recherches doctorales de Cosima Flateau portent sur la session du sandjak d’Alexandrette à la Turquie (1920-1950), après un master sur la construction de la frontière nord de la Syrie sous le mandat français (1920-1936).


 


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