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« Israël n’enregistre aucun mort du COVID-19 pour la première fois en 10 mois » [1], « Israël serait sur le point d’atteindre l’immunité collective » [2], « En Israël, la réouverture des restaurants et le ‘retour à la vie’ après une campagne de vaccination massive » [3] … Les titres de presse ne manquent pas pour illustrer le succès de la campagne vaccinale israélienne, en avance de plusieurs mois sur la quasi-totalité des pays du monde tant par sa réactivité, son efficacité et son ampleur.
La campagne vaccinale contre le COVID-19 s’avère, de fait, un indicateur fort instructif de la situation géopolitique au Moyen-Orient, notablement touché par la pandémie de coronavirus. En effet, alors qu’Israël reste fidèle à son traditionnel unilatéralisme, ici vis-à-vis des laboratoires producteurs de vaccins [4], et mobilise son appareil militaro-sécuritaire [5] pour accélérer la vaccination de sa population, la Turquie, l’un des pays les plus touchés par le virus exprime quant à elle sa volonté de produire ses propres vaccins [6] et de les distribuer aux pays en voie de développement [7], la Syrie, l’Irak ou encore le Yémen, bouleversés par des conditions sécuritaires pour le moins dégradées, restent à la peine en matière de vaccination.
Le choix du vaccin n’est pas non plus anodin, et témoigne des alliances - et divergences - régionales. En effet, les vaccins principalement distribués au Moyen-Orient sont pour le moment américains (Pfizer et Moderna notamment), chinois (Sinopharm et Sinovac) et russe (Spoutnik V) ; si le choix de ces vaccins a été influencé, initialement, par leur date de mise sur le marché, des dynamiques géopolitiques semblent indéniables : tandis que l’Egypte, proche de la Russie sur les théâtres syrien et libyen, annonce produire prochainement sur son sol le vaccin Spoutnik V [8], les alliés traditionnels des Etats-Unis que sont le Qatar, le Koweït, ou encore l’Arabie saoudite ont basé leur campagne vaccinale sur les vaccins américains. A contrario, l’Iran parie sur le vaccin russe tandis que la Turquie, en froid avec les Etats-Unis et qui entretient une relation complexe avec la Russie, a pour le moment commandé massivement ses vaccins auprès de Pékin.
Cet article entend donc exposer la géopolitique de la vaccination contre le COVID-19 au Moyen-Orient en dressant, tout d’abord, un état des lieux de cette vaccination à travers la région, tant au sein des pays en paix (première partie) qu’en guerre (deuxième partie). Le choix des vaccins et les politiques vaccinales seront ensuite analysés au prisme des dynamiques politiques et diplomatiques parcourant actuellement la région (troisième partie).
Les pays les plus fortunés de la région s’avèrent, aujourd’hui, ceux réussissant le mieux leurs campagnes vaccinales ; ainsi, bien que la Turquie ait par exemple administré deux fois plus de vaccins qu’Israël (22, 82 millions côté turc et 10,5 millions côté israélien) et davantage encore que l’Arabie saoudite (9, 21 millions), le Qatar (1,56 million), les Emirats arabes unis (10, 55 millions) (lien vers un article consacré aux EAU face au COVID : https://www.lesclesdumoyenorient.com/Interview-with-Dr-Robert-Mogielnicki-The-UAE-within-a-shifting-landscape.html) et Bahreïn (1, 24 million) cumulés (22,56 millions de doses en tout) [9], ces nombres ne permettent pas de retranscrire le degré de succès des campagnes vaccinales de ces pays en raison des grandes disparités démographiques les caractérisant (82 millions d’habitants pour la Turquie contre 2,83 millions pour le Qatar en 2019, par exemple [10]).
De fait, le nombre de vaccinations pour 100 habitants se montre, lui, plus éloquent. Ainsi, alors que la Turquie a administré 27 doses pour 100 habitants, cet indicateur croît à 54 pour le Qatar et 72 pour Bahreïn, avant de caracoler à 106 pour les Emirats arabes unis et 121 pour Israël. L’Arabie saoudite reste toutefois à la traîne, derrière la Turquie, avec 26 doses administrées pour 100 habitants [11]. La carte jointe à cet article permet d’illustrer ces différences, tant dans les chiffres bruts du nombre de vaccinations que de ceux du nombre de doses administrées pour 100 habitants.
En-dehors des pays en guerre ou connaissant une forte instabilité sécuritaire, et à qui la partie suivante sera intégralement consacrée, le reste du Moyen-Orient se montre nettement à la traîne. Ainsi, la Jordanie (9 vaccins pour 100 habitants), le Liban (6%), le Sultanat d’Oman (6%) ou encore les Territoires palestiniens (4%) affichent des scores médiocres et relativement proches ; d’autres pays, comme l’Iran (1,77%), l’Irak (0,74%) et l’Egypte (0,64%) ne dépassent pas les 2 vaccins administrés pour 100 habitants.
Les traditionnelles disparités d’aisance financière entre pays du Moyen-Orient expliquent ces écarts entre les campagnes vaccinales à travers la région ; il n’apparaît pas anormal, en effet, que les quatre pays ayant le taux de vaccination le plus élevé dans la région (Israël, Emirats arabes unis, Qatar et Bahreïn) figurent également parmi les plus riches : ainsi le Qatar affiche-t-il le PIB par habitant le plus élevé de la région avec 116, 936 $, suivi par les Emirats arabes unis (67, 293 $), Bahreïn en cinquième position (43, 291 $) et Israël en septième (33,132 $).
Toutefois, comme ces chiffres le montrent par ailleurs, le podium des pays en tête du classement des plus forts taux de vaccination ne coïncide pas exactement avec celui des pays ayant le plus fort PIB par habitant : ainsi, comment expliquer qu’Israël, dont le PIB par habitant est 3,5 fois moindre que le Qatar, puisse-t-il afficher un taux de vaccination pourtant plus de deux fois supérieur ?
Un grand nombre de facteurs entre en compte, dont une large part s’avère géopolitique et sera exposée en troisième partie de cet article. D’autres se montrent, quant à eux, propres à la région. Ainsi, la réticence à se faire vacciner apparaît comme l’une des raisons principales freinant actuellement les campagnes vaccinales à travers le Moyen-Orient : les habitants de la région se montrent, en très grand nombre (83% selon une étude réalisée en mars 2021 [12]), réfractaires à l’idée de se voir administrer un vaccin, notamment par méfiance et suspicion. Ainsi, un fonctionnaire irakien interviewé par le quotidien allemand Deutsche Welle en avril dernier [13] expliquait avoir pris rendez-vous afin de se faire vacciner avant, finalement, de rebrousser chemin : « le vaccin est arrivé tellement vite ici […]. C’est vraiment étrange. En Irak, les choses comme ça, vous n’y avez normalement pas accès sans corruption, ou alors vous devez payer quelqu’un. Mais ce vaccin est non seulement gratuit mais il est aussi disponible pour tout le monde. C’est un peu douteux ».
De fait, une vaste étude réalisée en mars 2021 dans les pays du Moyen-Orient et en Afrique du Nord montrait que, parmi une très large gamme de motifs (« j’ai peur des aiguilles », « la plupart des gens ont déjà eu le COVID », « les vaccins n’ont pas été testés sur des Arabes »…), les cinq premières raisons avancées par les sondés tenaient quasi-toutes de la méfiance envers les institutions politiques et sanitaires, tant nationales qu’internationales : si la « crainte des effets secondaires » est invoquée sans surprise par 61,4% des sondés, ils sont en revanche 55,7% à invoquer que le « vaccin a été produit trop vite », 46,1% à penser que la « production du vaccin a été faite à la va-vite », 39,1% à se « montrer méfiants envers les politiques de santé publique » déployées dans leur pays et 27,3% à ne « ne pas avoir confiance dans les laboratoires et les études scientifiques » [14].
En 2019 déjà, avant même que n’émerge le nouveau coronavirus, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) listait la réticence à se faire vacciner comme l’une des dix menaces majeures à la santé mondiale [15]. De fait, le 13 janvier 2021, une étude publiée dans la revue médicale « Vaccines » s’alarmait des faibles taux d’acceptation de la vaccination au COVID-19 dans la région, soulignant par exemple que seuls 23% des personnes interrogées au Koweït et 28% en Jordanie se disaient prêtes à se faire vacciner [16]. En Egypte, un sondage réalisé auprès de 27 000 étudiants en médecine en janvier 2021 [17] montrait que, si la plupart des étudiants se disaient favorables à la vaccination, plus de 46% d’entre eux affirmaient toutefois préférer attendre avant de passer à l’acte. Au Liban, selon une enquête réalisée le même mois, seules trois personnes sur dix se disaient prêtes à se faire vacciner [18]. Enfin, au Yémen, un sondage réalisé en février dans la ville d’Aden montrait que 84% des sondés ne souhaitaient pas être vaccinés [19].
De fait, au-delà de la richesse de chaque pays, vecteur incontestable de succès - ou non - de la lutte contre le COVID-19, la perception des vaccins par les populations et leur adhésion à la campagne vaccinale se montrent déterminantes : les pays ayant les taux de vaccination les plus élevés du Moyen-Orient ne le doivent pas seulement à leur aisance financière mais également à l’acceptation des vaccins par leur population. Ainsi, en janvier et mars 2021, 82% des Emiratis [20], 80% des Qataris [21] et 78,1% des Israéliens [22] se montraient favorables à la vaccination. Plusieurs raisons sont avancées afin d’expliquer ces différences d’acceptation des vaccins à travers la région : différences d’intensité de la couverture médiatique de la vaccination, disparités de qualité de l’éducation, notamment supérieure, etc. [23].
Toutefois, si le facteur de la réticence ou de l’acceptation des vaccins s’avère instructif pour expliquer les disparités de taux de vaccination à travers le Moyen-Orient, il ne suffit pas à expliquer, à lui seul, les particularismes propres à chaque pays. Ainsi dans le cas d’Israël par exemple, l’Etat hébreu a joui d’une situation économique favorable à l’achat en masse de vaccins et d’une population très ouverte à la vaccination, mais il a surtout su engager les moyens politiques, diplomatiques et sécuritaires nécessaires à l’acquisition de vaccins avant la majeure partie du reste du monde ; Tel Aviv aurait notamment passé, le 6 janvier 2021, un accord initialement secret avec le laboratoire Pfizer afin que celui-ci envoie des stocks exceptionnels de vaccins à l’Etat hébreu, moyennant le partage des données épidémiologiques [24]. Les ressources du Mossad, principal service de renseignement israélien, auraient également été mobilisées afin d’aider Israël à se procurer certains équipements médicaux (respirateurs, masques, etc.) [25].
Sitographie :
– Covid-19 : Israel records no daily deaths for the first time in 10 months, BBC News, 24/04/2021
https://www.bbc.com/news/world-middle-east-56868383
– Covid : ’Israel may be reaching herd immunity’, BBC News, 14/04/2021
https://www.bbc.com/news/health-56722186
– Covid-19 : en Israël, la réouverture des restaurants et le « retour à la vie » après une campagne de vaccination massive, Le Monde, 07/03/2021
https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/03/07/covid-19-dans-le-monde-en-israel-la-reouverture-des-restaurants-et-le-retour-a-la-vie_6072262_3244.html
– Pourquoi Israël réussit tellement mieux que la France sa vaccination contre le Covid-19, le Monde, 14/03/2021
https://www.lemonde.fr/blog/filiu/2021/03/14/pourquoi-israel-reussit-tellement-mieux-que-la-france-sa-vaccination-anti-covid19/
– Coronavirus : Israel’s Mossad ‘brought’ COVID-19 vaccine from China, says report, Al Arabiya, 26/10/2020
https://english.alarabiya.net/coronavirus/2020/10/26/Coronavirus-Israel-s-Mossad-smuggled-COVID-19-vaccine-from-China-says-report
– Turkey’s locally made vaccines report progress in development, Daily Sabah, 23/04/2021
https://www.dailysabah.com/turkey/turkeys-locally-made-vaccines-report-progress-in-development/news
– Turkey decries COVID-19 vaccine injustice, offers domestic jab, Daily Sabah, 30/03/2021
https://www.dailysabah.com/turkey/turkey-decries-covid-19-vaccine-injustice-offers-domestic-jab/news
– UAE hits Covid vaccination rate of 100.10 per 100 residents, Khaleej Times, 21/04/2021
https://www.khaleejtimes.com/coronavirus-pandemic/uae-hits-covid-vaccination-rate-of-10010-per-100-residents
– Libya’s war : Who is supporting whom, Al Jazeera, 09/01/2020
https://www.aljazeera.com/news/2020/1/9/libyas-war-who-is-supporting-whom
– Coronavirus : Arab countries struggle with high vaccine hesitancy, DW, 16/04/2021
https://www.dw.com/en/middle-east-covid-vaccine-rollout-hesitancy/a-57227395
– Ten threats to global health in 2019, WHO, 2019
https://www.who.int/news-room/spotlight/ten-threats-to-global-health-in-2019
– A growing sense of hesitancy as Lebanon’s vaccine rollout stutters, Al Arabiya, 17/03/2021
https://english.alarabiya.net/coronavirus/2021/03/17/Coronavirus-A-growing-sense-of-hesitancy-as-Lebanon-s-vaccine-rollout-stutters
– COVID-19 Vaccine Hesitancy Worldwide : A Concise Systematic Review of Vaccine Acceptance Rates, MDPI, 13/01/2021
https://www.mdpi.com/2076-393X/9/2/160
– Israel Discloses its Agreement with Pfizer for De-identified COVID-19 Vaccine-related Health Data, Lexology, 31/01/2021
https://www.pearlcohen.com/israel-discloses-its-agreement-with-pfizer-for-de-identified-covid-19-vaccine-related-health-data/
– Saudi Arabia begins inoculating people with Pfizer COVID-19 vaccines, Reuters, 16/12/2020
https://www.reuters.com/article/us-health-coronavirus-saudi-idUSKBN28Q347
Emile Bouvier
Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.
Notes
[3] https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/03/07/covid-19-dans-le-monde-en-israel-la-reouverture-des-restaurants-et-le-retour-a-la-vie_6072262_3244.html
[4] https://www.lemonde.fr/blog/filiu/2021/03/14/pourquoi-israel-reussit-tellement-mieux-que-la-france-sa-vaccination-anti-covid19/
[5] https://english.alarabiya.net/coronavirus/2020/10/26/Coronavirus-Israel-s-Mossad-smuggled-COVID-19-vaccine-from-China-says-report
[6] https://www.dailysabah.com/turkey/turkeys-locally-made-vaccines-report-progress-in-development/news
[7] https://www.dailysabah.com/turkey/turkey-decries-covid-19-vaccine-injustice-offers-domestic-jab/news] ; pendant ce temps, alors que les monarchies pétrolifères du Golfe persique parviennent à acheter de vastes quantités de vaccins et à atteindre des taux de vaccination parmi les plus élevés du monde [[https://www.khaleejtimes.com/coronavirus-pandemic/uae-hits-covid-vaccination-rate-of-10010-per-100-residents
[9] Chiffres en date du 02/05/2021 issus notamment de https://ourworldindata.org/covid-vaccinations
[12] Eyad A. Qunaibi, Mohamed Helmy, Iman Basheti, Iyad Sultan, A High Rate of COVID-19 Vaccine Hesitancy Among Arabs : Results of a Large-scale Survey, medRxiv 2021.03.09.21252764 ; doi : https://doi.org/10.1101/2021.03.09.21252764
[14] Eyad A. Qunaibi, Mohamed Helmy, Iman Basheti, Iyad Sultan, A High Rate of COVID-19 Vaccine Hesitancy Among Arabs : Results of a Large-scale Survey, medRxiv 2021.03.09.21252764 ; doi : https://doi.org/10.1101/2021.03.09.21252764
[17] Saied, SM, Saied, EM, Kabbash, IA, Abdo, SAE.. Vaccine hesitancy : Beliefs and barriers associated with COVID-19 vaccination among Egyptian medical students. J Med Virol. 2021 ; 1-12. https://doi.org/10.1002/jmv.26910
[18] https://english.alarabiya.net/coronavirus/2021/03/17/Coronavirus-A-growing-sense-of-hesitancy-as-Lebanon-s-vaccine-rollout-stutters
[20] Ibid.
[21] Alabdulla, Majid & Reagu, Shuja & Al-Khal, Abdullatif & Elzain, Marwa & Jones, Roland. (2021). COVID-19 vaccine hesitancy and attitudes in Qatar : A national cross-sectional survey of a migrant-majority population. Influenza and Other Respiratory Viruses. 2021 ;00 ;1-10. 1-10. 10.1111/irv.12847.
[22] Saied, SM, Saied, EM, Kabbash, IA, Abdo, SAE.. Vaccine hesitancy : Beliefs and barriers associated with COVID-19 vaccination among Egyptian medical students. J Med Virol. 2021 ; 1-2. https://doi.org/10.1002/jmv.26910
[23] Sallam, M. COVID-19 vaccine hesitancy worldwide : a systematic review of vaccine acceptance rates Author. medRxiv 2020.12.28.20248950 (2021) doi:10.1101/2020.12.28.20248950
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