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Alors que la situation de la région arabe – Moyen-Orient comme Afrique du Nord – semble s’enfoncer dans une impasse, l’universitaire d’origine libanaise Gilbert Achcar, professeur à la School of Oriental and African Studies de Londres, soutient que le processus révolutionnaire n’est pas avorté et qu’il mérite d’être pensé sur le long terme. C’est la thèse qu’il défend dans son dernier ouvrage publié aux éditions Sindbad-Actes Sud, Symptômes morbides, la rechute du soulèvement arabe, qui analyse les développements politiques de ces dernières années dans la région, particulièrement en Syrie et en Égypte. Cet ouvrage fait suite à une première étude, publiée en 2013 : Le Peuple veut, une exploration radicale du soulèvement arabe, et dont il se veut une mise à jour.
L’ouvrage discute donc les lendemains des prometteuses révolutions engagées en 2011, insistant sur les sarcasmes qui suivirent l’appellation hâtive de « printemps arabes » qui leur fut attribuée. Selon lui, ces mouvements de révoltes furent trop vite comparés à la chute des régimes communistes en Europe de l’Est au tournant des années 1990 ; ce sur quoi Achcar insiste est bien que « le soulèvement arabe n’était pas, ou pas uniquement ni même principalement, une ‘transition démocratique’ » (p. 20). Il montre au contraire que les révolutionnaires de la première heure n’étant pas parvenus à se rassembler pour constituer une force suffisamment indépendante pour s’opposer à ce qu’il appelle les « États patrimoniaux », prépondérants dans la région arabe. Ce qu’il désigne par « État patrimonial », qui comprend les huit monarchies arabes ainsi que la Libye et la Syrie d’avant 2011, avait ainsi « plus à voir avec l’absolutisme européen d’antan, l’Ancien Régime au sens historique du terme, qu’avec l’État bourgeois moderne » (p. 22). Dans ce cadre, le processus révolutionnaire déclenché dans ces pays en 2011 ne pouvait pas reproduire le modèle observé en Europe de l’Est ; et n’ayant pu se défaire des appareils d’État construits par ces familles dominantes, la révolution fut suivie d’une contre-révolution. Le profil progressiste des révolutionnaires n’était pas toujours ni majoritaire ni n’avait le plus d’influence. Dans ces pays à majorité musulmane, le soutien financier des pays du Golfe et de la Turquie sunnite ainsi que de l’Iran, conduisit à une confessionnalisation du confit. La seule opposition viable dans la région aux régimes « patrimoniaux » a donc semblé être l’opposition islamique, qu’Achcar présente comme étant une alternative politique tout aussi réactionnaire que les régimes en place.
Gilbert Achcar reproche donc à l’Europe et aux États-Unis leur absence de soutien aux révolutionnaires progressistes qui s’étaient mobilisés dès la première heure. Il consacre la première partie de son ouvrage aux développements des premières années de la guerre en Syrie, en retraçant les étapes de ce qui a mené à la guerre civile et à l’impasse que l’on connaît aujourd’hui. Selon lui, le recul des puissances occidentales devant l’attente de soutien des groupes révolutionnaires « progressistes » provoqua des « dynamiques fatales engendrées par l’absence de contrepoids à la supériorité militaire du régime syrien » (p. 36) et un vide, dans lequel se sont glissées des organisations islamiques plus ou moins radicales soutenues par les monarchies du Golfe et la Turquie, comme Al-Qaeda et l’État islamique. En sortant les djihadistes de prison, Bachar al-Assad a lui aussi participé à cette promotion de l’islamisme, qui le sert dans cette guerre en ce qu’il fait apparaître le régime en place comme la seule alternative solide pour le peuple syrien et auprès des communautés internationales. Gilbert Achcar explique l’immobilisme des Américains par leur « obsession d’assurer une ‘transition dans l’ordre’ et d’éviter de rejouer la débâcle irakienne, par la préservation de l’appareil d’État syrien » (p. 46). La seule ligne rouge imposée par Washington fut celle de l’utilisation des armes chimiques par le régime, en raison des risques qui débordent les simples frontières syriennes – et Gilbert Achcar cite Barack Obama qui en 2012 s’exprimait sur la question « cruciale » des armes chimiques : « c’est une question qui ne concerne pas que la Syrie ; elle concerne nos proches alliés dans la région, y compris Israël. Elle nous concerne » (p. 45). Gilbert Achcar, en comparant le résultat de la débâcle irakienne provoquée par l’intervention militaire de George W. Bush et la situation dans laquelle se trouve plongée la Syrie suite à la non-assistance de Washington aux rebelles progressistes sous Obama, en arrive à établir une symétrie entre les deux gouvernements américains. Effectivement, la dévastation de l’Irak, dans un cas, et de la Syrie dans l’autre, ont conduit dans les deux cas à la montée de l’intégrisme islamique, par ailleurs « ennemi préféré du régime Assad » selon Gilbert Achcar (p. 59), puisqu’il déplace le conflit sur le terrain confessionnel et le détourne des revendications politiques initiales des rebelles. Par ailleurs, le « désarroi » de Washington « a ouvert la voie à la Russie pour un renforcement considérable de sa présence militaire directe en Syrie » (p. 80) au moment où le régime syrien était en repli. Pour Gilbert Achcar, l’affrontement de ces puissances et de ces influences en Syrie rend difficile une transition durable et capable d’« endiguer la catastrophe avec succès » (p. 89).
Le 23 juillet est la date du putsch des Officiers libres, mené par Gamal Abdel Nasser, contre la monarchie égyptienne, en 1952. Lorsque le maréchal Abdel Fattah al-Sissi renverse le 3 juillet 2013 le premier président de « l’éphémère Deuxième République égyptienne née en 2011 » (p. 112), ses partisans ont comparé ce coup d’État à celui de Nasser. Gilbert Achcar, lui, fait la différence entre le « coup d’État révolutionnaire » de Nasser, qui transforma le régime politique égyptien, et le « coup d’État réactionnaire » d’al-Sissi qui, au contraire, a restauré l’ancien régime, militaire, de l’Égypte. Cette réaction a fait suite à la confiscation de la révolution par les Frères musulmans, qui, avec l’aide du Qatar, s’imposent comme principale force politique organisée d’opposition à l’ancien régime, alors même qu’ils ne comptaient pas parmi les groupes révolutionnaires ayant appelé à se mobiliser le 25 janvier 2011. Une fois encore, l’opposition de gauche a du faire face à deux systèmes contre-révolutionnaires : celui de l’armée et celui des Frères musulmans, l’un se trouvant successivement – dans les années qui suivent la chute de Moubarak – l’alternative de l’autre. Élu, Morsi échoue toutefois « dans l’obtention du consentement » (p. 118), et il est vite dénoncé pour n’avoir pas tenu ses promesses électorales. La situation politique, tenue par la violence, se dégrade également en raison de l’aggravement de la situation économique et sociale, rendue plus difficile par l’application des réformes requises par le Fonds Monétaire International (FMI). En avril 2013 se développe la campagne progressiste anti-Morsi Tamarrod (« rébellion »), qui s’est finalement tournée vers l’armée pour renverser le régime de Morsi. L’armée reprend alors le pouvoir, « détournant une nouvelle fois la volonté du peuple » (p. 154). Sissi est élu président en 2014, restaurant du même coup « la dimension militaire de l’État égyptien » (p. 196). « En Égypte », conclut l’auteur, « comme dans l’ensemble de la région arabe, l’alternative demeure, plus que jamais, un changement progressiste radical social et politique ou une aggravation du choc des barbaries » (p. 208).
En guise de conclusion, Gilbert Achcar revient sur les situations libyenne, yéménite et tunisienne. En posant que « l’offensive réussie lancée par le régime syrien avec le soutien de l’Iran au printemps 2013, suivie du putsch du 3 juillet en Égypte avec ses conséquences sanglantes, ont inauguré une phase contre-révolutionnaire à l’échelle régionale, déclenchant une réaction en chaîne dans les pays secoués par des soulèvements de masse en 2011 » (p. 228), Gilbert Achcar analyse la division de la Libye entre un camp tenu par les Frères musulmans libyens et « une gamme de milices intégristes islamiques » et le camp du général Khalifa Haftar, « ancien compagnon de Kadhafi » qui dirigea une offensive contre ses adversaires, « enhardi par le coup d’État contre Morsi en Égypte » (p. 229) et en prenant pour modèle moins Kadhafi qu’al-Sissi lui-même.
Au Yémen, la « solution yéménite » qui « reposait sur un accord entre l’ancien président Ali Abdallah Saleh et l’opposition » (p. 230) a rapidement échoué, créant « une dualité de pouvoir dans le pays, facilitant dès lors la croissance spectaculaire de toutes sortes de groupes armés, y compris Al-Qaeda » (p. 231) et provoquant « une autre variante du modèle régional de confrontation entre deux camps contre-révolutionnaires » (p. 234).
Concernant la Tunisie, Gilbert Achcar revient sur l’influence de la branche tunisienne des Frères musulmans, le mouvement local Ennahda, lui aussi élu à la tête de l’État, dans le cadre d’une coalition qui semble à l’auteur également bancale, puisqu’elle présente depuis 2015 « un gouvernement (…) dominé par des hommes de l’ancien régime, membres de Nidaa Tounes, mais incluant également un ministre représentant Ennahda » (p. 241), incapable de pallier à la « frustration de la ‘révolution de la jeunesse’ de 2011 » (p. 242).
Les dernières lignes de l’ouvrage sont consacrées finalement au « défi stratégique » que doit relever la gauche arabe, à commencer par le recrutement par les groupes terroristes islamiques d’une jeunesse frustrée par les espoirs suscités par les révolutions. Toutefois, si la gauche arabe ne s’est pas encore révélée « capable de créer une troisième voie régionale » (p. 246), favorisant une division en s’alliant à l’un ou l’autre des pôles réactionnaires en opposition, on voit qu’elle reste « résolument engagée dans toute la gamme des luttes sociales et démocratiques en défense de l’ensemble des exploités et des opprimés » (p. 250) et que ces alliances avec ces « partenaires improbables » (ibid) peut être l’occasion de « frapper ensemble » tout en « marchant séparément » des deux pôles dominants. Pour Gilbert Achcar, « l’immense potentiel révolutionnaire » (ibid.) n’est pas encore écrasé ; la clé pour un printemps [arabe] durable « est la construction des directions progressistes résolument indépendantes » (p. 251) – sans lesquelles aucun nouvel ordre politique ne pourra émerger.
Gilbert Achcar, Symptômes morbides, la rechute du soulèvement arabe, Trad. de l’anglais par Julien Salingue, Paris, Sindbad-Actes Sud, 2017, 280 p.
https://www.actes-sud.fr/catalogue/litterature/symptomes-morbides-la-rechute-du-soulevement-arabe
Mathilde Rouxel
Suite à des études en philosophie et en histoire de l’art et archéologie, Mathilde Rouxel a obtenu un master en études cinématographiques, qu’elle a suivi à l’ENS de Lyon et à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban.
Aujourd’hui doctorante en études cinématographiques à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle sur le thème : « Femmes, identité et révoltes politiques : créer l’image (Liban, Egypte, Tunisie, 1953-2012) », elle s’intéresse aux enjeux politiques qui lient ces trois pays et à leur position face aux révoltes des peuples qui les entourent.
Mathilde Rouxel a été et est engagée dans plusieurs actions culturelles au Liban, parmi lesquelles le Festival International du Film de la Résistance Culturelle (CRIFFL), sous la direction de Jocelyne Saab. Elle est également l’une des premières à avoir travaillé en profondeur l’œuvre de Jocelyne Saab dans sa globalité.
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