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Grande Révolte juive (66-73 après J.-C.)

Par Tatiana Pignon
Publié le 18/06/2012 • modifié le 02/03/2018 • Durée de lecture : 7 minutes

La Judée sous domination romaine : la montée en puissance de l’hostilité à Rome

La conquête de la Syrie par Pompée entre 64 et 63 avant J.-C. ouvre une nouvelle période de l’histoire de la Palestine en inaugurant l’ère de la domination de Rome sur cette partie du monde. Ce nouveau pouvoir dure jusqu’en 324, date à laquelle l’empereur Constantin, converti au christianisme, impulse un profond changement dans la gestion de l’Empire. Dans les premières décennies du pouvoir romain sur la Palestine, la Judée conserve une relative autonomie : les Romains, comme souvent dans les nouvelles provinces, laissent en place les institutions traditionnelles – notamment le Sanhédrin, assemblée législative et tribunal suprême de Judée – et reconnaît même de temps en temps des rois de Judée – le plus célèbre étant Hérode le Grand (37-4 avant J.-C.). Toutefois, la Judée sort alors d’une assez longue période d’indépendance, correspondant au règne de la dynastie hasmonéenne qui s’était imposée après la révolte des Maccabées, en 152 avant J.-C., et voit donc d’un mauvais œil l’établissement d’un nouveau pouvoir étranger sur son territoire. De plus, la conquête romaine repose le problème déjà rencontré un siècle plus tôt et qui avait provoqué la révolte maccabéenne : celui de la spécificité du peuple juif au sein d’un monde très vaste qui tend à s’harmoniser de plus en plus. Elle fait ainsi resurgir les divisions anciennes entre Juifs « traditionalistes » et Juifs « hellénisés », d’autant que le pouvoir juif maintenu n’est confié qu’à cette dernière catégorie : la haine suscitée par le très hellénisé Hérode, qui fait construire hippodromes, aqueducs, stades, amphithéâtres, et va jusqu’à changer le nom de certaines villes – la Tour de Straton devient ainsi Césarée – en est un témoignage révélateur. Les Juifs judéens, porteurs d’une histoire spécifique qui a forgé l’unité d’un peuple pour qui la religion est aussi un fondement identitaire, sont profondément attachés au maintien de leurs traditions, de leur culte et de leurs institutions et craignent de se voir « avalés » au sein d’un Empire romain immensément vaste et à vocation universelle, présent physiquement en Judée à travers la personne du procurateur et les garnisons stationnées dans les grandes villes.

Cette hostilité latente est connue des Romains, comme le montre le fait que le procurateur, résidant habituellement à Césarée, se rende à Jérusalem avec ses troupes les jours de fêtes juives pour prévenir une éventuelle émeute. Elle s’amplifie à partir du début du premier siècle sous l’influence du parti zélote, fondé par Juda le Galiléen en 6 après J.-C. lorsqu’il orchestre une première révolte à l’occasion du recensement ordonné par le procurateur Coponius, en promouvant l’idée que Dieu étant « le seul chef et le seul maître », obéir à des maîtres mortels et qui plus est, païens, est une infamie à la limite du blasphème. Après sa crucifixion par les Romains, ses fils font perdurer ses idées, développent un vaste réseau à travers tout le pays et encouragent la résistance et l’hostilité à Rome sous toutes ses formes. Le but affiché est la conquête de l’indépendance nationale.

Une insurrection nationaliste contre Rome qui tourne à la guerre civile entre Juifs

L’agitation anti-romaine devient endémique en Judée dans les années 50 après J.-C., sous le double effet de l’activisme zélote et du renforcement de l’autorité romaine suite aux nombreux soulèvements armés. Elle prend de l’ampleur en 66, sous le gouvernement du procurateur Gestius Florus, en raison de deux éléments : d’une part, la mort de Juifs dans des affrontements entre populations juive et non juive à Césarée sans que les Romains n’interviennent ; d’autre part, la décision du procurateur de prélever sur le trésor du Temple une somme correspondant au montant des impôts dûs par les Juifs. Une émeute éclate à Jérusalem et, pour la première fois, s’étend à l’ensemble du pays : la révolte devient alors un soulèvement populaire général, qui prend de court les autorités romaines présentes sur place et vaincues à la bataille de Beth-Horon en 66. Dès lors, le pays entre officiellement en guerre. Quelques tentatives de médiation, notamment de la part du roi de Chalcis Hérode Agrippa II soutenu par les notables et les pharisiens, échouent : il s’agit véritablement d’une insurrection populaire. Les révoltés proclament à Jérusalem l’indépendance de l’État juif, tuent le grand prêtre pro-romain Ananias, suppriment les sacrifices à l’empereur (institués par Hérode) et frappent des monnaies portant l’inscription « An I de la Liberté ». Toutefois, très vite, des dissensions refont surface au sein du peuple juif révolté : au nouveau gouvernement de Jérusalem, à dominante pharisienne et modérée, s’opposent rapidement des chefs charismatiques qui poursuivent la lutte armée dans le reste du pays – notamment Jean de Giscala, en Galilée, et Siméon bar Ghiora, proche des zélotes. Ils refusent un quelconque apaisement, craignant de redevenir un « faux État » contrôlé en réalité par l’occupant, comme sous Hérode, et cherchent par la même occasion à réinstituer un strict respect des obligations religieuses. Siméon bar Ghiora est même, d’après Flavius Josèphe, « obéi comme un roi » par ses soldats, probablement en raison de prétentions messianiques qu’il aurait eu. Ces différentes factions s’affrontent à plusieurs reprises, transformant la révolte nationaliste en une guerre civile : d’abord en 68, lorsque, la Galilée ayant été reconquise par Vespasien, les Galiléens de Jean de Giscala et leurs compagnons zélotes prennent le pouvoir à Jérusalem, renversant les pharisiens et multipliant les provocations à l’encontre du Sanhédrin. En avril 69, la faction sacerdotale de Jérusalem rappelle donc Siméon bar Ghiora – évincé au début de la révolte – pour lutter contre les zélotes et la faction de Giscala. Entre rivalités personnelles et désaccords politiques, les Juifs de Palestine parviennent cependant à trouver un accord sur la défense de Jérusalem au printemps 70, alors que les légions romaines menées par le fils du nouvel empereur, Titus, assiègent déjà la Ville Sainte.

La réaction romaine : une brutale répression aux conséquences durables

Chargé par Néron de ramener le calme en Judée en 67, Vespasien avait reconquis la Galilée, mais la mort de l’empereur et la guerre de succession qui en résulta en 68-69 l’avaient amené à interrompre sa tâche. Après son accession au trône à la fin de l’année 69, il envoie son fils Titus poursuivre sa mission et restaurer l’ordre en Palestine. Celui-ci, à la tête de quatre légions, parvient à Jérusalem en mars 70 et entreprend le siège de la ville, qui résiste quatre mois avant de tomber. En août, le Temple est détruit par un incendie ; en septembre, face à l’intransigeance de Siméon bar Ghiora et de Jean de Giscala, qui refusent de se rendre, Titus ordonne le pillage de la ville, qui est presque entièrement rasée. Le fils de l’empereur repart ensuite à Rome pour y célébrer son triomphe, emmenant avec lui plus de sept cents prisonniers dont Jean de Giscala, qui mourra en prison, et Siméon bar Ghiora, exécuté à la fin du triomphe. Le nouveau gouverneur de Judée, Lucius Flavius Silva, reprend la dernière place forte juive, Massada, en 73, marquant la fin de la guerre.

Une brutale répression s’abat alors sur les Juifs de Palestine, qui retrouvent un pays dévasté par les combats, voient l’autorité de Rome se renforcer lorsque Vespasien, en 70, fait de la Judée une province impériale proprétorienne séparée de la province de Syrie, et surtout perdent l’une de leurs composantes identitaires principales avec la destruction du Temple. La chute de ce lieu, centre de la vie religieuse des Juifs de Judée comme de Diaspora, signifie aussi la disparition du judaïsme politique, c’est-à-dire de l’État juif des Hasmonéens ; il faut attendre 1948 pour voir de nouveau exister un État juif. Le Sanhédrin et la fonction de grand prêtre disparaissent avec le Temple. Le pays tout juste reconquis est enlevé aux Juifs pour être annexé à l’ager publicus, c’est-à-dire qu’il devient la propriété du peuple romain ; en 72, Vespasien ordonne l’affermage des terres individuelles comme domaine particulier de l’empereur, dont il laisse uniquement l’usufruit aux paysans non expulsés. Les Juifs en tant que peuple sont aussi, suite à cette révolte, soumis à une relative persécution pendant quelques années : de nombreux Juifs de la Diaspora sont arrêtés à travers tout l’Empire romain et réduits en esclavages, et un nouvel impôt réservé aux Juifs, le fiscus judaicus, affecté au temple de Jupiter Capitolin, est créé. Cette situation se maintient jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Constantin en 324, aggravée encore par la révolte de Bar Kokhba en 132-135, qui provoque à son tour une sévère répression et l’interdiction de Jérusalem, renommée Aelia Capitolina, aux Juifs.
La Grande Révolte juive a aussi pour conséquence d’amener le judaïsme à se reconfigurer, notamment autour des pharisiens, seul mouvement juif sorti à peu près intact de la guerre civile. La destruction du Temple et la surveillance romaine instituée à Jérusalem les amène à choisir comme nouveau centre religieux et culturel la ville de Jamnia, où ils fondent une école rabbinique et un grand conseil, le Beth-Dîn, qui remplace le Sanhédrin, surtout pour ce qui est des fonctions judiciaires et religieuses. C’est cette branche qui donnera naissance au judaïsme rabbinique.

La Grande Révolte juive est donc un événement déterminant de l’histoire du judaïsme, qui ouvre une période difficile pour les Juifs judéens tandis que le judaïsme diasporique prend de plus en plus d’envergure sur les plans culturel et théologique. Elle est commémorée dans la tradition juive par le jeûne du 9 avril, et le Mur des Lamentations, à Jérusalem, rappelle la destruction de la ville par Titus. Moment douloureux qui fait disparaître la possibilité de l’indépendance nationale, il inaugure le temps de la domination pharisienne qui a largement contribué à former la théologie juive actuelle, tout en entrant dans la conscience historique du peuple juif.

Bibliographie :
 Marie-Françoise Baslez, Bible et histoire. Judaïsme, hellénisme, christianisme, Paris, Fayard, 1998, 485 pages.
 Maurice Sartre, Nouvelle histoire de l’Antiquité T9 – Le Haut-Empire romain : les provinces de Méditerranée orientale d’Auguste aux Sévères, Paris, Seuil, 1997, 495 pages.
 Ernest-Marie Laperoussaz & Robert Mantran, article « Palestine », Encyclopédie Universalis.
 Gérard Nahon, article « Judaïsme - Histoire du peuple juif », Encyclopédie Universalis.
 Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs, précédé d’une préface de Pierre - Vidal-Naquet, « Du bon usage de la trahison », Paris, Éditions de Minuit, 1976, 602 pages.

Publié le 18/06/2012


Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.


 


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