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Docteur en science politique (Université Panthéon-Sorbonne, Paris 1, CESSP) Arthur Quesnay est membre de l’ERC « Dynamiques sociales des guerres civiles » dirigé par Gilles Dorronsoro. Son travail porte sur les structures politiques des conflits irakien, syrien et libyen. Il a notamment coécrit avec Adam Baczko et Gilles Dorronsoro, Syrie, Anatomie d’une guerre civile, Editions CNRS, 2016.
La Turquie considère Idlib comme un enjeu de sécurité nationale, au même titre que la présence du PKK au nord-est de la Syrie et ses opérations militaires poursuivent un but défensif. Concernant Idlib, le gouvernement turc a deux craintes :
La première, l’arrivée en masse de réfugiés syriens sur son territoire. Aujourd’hui, 2.5 à 3 millions de personnes déplacées sont bloquées dans la région d’Idlib. Leur situation est très précaire et ne cesse de se détériorer sous les bombardements continus de la Russie et du régime. Un grand nombre de civils vit dans des tentes, les services de santé sont très limités, il n’y a quasiment plus d’infrastructures. Jusque-là, la Turquie est parvenue à maintenir sa frontière relativement étanche, mais le risque d’une marée humaine de réfugiés reste une réalité (3 millions de réfugiés syriens sont déjà présents sur le sol turc à l’heure actuelle). De plus, la situation dramatique de ces populations est un aveu de faiblesse pour la politique turque qui soutient la Révolution depuis ses débuts.
La seconde crainte serait que l’effondrement des derniers groupes révolutionnaires syriens et surtout de Hayat Tahrir al-Sham (HTS) rende la situation totalement incontrôlable. Certes, HTS est à la tête d’une coalition de groupes djihadistes, mais l’organisation s’est également engagée dans la guerre contre l’État islamique (EI) et participe à limiter les velléités des groupes les plus radicaux, les empêchant de revenir à une stratégie de djihad international contre les pays occidentaux. En fait, HTS est devenu le seul acteur de la zone encore suffisamment organisé pour réussir à contenir ces groupes. Les cellules de l’EI sont régulièrement démantelées si bien que les attaques hebdomadaires de l’organisation (assassinats, attentats à la bombe…) ont cessé depuis un an. Selon cette logique, HTS est devenu plus pragmatique à mesure que l’insurrection a perdu du terrain à Idlib. Le but de l’organisation est à présent de négocier le soutien de la Turquie pour maintenir un réduit stratégique en échange de la neutralisation des groupes djihadistes les plus durs.
Or, une déstructuration de HTS sous l’offensive de Damas et de ses alliés va inévitablement favoriser une montée en puissance des organisations les plus radicales, telles que l’EI. De plus, le régime syrien n’aura aucun mal à instrumentaliser ces groupes, même de manière indirecte, pour encourager des actions de déstabilisation directement sur le territoire turc voire contre l’Europe. C’est d’ailleurs la stratégie de Damas depuis 2011.
Aux prémices de l’offensive de Damas, au printemps 2019, seul le régime était engagé. Pendant plusieurs mois, l’armée de Damas a subi de lourdes pertes, elle ne parvenait pas à avancer. C’est l’entrée en jeu de Moscou, à partir d’août dernier, qui a fait basculer le rapport de force, permettant au régime syrien de reprendre plus de 30% du territoire d’Idlib.
De fait, les attaques menées par l’aviation russe sont extrêmement précises et meurtrières. Principalement orientées contre les civils et les infrastructures, elles ont pour but de terroriser la population et de détruire les installations civiles telles que les hôpitaux ou l’administration. L’objectif de Moscou étant depuis le début du conflit de détruire les points de ravitaillement des groupes insurgés à défaut de réussir à isoler les combattants de la population.
Face au rouleau compresseur russe, HTS a relativement peu combattu pour le moment et a préféré retirer progressivement ses troupes afin d’éviter l’annihilation. Le groupe a rapidement compris qu’il ne pourrait pas résister plus de quelques mois à une offensive de cette envergure et qu’il fallait préserver ses troupes d’élite afin de garder le contrôle sur Idlib. Il a donc préféré mobiliser des groupes rebelles locaux, constitués par les habitants dans les villes attaquées. La présence de la Turquie a facilité cette stratégie, l’armée turque apportant un soutien en arme et logistique aux groupes combattants sur le front.
De con côté, HTS se concentre, tout comme la Turquie, sur la fortification de la M4 (autoroute reliant Damas à Alep et qui passe par Idlib). Les deux acteurs souhaitent garder le contrôle d’un espace stratégique le long de la frontière turque. Les réfugiés pourraient alors rester sur ce petit “protectorat turc” sous contrôle de HTS et la menace djihadiste serait contenue pour un temps. Néanmoins, une question de taille persiste sur la capacité de HTS à tenir militairement en cas de poursuite de l’offensive au nord de la M4. En effet, l’aide militaire turque avec le déploiement au sol de presque 10 000 soldats pourrait ne pas suffire et la Turquie être contrainte d’accepter les conditions de la Russie.
Officiellement, la Russie et le régime de Damas ont ouvert quatre couloirs humanitaires. Mais en réalité seulement un nombre infime de civils les ont empruntés. Rappelons que le régime n’a jamais tenu ses promesses en ce qui concerne la population civile. On le voit en ce moment à Deraa. La situation y est très instable car la répression se poursuit, ce qui pousse les anciens groupes rebelles à reprendre les armes. Partout en Syrie, les populations qui étaient plus ou moins affiliées aux réseaux révolutionnaires sont visées par la répression et mises au banc du système clientéliste construit par le régime.
Pour comprendre ce système, il faut revenir à sa genèse sous la présidence de Hafez al-Assad à la tête du parti Baas. La clientélisation de la société par le parti Baas commence dans les années 1970 où le projet socialiste était dominant, avec le développement de plans quinquennaux ou encore des fermes collectives, la redistribution parmi la population syrienne était importante et permettait de créer de l’ancrage local. Mais ce processus atteint ses limites dans les années 1980, à un moment où l’État syrien est au maximum de ses capacités administratives pour intégrer la population. C’est à cette époque qu’éclate l’insurrection des Frères musulmans à Hama (suivie du massacre des insurgés) et l’amplification d’une politique de terreur. Le régime syrien mène alors une répression implacable et son modèle de redistribution se réduit aux réseaux clientélistes du parti Baas. À partir des années 1990-2000, le régime n’a plus de ressources pour maintenir sa base sociale. Il accorde des privilèges, négocie des statuts spéciaux avec les entrepreneurs ou avec certains secteurs d’activité, mais il renonce à construire une base sociale populaire. Sans parler du tournant « libéral » de Bachar al-Assad qui amplifie ce phénomène de fermeture du clan au pouvoir vis-à-vis de la population. À partir de 2011, la guerre civile, couplée à la crise économique, porte un coup fatal à ce système. À l’heure actuelle, il est très difficile pour Damas de « réintégrer » les Syriens, en particulier s’ils sont originaires d’anciens bastions rebelles. D’abord, à cause du manque criant de ressources. Et bien sûr du fait de la répression de masse. Afin de faire taire l’opposition, on observe même une volonté de désertification du territoire de la part du pouvoir.
Dans ce contexte, après des décennies de répression et neuf ans de guerre, on comprend aisément que les déplacés présents à Idlib refusent de retourner dans les zones contrôlées par le régime où la propagande les stigmatise comme « terroristes ». La peur est trop forte. À ceci s’ajoute la conjoncture économique en Syrie. Les perspectives sont très réduites dans les zones contrôlées par le régime. En dehors d’un changement politique au sein du pouvoir, l’exil constitue la seule option pour ces populations. Mais la frontière est fortement contrôlée avec des murs et des procédures de refoulement efficaces. Les passeurs proposent des prix exorbitants et sans aucune garantie : autour de 5 000 dollars par famille. Des tarifs inenvisageables pour des populations vivant dans une misère extrême.
La politique d’arabisation que suit la Turquie dans le nord du Rojava est ancienne. Elle reprend une stratégie de transformation démographique débutée par le régime syrien dans les années 1970. Cependant, la capacité d’Ankara à faire revenir des populations dans cette zone est limitée. Le pouvoir turc prévoyait d’y ouvrir des camps de réfugiés et de créer des villages de repeuplements arabes. Mais cela demande énormément de ressources. Pour mettre en œuvre une telle politique, la Turquie aurait besoin de financements internationaux, que ce soit de l’Union européenne ou de l’ONU.
Pour le moment, on observe surtout le retour d’habitants ayant fui les combats ou la présence des forces kurdes. Quelques familles originaires de Raqqa ou de Deir ez-Zor s’y sont également installées, mais de manière très limitée. On est encore loin des grandes vagues d’arabisation que la Turquie menaçait de réaliser. Toutefois, cette politique de repeuplement pourrait n’en être encore qu’à ses débuts, car la Turquie considère comme vital d’isoler les poches de peuplement kurde pour casser toute velléité de continuité territoriale.
Le PKK est un parti kurde de Turquie, mais inscrit dans une dynamique transnationale et dont la survie a toujours dépendu de soutiens étrangers. Historiquement, le parti est parvenu à se développer grâce à Damas, à partir de 1978. Entre 1998 et 2011, le groupe a connu une période d’isolement, replié sur ses bases militaires en Irak ce qui l’a amené à créer différentes branches dans chaque région kurde (Iran, Syrie, Irak). Mais en 2011 (début de la Révolution syrienne), il parvient à revenir en Syrie grâce à un accord avec le régime. En échange du contrôle des zones frontalières avec la Turquie, où la révolution commence à se développer, le régime accorde au PKK le droit de reconstruire des réseaux politiques locaux.
Cependant, le parti outrepasse largement cet accord et chasse le régime de ses positions. Le rapport de force est alors très défavorable à Damas. Dans la foulée, l’émergence de l’État islamique entraîne un basculement inattendu : le soutien du PKK par une coalition internationale menée par les États-Unis. Cela permet au parti de conquérir un territoire immense, incluant Raqqa, Deir Ez-Zor, mais aussi Manbij, où il développe un système politique inédit depuis sa fondation. Mais le parti se retrouve également en porte-à-faux par rapport à sa stratégie initiale, qui consiste à s’appuyer sur des États régionaux. Le soutien américain le prive de l’aide de Damas ou de Téhéran sans lui fournir aucune garantie sur le long terme.
Aujourd’hui, le dilemme du PKK est de survivre à la disparition de l’EI et donc à la fin du soutien américain. Pour s’en sortir, le parti n’a pas d’autre choix que de passer un accord avec Damas. C’est le seul moyen de ne pas se retrouver seul face à une attaque d’Ankara, comme il l’a été en octobre dernier durant l’offensive turque. Suite à l’opération “Source de paix”, les Américains se sont repliés en urgence dans l’extrême-est syrien laissant les forces kurdes à leur sort. Pris au dépourvu, le PKK a passé un accord militaire avec Damas. Mais cet accord n’a pas été suivi de changements majeurs, le parti garde le contrôle du territoire et de la population dans le nord-est. De fait, le retour du régime est extrêmement faible avec seulement quelques milliers d’hommes dépourvus de moyens et étroitement encadrés par les forces kurdes.
Ce partenariat militaire entre le PKK et Damas n’a pour l’instant pas débouché sur un accord politique. Le parti espère obtenir un soutien de la Russie dans les discussions avec le régime, mais Moscou défend avant tout les intérêts de Damas et refuse de se mettre à dos la Turquie. D’autant plus que le nord-est syrien n’est pas la priorité par rapport à Idlib. Alors que le régime veut un retour total de ses forces sur l’ensemble du territoire, les forces kurdes souhaitent négocier la préservation de droits culturels et une décentralisation. Cette demande est une ligne rouge pour le régime. L’incapacité à trouver un compromis sur cette question empêche pour l’instant l’émergence de tout accord politique.
Comme dans les anciens bastions de l’insurrection, la difficulté du régime à revenir dans le nord-est s’explique par son manque de moyens. Damas a du mal à payer sa propre administration : les salaires sont très bas, entre 40 et 80 dollars par mois maximum alors que dans l’administration kurde, ils peuvent monter jusqu’à 300 dollars par mois. Toute politique de sollicitation économique de la part du régime est ainsi impossible. De plus, l’armée syrienne regroupe au mieux 20 000 hommes en état de combattre, dont la moitié est déployée à Idlib. Le reste doit contrôler l’ensemble du territoire syrien, sachant qu’un retour de l’insurrection est toujours possible dans le sud. Sans l’appui des milices pro-iraniennes et de l’aviation russe, le régime est incapable de tenir. De cette manière, les quelques soldats déployés dans le nord-est constituent une force trop faible en comparaison aux Forces démocratiques syriennes (FDS) contrôlées par le PKK.
La guerre civile se définit comme la capacité d’un groupe à construire une économie de la violence alternative, soit un nouvel ordre social qui entre en confrontation avec celui du régime en place (2). Cela se définit par une gestion alternative du territoire qui se matérialise de diverses manières : elle comprend l’administration des populations, le racket, le contrôle de l’économie ou encore la mise en place de nouvelles hiérarchies sociales. La guerre civile continue tant que différents ordres sociaux se maintiennent sur un même territoire.
Dans le cas de la Syrie, la survie du régime passe par la destruction des ordres sociaux alternatifs à Idlib et dans le nord-est. Le régime ne va pas forcément reconstituer un monopole économique ou militaire, loin de là, des formes de décharges miliciennes vont perdurer faute de moyens pour reconstruire une armée nationale et surtout un système politique viable. Mais Damas cherche à s’imposer comme le garant d’un seul et unique ordre social sur l’ensemble du territoire.
Dans cette logique, est-ce que la reprise d’Idlib ou du nord-est, soit la fin des ordres sociaux alternatifs, mettrait fin à la guerre civile ? Rien n’est moins sûr. Certes le régime a la main sur le centre et certains axes stratégiques, mais les périphéries sont contrôlées localement, par l’intermédiaire de groupes locaux sous les ordres de chefs de guerre. Même si le régime reprend l’ensemble du territoire, le pays continuera à être plongé dans une situation de violence alimentée par la répression tant que Bachar al-Assad sera au pouvoir.
Notes :
(1) voir : https://www.lesclesdumoyenorient.com/Point-de-situation-de-la-poche-insurgee-d-Idlib-entre-plus-grand-desastre.html
(2) Adam Baczko, Gilles Dorronsoro, « Pour une approche sociologique des guerres civiles », Revue française de science politique 2017/2 (Vol. 67), p. 309-327.
Ines Gil
Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban).
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.
Arthur Quesnay
Doctorant en Science Politique (Université Paris 1, Panthéon-Sorbonne) Arthur Quesnay est affilié au think tank Noria-Research et à l’ERC « Sociologie des guerres civiles » dirigé par Gilles Dorronsoro. Etablit dans le Nord de l’Irak depuis 2009, son travail doctoral porte sur les dynamiques politiques des conflits communautaires. Il a notamment co-écrit avec Adam Baczko et Gilles Dorronsoro, Syrie, Anatomie d’une guerre civile, Editions CNRS, 2016.
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