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Henry Corbin, 1903-1978 (2/2)

Par Benoît Berthelier
Publié le 13/08/2018 • modifié le 21/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

Lire la partie 1 : Henry Corbin, 1903-1978 (1/2)

Le rôle d’Henry Corbin dans les milieux intellectuels iraniens et dans les relations culturelles et diplomatiques franco-iraniennes

Dans l’Iran des années 1960, Corbin est l’initiateur d’un nouveau souffle au sein d’un certain milieu intellectuel. En effet, coincé entre l’Iran chiite des théologiens de Qom et l’Iran moderne à l’industrialisation accélérée, un jeune groupe d’étudiants et de chercheurs, qui ont le plus souvent fait des études à l’étranger, est alors désireux de redécouvrir la tradition philosophique et, plus généralement, la culture de l’ancien Iran. Corbin va jouer un rôle décisif dans cette redécouverte. Il encourage de jeunes cinéastes, Fereydoun Rahnema et Parviz Kimiavi par exemple, comme le rapporte Jean Soler, alors conseiller culturel et scientifique à l’ambassade de Téhéran (1). Il influence durablement certains étudiants et professeurs, au rang desquels figure Daryush Shayegan, alors jeune professeur d’indologie à l’Université de Téhéran, qui soutiendra une thèse de philosophie à Paris sous la direction de Corbin. Ce dernier rencontre beaucoup de ces jeunes chercheurs chez Zolmajd Tabâtabâ’î, avocat de renom épris de philosophie, qui reçoit dans son jardin de Téhéran aussi bien les éminents shaykhs de la philosophie traditionnelle que les jeunes recrues de l’Université de Téhéran. Daryush Shayegan, Sayyed Hosayn Nasr, professeur d’islamologie, Issâ Sepahbodî, professeur de français, Houshang Bashârat, diplomate, mais aussi le célèbre shaykh Sayyed Mohammad Hosayn Tabâtabâ’î, professeur de philosophie à Qom et grand commentateur du Coran : tous se croisent et se retrouvent au sein de cette Académie improvisée où Corbin ouvre des voies nouvelles vers la tradition islamique iranienne. Selon Daryush Shayegan, l’œuvre de Corbin fut une révélation pour ces jeunes chercheurs : « non seulement elle traduisait les grands moments privilégiés de la pensée iranienne dans un langage clair et conceptuel, mais, ce faisant, les vieilles idées apparaissaient revêtues d’une robe neuve et éclatante » (2). Autrement dit, la langue et l’esprit de Corbin forment un pont vers une paradoxale réinvention de la tradition.

Si l’influence de Corbin sur la jeune génération de philosophes et philologues iraniens est considérable, il ne faut pas non plus oublier le rôle important qu’il a pu jouer dans les relations culturelles et diplomatiques entre la France et l’Iran. Comme le souligne Raymond de Boyer Sainte Suzanne, diplomate et écrivain, les Corbin vont dans le monde. A Téhéran, ils fréquentent l’élite intellectuelle et diplomatique locale et étrangère, et se font connaître dans les réceptions de personnalités en vue, comme Mme Pakravan ou Nizam Khadje Nury (3). Les relations de Corbin avec l’ambassade de France sont étroites : en 1945, l’ambassadeur lui-même, Pierre Lafond, assiste à la première conférence donnée par Corbin en Iran. Succédant à Pierre Lafond, François Coulet puis Renaud Sivan encourageront également ses recherches. André Malraux, ami du philosophe, soutiendra lui aussi son activité en Iran. En 1953, Malraux se rend à Téhéran pour visiter l’Institut français et le fameux Département d’Iranologie, qu’il a aidé à mettre en place en 1947. Dépêché par le nouveau gouvernement français en 1958, il rencontre une seconde fois Corbin à Téhéran, ce qui témoigne bien de la place importante qu’occupe ce dernier dans les relations culturelles franco-iraniennes. En effet, Corbin n’est pas un intellectuel détaché des réalités diplomatiques. En 1972, il sera même invité par le général Georges Buis, directeur du Centre des Hautes Études militaires, pour participer à une conférence-débat sur l’Iran.

L’héritage corbinien : un dialogue des civilisations ?

Si Corbin a pu dépasser le simple rôle de savant ou même d’intellectuel, c’est d’abord parce qu’il a redonné à l’Iran une part de son histoire. « Plus persan que les Persans » (4), Corbin se sent en Iran chez lui. Jean Soler dit qu’il passait, aux yeux des Iraniens, pour « l’homme de l’Occident qui comprenait le mieux l’Iran, l’Iran profond, l’âme de l’Iran » (5). « L’œuvre d’Henry Corbin m’avait ouvert des perspectives insoupçonnées sur ma propre culture nationale » déclare de la même façon Fereydoun Hoveyda, haut fonctionnaire et écrivain iranien (6). Le Dr Karim Modjtahedy, Directeur du Département de philosophie de l’Université de Téhéran, va quant à lui jusqu’à remercier Corbin au nom des Iraniens pour s’être fait « le messager de [leur] culture » et d’avoir « fait entendre la voix de [leur] âme à travers le monde occidental » (7).

C’est bien en effet le premier mérite de Corbin d’avoir « ressuscité » ces penseurs de l’ancienne Perse alors oubliés et de les avoir ressaisis à travers une trame conceptuelle originale. En Iran, cette trame conceptuelle a permis d’opérer la « résurrection » d’une certaine tradition philosophique persane. En France et en Occident, elle aura profondément bouleversé l’approche philosophique du fait religieux. En effet, pour Corbin, l’Occident rationaliste, prisonnier de l’ordre de la représentation et des catégories historiques a évacué le fait religieux et particulièrement la révélation comme lieu de superstition et de fausseté. Or, pour saisir quelque chose du sens profond de l’être, c’est-à-dire pour se faire métaphysicien, on ne peut, pour Corbin, faire l’économie d’une confrontation philosophique à la révélation. Le statut métaphysique de la révélation est le plus souvent, dans la pensée occidentale moderne, incertain, l’homme ne sachant trop si elle est la manifestation d’un délire individuel ou d’une vérité universelle insondable. Dans les philosophies prophétiques de l’ancienne Perse, chez les Ishrâqîyûn en particulier, la révélation a un statut intermédiaire plutôt qu’incertain, qui n’est ni celui de la perception empirique, ni celui de l’entendement abstrait. La révélation se donne en effet dans son « intermédiarité » à l’imagination, la « grande voyageuse en pays métaphysique », qui fait surgir à l’Orient du monde (Ishrâq), l’épiphanie d’un « Intermonde » des Images métaphysiques, un Mundus Imaginalis, comme le dit Corbin, qui est l’espace propre d’expression de la pensée des Anges (8). Cet « Intermonde », ce « huitième climat », ce monde « imaginal », et non pas « imaginaire » - la valeur de ces images étant intellective et non pas fictive, les penseurs iraniens n’ont cessé d’essayer de le décrire dans leur métaphysique, de Sohrawardi (XIIe siècle) à Mollâ Sadrâ Shîrâzî (XVIIe siècle). Donner ici une idée complète des apports de l’œuvre de Corbin à l’histoire, à la philosophie et aux sciences religieuses serait impossible : retenons simplement qu’il rouvre un champ oublié de la philosophie islamique, aussi bien en Occident qu’en Orient, celui de la métaphysique d’inspiration mystique, en particulier chiite, éclipsé par la théologie rationnelle et le kalâm sunnite, d’Al-Fârâbî à Averroès.

La force de l’héritage corbinien est reconnue assez tôt. En Europe, Georges Dumézil, Denis de Rougemont, Mircea Eliade, Gaston Bachelard, mais aussi, de façon plus inattendue, René Magritte trouvent dans la philosophie de Corbin un intérêt profond, ou parfois une parenté avec leur propre travail (9). Maurice Merleau-Ponty et Raymond Queneau, quant à eux, demandent tous deux à Corbin de rédiger des chapitres sur la philosophie arabe et iranienne pour des ouvrages qu’ils dirigent. Quant à Michel Foucault, il lit assidûment Corbin avant de s’aventurer en Iran en 1979. L’interprétation qu’il donne de la révolution islamique n’est d’ailleurs pas étrangère à certaines idées d’inspiration corbinienne (10). Aujourd’hui, l’œuvre de Corbin vit toujours, prolongée par des philosophes aussi différents que Christian Jambet et Cynthia Fleury en France par exemple, ou par des essayistes étrangers, notamment l’américain Tom Cheetham et l’italien Glauco Giuliano, tous deux auteurs de plusieurs études sur le philosophe. En Iran également, l’héritage de Corbin est d’abord assuré à travers le Département d’Iranologie et la « Bibliothèque iranienne », puis par l’Académie impériale iranienne de philosophie et le Centre iranien pour l’étude des civilisations, dirigé par son élève et ami Daryush Shayegan qui a, d’une certaine façon, « continué » par d’autres voies, le travail initié par Corbin.

Invité à un colloque international par le Centre iranien pour l’étude des civilisations, Henry Corbin prononce sa dernière conférence à Téhéran en 1977. Ayant partagé sa vie entre Paris et Téhéran depuis 1955, et ce même après sa retraite, son dernier séjour au pays « couleur du ciel » a le goût des récompenses ultimes. Le colloque a pour thème le dialogue des civilisations et Corbin se réjouit d’y voir cités côte à côte philosophes occidentaux et philosophes iraniens traditionnels (11). Malade, Henry Corbin s’éteint à Paris en octobre 1978, à l’aube de la révolution islamique.

Ouvrages de référence :
 SHAYEGAN, Daryush, Henry Corbin. Penseur de l’islam spirituel, Paris : Albin Michel, 2011.
 JAMBET, Christian (dir.), Henry Corbin, Cahiers de l’Herne n°39, Paris : L’Herne, 1981.

Notes :
(1) SOLER, J., « Henry Corbin en Iran », in JAMBET, Ch. (dir.), op. cit., p. 285.
(2) SHAYEGAN, Daryush, Henry Corbin. Penseur de l’islam spirituel, Paris : Albin Michel, 2011.p. 33.
(3) DE BOYER SAINTE SUZANNE, R., « A Téhéran », in JAMBET, Ch. (dir.), op. cit., p. 288.
(4) Il s’agit d’une formule de Gobineau. Voir GOBINEAU, A. (Comte de), Lettre à sa sœur Caroline du 25 novembre 1856, Téhéran, in Lettres persanes, publiées par A. B. Duff, Paris : Boivin et Cie, 1952.
(5) SOLER, J., « Henry Corbin en Iran », in JAMBET, Ch. (dir.), op. cit., p. 283.
(6) HOVEYDA, F., « L’Architecte de l’invisible », La Nouvelle Revue Française, n°312, 1979.
(7) MODJTAHEDY, K., « Témoignage », in JAMBET, Ch. (dir.), op. cit., p. 297.
(8) Voir SHAYEGAN, D., op. cit., p. 67. Pour plus de détails, on pourra se reporter à la somme colossale de Corbin en quatre volumes : En Islam iranien. Aspects spirituels et philosophiques, Gallimard/NRF, Coll. « Bibliothèque des idées », 1971-72.
(9) Les extraits de la correspondance de Corbin reproduits dans le Cahier de l’Herne qui lui est consacré (cf. supra) donnent une bonne idée de l’influence qu’il a pu avoir sur les intellectuels de son époque.
(10) La notion de « spiritualité politique » que Foucault mobilise pour analyser les événements de 1979 peut sans doute être rapprochée du « spirituel » islamique que conceptualise Corbin. Voir par exemple CAVAGNIS, J., « Michel Foucault et le soulèvement iranien de 1978 : retour sur la notion de « spiritualité politique » », Cahiers philosophiques, vol. 130, no. 3, 2012, pp. 51-71.
(11) SHAYEGAN, D., op. cit., p. 47

Publié le 13/08/2018


Benoît Berthelier est élève de l’Ecole Normale Supérieure. Il suit actuellement le master d’histoire de la philosophie de l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne.


 


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