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Lieu d’arrivée du Prophète Mahomet et de ses compagnons lors de l’Hégire de 622, l’oasis de Yâthrib devient alors une ville à part entière, nommée d’après Muhammad lui-même la « ville du Prophète », « madînat al-nabî ». Fondée politiquement par ce qu’on nomme le Pacte de Yâthrib, également appelé Constitution de Médine, la ville devient le lieu de la première communauté musulmane : son opposition à La Mecque entre 622 et 629 l’amène à se développer largement, sur tous les plans. À son importance politique s’ajoute ainsi un important essor architectural, et la ville ne cesse d’être embellie sous les quatre premiers califes ; son caractère de lieu sacré quant à lui sera surtout souligné après la mort du Prophète, survenue en 632. Dans les années qui suivent la défaite mecquoise, et jusqu’à la victoire définitive du clan mecquois des Umayyades en 661, Médine est le centre de l’Empire naissant de l’Islam et le siège de l’autorité tant politique que religieuse. Après le déplacement de la capitale à Damas, Médine perd toute aura politique, mais n’en demeure pas moins le deuxième lieu saint de l’islam, centre de pèlerinage constituant avec La Mecque les Lieux Saints d’Arabie, dont les pouvoirs successifs aussi bien sultaniens que califaux se proclameront les Gardiens ; mais elle ne redeviendra un enjeu politique réel qu’au XVIIIe siècle, avec l’apparition du wahhabisme en Arabie.
La Médine antéislamique n’existe pas, du moins pas en tant que ville : il s’agit d’une oasis située dans le désert d’Arabie, à 350 km environ au nord-ouest de La Mecque, dans la région du Hedjaz, et connu sous le nom de Yâthrib. La présence de l’eau en fait l’une des rares zones à permettre la culture de la terre, celle des céréales et des palmiers-dattiers notamment ; de ce fait, plusieurs tribus y habitent, dont deux tribus arabes et trois tribus juives. Contrairement à la grande cité commerçante de La Mecque, Yâthrib est donc un assemblage de petits villages qui vivent de l’exploitation d’une zone fertile. Pour plusieurs raisons, l’accueil fait à Muhammad et à ses compagnons en 622 par les tribus de Yâthrib est très favorable. Les tribus arabes, d’abord, qui se livrent une guerre sanglante depuis plusieurs années, trouvent en la personne du Prophète un arbitre tout désigné pour mettre fin à leurs conflits ; polythéistes, ils reconnaissent immédiatement Muhammad comme un prophète, qui à ce titre peut s’élever au-dessus des conflits locaux et jouer ce rôle d’arbitrage. Les tribus juives quant à elles sont en premier lieu respectées par le Prophète, qui ne leur demande pas de se convertir et fait même des concessions en leur sens : ainsi, la prière est d’abord orientée vers Jérusalem [1], et certains rites comme la circoncision ou une partie des interdits alimentaires sont communs aux deux religions. L’alliance entre les tribus arabes de Yâthrib et Muhammad est concrétisée dès 622 par le serment d’‘Aqaba, prêté par soixante-dix notables représentant les tribus arabes à la personne du Prophète, qu’ils jurent de défendre et de protéger comme l’un des leurs en échange du rôle d’arbitre qu’il accepte d’endosser. La réunion de ceux qu’on appelle les ansâr [2] de Médine et des muhâjirûn qui avaient effectué l’Hégire depuis La Mecque aux côtés de Muhammad constitue ainsi la première communauté musulmane, fondée sur l’unité de foi et sur une solidarité à toute épreuve. Cette communauté organise une ville, avec notamment l’ensemble de textes connu sous le nom de Constitution de Médine ou Pacte de Yâthrib, qui nous a été transmis dans la Sîra du Prophète écrite par Ibn Ishaq au VIIIe siècle. D’après ce texte, l’autorité est dévolue à la personne du Prophète, qui, en tant qu’Envoyé de Dieu, doit non seulement diffuser la révélation coranique, mais aussi en faire appliquer le contenu : Muhammad a donc non seulement une fonction d’arbitre, mais aussi de chef politique et militaire et de législateur. La Constitution de Médine établit aussi une umma [3], c’est-à-dire une communauté à la fois religieuse – rassemblant ceux qui partagent la même foi – et politique – rassemblant ceux qui ont passé un pacte commun et s’accordent un soutien mutuel. Si les deux groupes distincts des ansâr et des muhâjirûn sont donc censément fondus en une communauté unique, leurs divisions perdurent et resurgiront en 632 à la mort du Prophète. Les tribus juives sont également associées à cette communauté nouvelle, par un pacte de défense mutuelle censé assurer la sécurité de tous, dans un contexte d’affrontement avec la puissante cité mecquoise.
C’est à la mort de Muhammad en 632, après la victoire sur La Mecque (survenue en 629), que Médine prend son nom de « ville du Prophète », « madînat al-nabî », qui a donné « Médine ». Elle est en effet non seulement le lieu d’élection de Muhammad, qui y a mené ses compagnons et fondé la première communauté musulmane, mais aussi son lieu de décès ; sa maison de Médine devient alors la première mosquée. La question de sa succession, qui a des implications aussi bien religieuses – préservation de l’intégrité de la révélation, application des préceptes coraniques – que politique – maintien et protection de l’umma – se règle à Médine, renforçant celle-ci dans sa situation de premier centre musulman. Ce phénomène est notable, parce qu’il n’était pas évident : en effet, les Mecquois qurayshites convertis après la victoire médinoise et tirant un grand prestige de leurs liens de parenté avec le Prophète auraient pu avoir gain de cause et transférer le centre du pouvoir à La Mecque. Au lieu de cela, c’est le principe du consensus médinois qui l’emporte, c’est-à-dire l’accord des chefs des différentes factions – rappelons que s’opposent alors les divers groupes qui s’étaient rassemblés autour de Muhammad, notamment celui des ansâr de Médine, celui des muhâjirûn et celui des membres de la famille du Prophète. Les tribus juives de Médine ont alors été vaincues, en 624, après l’échec de la tentative de Muhammad de les convertir à l’islam. Dès lors, avec l’élection par les élites médinoises d’Abû Bakr al-Siddîq comme premier calife [4] et les premières conquêtes, l’Empire islamique s’organise à partir de Médine : c’est dans la ville du Prophète que sont concentrés non seulement les pouvoirs politiques et religieux – incarnés par le calife – mais aussi l’administration naissante, le pouvoir militaire et le butin des conquêtes. Ce dernier élément engendre un afflux de richesses qui permet un développement de plus en plus fort de la ville, sensible d’abord au niveau architectural : la cité s’étend et les bâtiments s’ornent, notamment la mosquée du Prophète [5] (« masjid al-nabawî ») qui abrite le tombeau du Prophète et est largement agrandie sous les califes ‘Umar ibn al-Khattâb (634-644) et ‘Uthmân ibn Affân (644-656) – ceux-ci y sont d’ailleurs également enterrés, de même que le calife Abû Bakr. Après la victoire du clan umayyade en 661, toutefois, le centre du pouvoir se déplace définitivement vers le nord, à Damas : Médine perd alors tout rôle politique, mais n’en conserve pas moins une place prépondérante dans le monde islamique en tant que deuxième lieu saint de l’islam.
À partir de cette date, Médine n’occupe donc plus le centre de la scène politique, déplacé d’abord à Damas, puis à Bagdad à partir de la prise de pouvoir abbasside en 750. Par la suite, les Mamelouks d’Égypte régneront depuis Le Caire entre 1258 et 1517, et les Ottomans depuis Constantinople jusqu’en 1924 : ce déplacement vers le nord du centre de l’Empire islamique s’explique par le caractère excentré de la ville du Prophète, située au sud-ouest de la péninsule arabique, par rapport à un empire allant de la mer Méditerranée à l’Asie centrale. De la victoire umayyade de 661 jusqu’au XVIIIe siècle, Médine a donc un statut bien particulier : en tant que deuxième ville sainte de l’islam, elle constitue avec La Mecque les Lieux Saints d’Arabie, la terre la plus sacrée de l’islam, et prospère du fait des pèlerinages nombreux qui y sont accomplis – souvent à l’occasion du hajj, le grand pèlerinage à La Mecque, à la suite duquel de nombreux fidèles viennent se recueillir sur la tombe du Prophète dans la grande mosquée al-nawabî. Comme à La Mecque, quoique avec une ampleur un peu moindre, les pèlerinages engendrent une activité économique importante tournant surtout autour de l’hébergement, de la restauration et du petit artisanat. Médine se caractérise également par une activité culturelle intense, nourrie notamment par l’afflux de toute une partie de l’élite musulmane qui y trouve au cours du premier siècle de l’Hégire un refuge agréable, puisque les richesses y avaient afflué lors des conquêtes du VIIe siècle ; une sorte d’aristocratie formée de ceux qui n’ont pas intérêt à se trouver près de la cour de Damas [6] se met ainsi en place, et encourage chanteurs, poètes et musiciens à venir à Médine. Cette activité proprement mondaine, qui n’est avérée que pendant un siècle ou deux, se double d’une activité spirituelle autrement durable : celle des imams et des théologiens, qui trouvent à Médine le calme nécessaire pour étudier les textes sacrés et interpréter la loi islamique, fondant ainsi la science du droit musulman ou fiqh. Jusqu’à nos jours, Médine se distingue comme un centre d’étude des sciences religieuses particulièrement brillant. Enfin, la domination des Lieux Saints d’Arabie demeure un moyen de légitimation très efficace pour les différents pouvoirs qui se succèdent à partir du VIIe siècle, qui prennent souvent le titre honorifique de « Gardien des Lieux Saints » ; en ce sens, Médine demeure avec La Mecque un enjeu politique d’importance.
Oasis du désert transformée en capitale par les premiers musulmans, Médine se voit donc bien vite retirer ce statut du fait de sa position excentrée et de la volonté affichée par les Umayyades de marquer leur différence d’avec leurs prédécesseurs. Elle n’en demeure pas moins la deuxième ville sainte de l’islam, un lieu de pèlerinage important et un centre d’études religieuses. Si de nombreux pouvoirs, califaux comme sultaniens, assoient une part de leur légitimité sur la domination des villes du Hedjaz qui leur donne droit au titre de Gardien des Lieux Saints, ce n’est qu’au XVIIIe siècle que Médine redevient un enjeu politique réellement décisif, au moment de la naissance du wahhabisme : elle fera dès lors l’objet de conflits importants, entre pouvoirs rivaux, et la domination finalement établie sur Médine et La Mecque sera l’un des instruments de légitimation principaux de la dynastie des Saoud.
Bibliographie :
– Albert Hourani, Histoire des peuples arabes, Paris, collection Points Seuil, 1993, 732 pages.
– Bernard Lewis, Histoire du Moyen-Orient – 2000 ans d’histoire de la naissance du christianisme à nos jours, Paris, Albin Michel, 1997, 482 pages.
– Dominique Sourdel & Janine Sourdel, Dictionnaire historique de l’islam, Paris, Presses Universitaires de France, 2004, 962 pages.
– Éric Vallet, « Cours d’initiation à l’histoire de l’Islam médiéval », ENS Ulm, 2011-2012.
– Georges Bohas, article « Médine », Encyclopédie Universalis.
Tatiana Pignon
Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.
Notes
[1] L’orientation de la prière musulmane (« qibla », « direction » ; « sud ») vers la Ka‘aba de La Mecque date de 624, année où Muhammad reçoit une nouvelle révélation contenant notamment cette injonction.
[2] Mot arabe signifiant « partisan », « allié ».
[3] Le mot arabe « umma » signifie « communauté » ; utilisé seul, et notamment avec une majuscule, il a, jusqu’au XIXe siècle au moins, le sens de « Communauté des Croyants » dans le monde musulman.
[4] C’est-à-dire, littéralement, « successeur » (« khalîfa ») du Prophète.
[5] Selon la tradition, Muhammad aurait lâché la bride à sa monture en arrivant à Médine et l’aurait suivie avec ses compagnons jusqu’à ce qu’elle s’agenouille ; sur le lieu ainsi désigné fut effectuée la première prière du vendredi faite dans la ville, et il s’agirait du site de la mosquée al-nawabî.
[6] De nombreux partisans de ‘Alî ibn Abû Tâlib, le quatrième calife, s’installent ainsi à Médine après la mort de ce dernier, loin de la cour umayyade de Damas.
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