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Histoire de l’Arménie (3/3) : histoire de l’Arménie contemporaine

Par Tatiana Pignon
Publié le 26/04/2013 • modifié le 13/04/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

6.07.1969 The Armenian SSR. Lenin Square in Yerevan (currently Republic Square). Left : the Museum of the Armenian History and the National Gallery. Designed by the city’s chief architect Alexander Tamanyan in 1924.

G. Kostenko / Sputnik via AFP

L’Arménie russe et la question de l’indépendance arménienne dans l’Empire ottoman

Alors que le territoire arménien est, à la fin du XVIIIe siècle, partagé entre l’Empire ottoman et l’Iran, la Russie tsariste met en place une politique d’expansion territoriale tournée vers le Caucase, qu’elle justifie en la présentant comme une volonté de libération des peuples chrétiens opprimés par des pouvoirs musulmans. C’est en 1813 que les Russes parviennent en Arménie orientale, qu’ils vont mettre quinze ans à enlever aux Iraniens : le traité de Turkmanchai, signé en 1828, voit devenir russes les khanats d’Erevan et de Nakhitchevan, qui s’ajoute au khanat du Karabagh conquis dès 1813. Se posant en libérateur des peuples, la Russie soutient officiellement l’idée de reconstituer un État arménien qui intégrerait ou non l’Arménie ottomane : un "oblast" ("province") arménien est effectivement créé, mais disparaît douze ans plus tard lors de la réorganisation administrative de la région.

C’est alors dans l’Empire ottoman que se transfèrent les revendications arméniennes, issues avant tout de la rupture entre la population arménienne ottomane et les dirigeants du millet, qui fait réclamer une démocratisation de la gestion communautaire arménienne. Plusieurs changements affectent la nation arménienne dans la première moitié du XIXe siècle : la création de deux millet supplémentaires, l’un catholique (1830) et l’autre protestant (1850), éparpille les Arméniens de confessions différentes ; l’émigration d’une grande partie de la population d’Arménie orientale vers la Russie et l’immigration concomitante de musulmans (Kurdes et Turcs) dans cette région crée une discontinuité entre le territoire arménien et son peuple ; enfin, l’influence des idées venues d’Europe et notamment de la philosophie des Lumières favorise la montée des nationalismes dans l’ensemble de l’Empire ottoman. Ceux-ci sont également renforcés, indirectement, par les réformes réorganisatrices ottomanes de la deuxième moitié du XIXe siècle - les Tanzimat : en effet, le hatt-i sherif de 1856 qui garantit l’égalité des droits à tous les sujets du sultan, mettant nominalement fin à l’institution discriminatoire de la dhimma tout en conservant le système de communautarisme confessionnel des millet, ravive en réalité les rêves d’indépendance de nombreuses communautés. Le millet arménien produit en 1863 un Règlement organique arménien qui prévoit l’élection de représentants afin de gérer la communauté de manière plus démocratique. L’attachement des puissances occidentales à protéger les chrétiens de l’Empire ottoman, dont les Arméniens - notamment dans le cadre de la guerre russo-ottomane qui débute en 1877 et où la question arménienne est évoquée à deux reprises, dans le traité de San Stefano puis au congrès de Berlin (1878) - est perçu par le sultan Abdülhamid II comme une marque d’ingérence, qu’il combat en faisant réprimer de plus en plus violemment les révoltes. L’agitation causée en Arménie occidentale par deux partis indépendantistes et révolutionnaires, le Hentchak (fondé en 1887) et le Datchak (1890) donne ainsi lieu à un massacre des Arméniens par les troupes ottomanes entre 1894 et 1896, qui fait plus de 200 000 morts. De manière générale, les tensions entre Turcs ottomans et Arméniens se font de plus en plus vives, avec une méfiance mutuelle exacerbée par les guerres ; dès 1878, dans une lettre adressée au ministre britannique des Affaires étrangères, le patriarche arménien Nerses Varjabedyan écrivait qu’il n’était « plus possible aux Arméniens et aux Turcs de vivre ensemble » et souhaitait la création d’un État indépendant. Il est intéressant de remarquer que cette revendication indépendantiste des Arméniens dans l’Empire ottoman non seulement s’exprime aussi bien par des révoltes populaires qu’à travers la hiérarchie du millet, mais aussi qu’elle comporte toujours les mêmes éléments : malgré les divisions religieuses et la discontinuité territoriale, ce n’est pas seulement le peuple, mais aussi la religion et le territoire qui sont au centre de la revendication d’une Arménie indépendante.

La Grande Guerre et ses conséquences : du génocide à la domination soviétique

Si la révolution jeune-turque de 1908 Jeunes-Turcs promet d’abord la réconciliation des peuples et des religions de l’Empire, la rapide mise en place d’une politique nationaliste turque met à nouveau en question la situation des Arméniens, considérés comme une minorité « infidèle » et allogène. Dès avril 1909, l’agitation arménienne - désormais endémique - est réprimée violemment par les massacres dits d’Adana, du nom de la province où ils sont perpétrés, et qui font plusieurs dizaines de milliers de morts. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale en 1914 renforce encore ce climat plus que tendu, puisque l’Empire ottoman s’y retrouve opposé à la Russie : l’Arménie, divisée entre son territoire russe et sa partie ottomane, devient à nouveau un champ de bataille où s’affrontent deux camps adverses, dont chacun compte des Arméniens dans ses rangs. Dans ce contexte d’une Europe en guerre, les interventions et diverses pressions étrangères dans la « question arménienne » disparaissent, alors même que le gouvernement du comité « Union et progrès » - les Jeunes-Turcs - envisage de créer un état « touranien » rassemblant toutes les populations turques du Bosphore à l’Asie centrale. Les Arméniens, non-turcs, constituent le principal obstacle à cette entreprise d’unification ; de plus, une campagne de désinformation accuse les soldats arméniens de l’armée ottomane de sympathies pro-russes et donc, de trahison. C’est alors que le gouvernement jeune-turc met en place, au début de l’année 1915, les premières mesures d’élimination des Arméniens qui conduiront au génocide. Ce sont d’abord les soldats arméniens ottomans qui sont exécutés, puis les élites : le 24 avril 1915, date retenue pour la commémoration du génocide arménien à travers le monde, 650 intellectuels arméniens sont arrêtés et déportés. Dès lors, les adultes de sexe masculin sont systématiquement assassinés - les imams ottomans autorisent même leurs fidèles à massacrer les Arméniens - tandis que le reste de la population est déportée dans le désert de Syrie, dans des conditions épouvantables qui causent la mort d’une grande partie d’entre elle. Reconnus comme génocide par nombre d’historiens, par plusieurs États et par le Parlement européen (1987), les événements de 1915-1916 ont fait plus d’un million de morts [1].

Les révolutions russes de 1917 ont pour conséquence l’abandon aux Ottomans des territoires transcaucasiens, dont l’Arménie orientale. Suite à la victoire arménienne contre les troupes ottomanes, l’indépendance de l’Arménie est reconnue, pour la première fois depuis le XIVe siècle, par le traité de Batoum signé par l’Empire ottoman le 4 juin 1918 : cette première République démocratique d’Arménie est dirigée par le parti Dachnak, et ne couvre que dix mille km² autour d’Erevan, qui devient sa capitale. Espérant agrandir leur territoire pour former une « Arménie intégrale » après la défaite des Puissances centrales en 1918, les délégués arméniens sont déçus par le gouvernement américain dont, inspirés par le célèbre discours du Président Wilson posant le principe du droit des peuples à l’autodétermination, ils attendaient beaucoup. Le traité de Sèvres leur accorde toutefois, en 1920, une portion de l’Est de l’actuelle Turquie qui quintuple presque le territoire de la République d’Arménie ; mais, ayant dû y renoncer après leur défaite contre la Turquie kémaliste, les Arméniens doivent simultanément faire face à l’invasion d’Erevan par la Russie bolchevique, qui finit par s’emparer de l’ensemble du pays et en fait une des quinze républiques socialistes soviétiques qui composent l’URSS à partir de 1920 [2], malgré une révolte en mars 1921 fermement réprimée par le gouvernement soviétique.
Durant sa courte existence, la République démocratique d’Arménie a tout de même pu effectuer des réformes internes et est parvenue à mettre en place un régime démocratique ; elle a également accordé le droit de vote aux femmes en 1919.

De la république soviétique d’Arménie à la formation d’un État indépendant

Plus petite République socialiste soviétique d’URSS, l’Arménie est également, sous domination bolchevique, un territoire dépecé : deux villes, Kars et Ardahan, sont rattachées à la Turquie par le traité de Kars du 23 octobre 1921, tandis que plusieurs provinces arméniennes ont été incluses dans d’autres républiques soviétiques au moment de la formation de l’URSS (celles du Nakhitchevan et du Haut-Karabagh à l’Azerbaïdjan, et celles d’Alkhalkalak et d’Akhaltskha à la Géorgie). La domination soviétique en Arménie se traduit, outre la collectivisation et la planification à l’œuvre dans l’ensemble de l’URSS, par une répression très forte du sentiment national, qui passe d’abord par une tentative de décapitation de l’Église arménienne [3] - refuge identitaire central - puis par une volonté de l’inféoder à Moscou, tentative qui rencontre plus ou moins de succès mais ne parvient pas à étouffer les revendications indépendantistes malgré la peur du Goulag où sont envoyés tous les opposants. L’époque soviétique est également une période très difficile économiquement, du moins jusqu’à la mort de Staline après laquelle l’agriculture, favorisée par un climat propice, et l’industrie (surtout l’extraction de matières premières) se développent considérablement. Enfin, le sentiment national resurgit à plusieurs reprises en Arménie : la manifestation de commémoration du génocide, le 24 avril 1965 à Erevan, en est un exemple, de même que la création d’un parti nationaliste clandestin, le Parti de l’Unité Nationale, en 1966. La libéralisation du régime soviétique sous Mikhaïl Gorbatchev permet la mise en place de l’Union pour l’autodétermination nationale en 1987, qui soutient de grandes manifestations pour la reconnaissance des droits nationaux (17-18 octobre 1987) et le rattachement du Haut-Karabagh azéri à l’Arménie (1988). Le 23 août 1990, plus d’un an avant la chute de l’URSS, l’Arménie déclare sa souveraineté par rapport à l’Union, sous l’influence notable de Levon Ter-Petrossian qui, à partir de son engagement dans le conflit du Haut-Karabagh, en est venu à incarner l’aspiration nationaliste arménienne. Après l’élection la même année d’un Parlement qui voit la victoire du parti de Ter-Petrossian, le Mouvement national arménien, et le coup d’Etat contre Gorbatchev datant d’août 1991, la République d’Arménie proclame son indépendance le 21 septembre 1991 et élit son nouveau président, Ter-Petrossian, le 16 octobre.

Ébranlée par le violent séisme de 1988, cette toute nouvelle République d’Arménie connaît une situation économique difficile, à laquelle vient s’ajouter un conflit armé avec l’Azerbaïdjan pour la question du Haut-Karabagh. C’est à ce moment que se dessine le double axe géopolitique de la région : Turquie-Géorgie-Azerbaïdjan d’un côté, Russie-Arménie-Iran de l’autre, opposition cristallisée autour de la question du Haut-Karabagh, toujours irrésolue depuis le cessez-le-feu de mai 1994 et le retour au statu quo ante bellum. C’est ce même problème du Haut-Karabagh qui force, en 1998, Levon Ter-Petrossian à démissionner en raison de ses positions jugées trop laxistes sur le sujet ; lui succède Robert Katcharian, qui parvient à stabiliser la situation en cherchant d’autres appuis en Europe - l’Arménie est membre du Conseil de l’Europe depuis l’an 2000. La diaspora arménienne, très présente à l’étranger et surtout en Europe, est également un moyen pour l’Arménie de développer son influence par un système de lobbying ; depuis 2007, l’instauration de la double-citoyenneté permet aux éléments diasporiques d’obtenir la nationalité arménienne. Le président actuel, Serge Sargsian, élu en avril 2008, semble vouloir effectuer un rapprochement diplomatique avec la Turquie, ce qui permettrait peut-être d’apaiser les tensions dans la région ; mais le règlement de la question du Haut-Karabagh demeure en suspens.
L’Église apostolique arménienne, quant à elle, a vu son siège rétabli à Etchmiadzin depuis la reconstitution de la République d’Arménie : toujours dirigée par le catholicos de tous les Arméniens, elle rassemble à ce jour environ six millions de fidèles.

Voir également :
 Histoire de l’Arménie, 1/3 : des origines jusqu’à la conquête arabe
 Histoire de l’Arménie 2/3 : du Moyen Âge à l’époque moderne
 Les relations russo-ottomanes au XIXème siècle. Première partie : du début du siècle à la guerre de Crimée

Bibliographie :
 Gérard Dédéyan (dir.), Histoire du peuple arménien, Toulouse, Privat, 2007, 991 pages.
 Gerard J. Libaridian, L’Arménie moderne : histoire des hommes et de la nation, Paris, Éditions Karthala, 2008, 268 pages.
 Hrant Pasdermadjian, Histoire de l’Arménie depuis les origines jusqu’au traité de Lausanne, Paris, H. Samuelian, 1964, 439 pages.
 Claude Mutafian et Éric Van Lauwe, Atlas historique de l’Arménie, Proche-Orient et Sud-Caucase, du VIIe siècle avant J.-C. au XXe siècle, Éditions Autrement, 2001, 144 pages.

Publié le 26/04/2013


Tatiana Pignon est élève en double cursus, à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, ainsi qu’à l’Université de la Sorbonne en Histoire et en langue. Elle s’est spécialisée en l’histoire de l’islam médiéval.


 


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