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Histoire des putschs et tentatives de coups d’Etat en Turquie : l’armée turque, du statut de gardienne du kémalisme à celui d’outil politique (1/4). Le coup d’Etat du 27 mai 1960 : un putsch sur fond de Guerre froide et de crainte du communisme

Par Emile Bouvier
Publié le 15/09/2020 • modifié le 16/09/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Following the overthrow of the Democratic Party by a military coup d’état, the Governor’s Residence in Istanbul is guarded by Turkish Army tanks 30 May 1960.

AFP

En effet, l’armée turque s’est - et a été - historiquement présentée comme la garante des institutions républicaines voulues par Atatürk lors de la fondation de la République le 23 octobre 1923 [2]. A ce titre, quatre coups d’Etat se sont produits au cours de la seconde moitié du XXème siècle à l’initiative de l’armée turque, ou en tous cas de certains pans de son corps d’officiers, afin de remettre la Turquie sur les rails du kémalisme quand celle-ci tendait à s’en éloigner - selon les putschistes du moins.

Fortes de ce constat, et renforcées dans leur conviction par la tentative de coup d’Etat de 2016, les autorités civiles turques s’emploient dès lors à ramener l’armée sous l’autorité du pouvoir civil, notamment présidentiel. De nombreuses mesures ont été adoptées dans ce sens, en particulier depuis 2016 où, profitant de la popularité qui était la sienne après l’échec du coup d’Etat, le gouvernement a multiplié les ajouts et amendements à la législation turque afin de contrôler davantage l’armée et d’éviter de nouveaux potentiels coups d’Etat.

Cet article se donne donc pour but de présenter l’historique des coups d’Etat en Turquie et leurs conséquences sur l’histoire politico-militaire turque, selon un ordre chronologique : le coup d’Etat du 27 mai 1960 sera d’abord traité (première partie), puis celui du 12 mars 1971 (deuxième partie) avant d’aborder le putsch du 12 septembre 1980 (troisième partie) et, bien qu’il n’ait consisté qu’en un mémorandum, celui du 28 février 1997 (quatrième partie), dernier en date avant la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016.

1. Contexte du putsch

Le contexte du coup d’Etat du 27 mai 1960 en Turquie s’avère particulier à deux niveaux. Premièrement, le contexte international est celui de la Guerre froide, où s’affrontent militants du communisme et partisans du libéralisme. La Turquie est alors sujette à de nombreux troubles socio-politiques et traverse une période de forte instabilité économique : l’aide américaine issue de la doctrine Truman [3] et du plan Marshall [4] a touché à sa fin en 1955 [5], conduisant à d’importants troubles sociaux (grèves et émeutes notamment) [6]. En réaction à ce soulèvement populaire, le gouvernement turc adopte alors un ensemble de mesures liberticides (interdiction de tenir des réunions politiques, musellement de professeurs d’université, emprisonnement des journalistes d’opposition) [7] et profite de l’occasion pour accroître le retour de l’islam sur la scène publique turque, espérant attirer à lui de larges parties de l’électorat paysan et rural.

Concomitamment à ces troubles sociaux, le Premier ministre Adnan Menderes entretient des relations particulièrement conflictuelles avec l’armée turque. En 1959 par exemple, lors d’une réunion du Conseil des ministres, la primature turque aurait ainsi déclaré qu’elle comptait « régler le problème des officiers récalcitrants en promouvant à leur place des officiers de réserve » [8], suscitant l’indignation au sein de la sphère militaire turque. Ce clivage croissant avec l’armée se retrouvera notamment en avril 1960 lors d’une manifestation d’étudiants à l’Université d’Istanbul : chargés de réprimer brutalement les protestataires, les soldats turcs se verront ordonner par leurs chefs de procéder avec nonchalance et lenteur [9].

En parallèle, le libéralisme induit par la position initialement pro-américaine du gouvernement d’Adnan Menderes a conduit à un éloignement vis-à-vis des valeurs kémalistes, au premier rang desquelles la laïcité ; l’islam a ainsi retrouvé une certaine part de la superbe qu’il avait perdue sous le régime de Mustafa Kemal Atatürk [10].

Le contexte économique reste toutefois certainement l’élément moteur du coup d’Etat, et en particulier ses conséquences diplomatiques et politiques : face à la crise économique majeure que connaît la Turquie à la suite de la cessation des paiements américains, le Premier ministre Adnan Menderes envisage de se tourner vers l’Union soviétique [11] afin de trouver de nouvelles sources de financement et de soutien. Un déplacement à Moscou est ainsi prévu début juin [12] et présage d’un éloignement stratégique risqué vis-à-vis des Etats-Unis.

Craignant que la Turquie ne s’ouvre au communisme au risque d’atteindre un point de non-retour et ne s’éloigne de l’héritage kémaliste, des officiers supérieurs turcs décident de conduire un coup d’Etat. Le colonel Alparslan Türkeş en est le principal instigateur. Résolument opposé à l’URSS et au communisme, son parcours militaire l’a orienté vers un indéniable tropisme américain : les Etats-Unis l’avaient en effet sélectionné, parmi seize autres officiers turcs, pour suivre une formation en opérations clandestines spécialisées dans la lutte contre-insurrectionnelle [13]. Dans sa courte déclaration à la nation le matin même du coup d’Etat, il réitèrera d’ailleurs explicitement sa loyauté vis-à-vis de l’OTAN et du CENTO (Pacte de Bagdad) [14], tout en restant toutefois vague quant aux raisons exactes de ce coup d’Etat [15].

2. Déroulé du putsch

Le putsch est initié dans la nuit du 27 mai. Méticuleusement préparé, il visait à capturer en une opération-éclair la capitale, Ankara, afin de s’emparer des centres décisionnels le plus vite possible et limiter les risques d’une prolongation des affrontements et, potentiellement, le déclenchement d’une guerre civile. L’opération est un succès total : plusieurs régiments d’infanterie épaulés de colonnes blindées s’élancent à 3h15 du matin et, à 4h36, sans qu’aucun coup de feu n’ait été tiré, le colonel Alparslan Türkeş déclare victoire à la radio ; il y annonce que le coup d’Etat « marque la fin d’une période de l’histoire turque et le début d’une nouvelle » et appelle « nos citoyens à faciliter le devoir de nos forces armées et à participer au rétablissement d’un régime démocratique réclamé à l’échelle de toute la nation » [16].

Le bureaucrate kémaliste Cemal Gürsel, qui n’a pourtant pas pris part au putsch, est nommé Président de la République par la junte qui s’établit alors à la tête de la Turquie. Gürsel explique lors d’une conférence de presse le lendemain du coup d’Etat que le but de ce dernier était « d’amener le pays, le plus rapidement possible, à une démocratie juste, claire et solide. Je souhaite transférer le pouvoir et l’administration de la nation au choix libre du peuple » [17].

3. L’après-putsch

Incontournables, des purges massives accompagnent les premiers jours du nouveau régime : la junte militaire force 235 généraux et plus de 3 000 officiers subalternes à quitter leur fonction ; 500 juges et procureurs généraux sont également démis de leur fonction, à l’instar de 1 400 professeurs d’université [18]. Le chef d’Etat-Major des armées turques, le Président Celal Bayar, le Premier ministre Adnan Menderes et plusieurs autres membres du gouvernement pré-putsch sont placés en détention. A l’issue de ces destitutions et arrestations, se tient de 1960 à 1961 un cycle de procès connus aujourd’hui comme les « procès de Yassıada », du nom de l’île de la mer de Marmara sur laquelle se dérouleront les séances [19]. Quelques jours avant leur tenue, le Ministre de l’Intérieur Namık Gedik, détenu dans des locaux de l’Académie militaire turque, se suicide en se défenestrant. Certains opposants au coup d’Etat argueront à l’époque qu’il aurait été tué délibérément par les putschistes ; aujourd’hui encore, les conditions exactes de la mort de Namık Gedik n’ont toujours pas été mises au jour [20].

Les hommes politiques sont accusés de « haute trahison », « abus de biens publics » et « transgression à la Constitution ». Au terme des procès, le Premier ministre Adnan Menderes est condamné à la peine capitale, au même titre que son Ministre des Affaires étrangères Fatin Rüştü Zorlu et celui des Finances Hasan Polatkan [21]. Ils seront pendus le 16 septembre 1961 sur l’île d’İmralı, où est actuellement détenu, depuis 1999, Abdullah Öcalan, fondateur et leader spirituel du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK).

Le 9 juillet 1961, un référendum constitutionnel est organisé par la junte afin de remplacer la Constitution de 1924 établie alors par Mustafa Kemal Atatürk et ses partisans. 81% des électeurs participeront à l’élection, parmi lesquels 61,7% approuveront la réforme [22].

Un mois après l’exécution d’Adnan Menderes et de ses ministres des Affaire étrangères et des Finances, la junte organise, le 15 octobre 1961, de nouvelles élections législatives. Ismet İnönü, compagnon de route incontournable de Mustafa Kemal Atatürk, devient Premier ministre à l’issue de ces élections ; si l’autorité administrative est remise à la sphère civile à cette occasion, les militaires ont toutefois continué à dominer la scène politique jusqu’en octobre 1965.

Cette longue présence des militaires au pouvoir s’explique par la crainte, relativement peu connue et relayée dans l’histoire des coups d’Etat en Turquie, que des franges de l’armée ne tentent un nouveau putsch. De fait, certains officiers, à l’instar du colonel Talat Aydemir, trouvent en effet que le coup d’Etat de 1960 n’est pas allé assez loin et ne s’est pas montré assez audacieux dans ses réformes ; il initie un première tentative de putsch le 22 février 1962 à Ankara, qui échoue rapidement en raison du soutien immédiat de l’écrasante majorité de l’armée au Premier ministre Ismet İnönü, légende nationale irréductible derrière Atatürk au point d’être surnommé « Ikinci Adam » par les Turcs, littéralement « le deuxième Homme ». Arrêté le 9 juillet 1962, Talat Aydemir est finalement relâché le 18 juillet en raison du caractère très peu notable - et fructueux - de sa tentative de coup d’Etat, ainsi que par le souhait explicite d’İnönü de ménager l’armée. Talat Aydemir tente malgré tout un nouveau putsch le 20 mai 1963 avec la participation de l’Académie militaire, en accusant le gouvernement turc de ne pas appliquer les changements promis par la réforme constitutionnelle du 9 juillet 1961. Arrêté à nouveau à l’issue de l’échec de sa tentative de coup d’Etat, il sera finalement pendu dans la prison centrale d’Ankara le 5 juillet 1964 [23].

La junte militaire se retire définitivement du pouvoir à l’occasion des élections du 10 octobre 1965, qui introniseront le leader du Parti de la Justice Süleyman Demirel comme Premier ministre jusqu’en 1971, date du deuxième coup d’Etat de l’histoire de la république turque.

Lire la partie 2

Bibliographie :
 Terzic, Mihailo. "Role of the military in Turkish politics : case of the 1980 military coup." PhD diss., 2011.
 Ertem, Bariş. "TÜRKİYE-ABD İLİŞKİLERİNDE TRUMAN DOKTRİNİ VE MARSHALL PLANI." Balikesir University Journal of Social Sciences Institute 12, no. 21 (2009).
 Harris, George S. "Military coups and Turkish democracy, 1960–1980." Turkish Studies 12, no. 2 (2011) : 203-213.
 Bulut, Sedef. "Üçüncü Dönem Demokrat Parti İktidarı (1957-1960) : Siyasi Baskılar ve Tahkikat Komisyonu." Gazi Akademik Bakış 04 (2009) : 125-147.
 Demir, Şerif. "Türk siyasi tarihinde adnan menderes (1930-1960)." (2009).
 Keskin, Aslıhan. "ÖĞRENCİ OLAYLARINA GENEL BİR BAKIŞ (1968-1980)." Atatürk Dergisi 8, no. 2 : 237-262.
 Gülener, Serdar. "Türk Siyaseti’nde Merkez-Çevre İlişkilerinin Seyri ve 27 Mayıs 1960 Darbesi." Bilgi Sosyal Bilimler Dergisi 1 (2007) : 36-67.
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 Dikici, Ali. "27 Mayıs 1960 Askerî Darbesi Ve Türk Polisi." Atatürk Araştırma Merkezi Dergisi 30, no. 89 (2014) : 11-60.
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 Demir, Yeşim. "Albay Talat Aydemir’in Darbe Girişimleri." (2006).

Publié le 15/09/2020


Emile Bouvier est chercheur indépendant spécialisé sur le Moyen-Orient et plus spécifiquement sur la Turquie et le monde kurde. Diplômé en Histoire et en Géopolitique de l’Université Paris 1 - Panthéon-Sorbonne, il a connu de nombreuses expériences sécuritaires et diplomatiques au sein de divers ministères français, tant en France qu’au Moyen-Orient. Sa passion pour la région l’amène à y voyager régulièrement et à en apprendre certaines langues, notamment le turc.


 


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