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Par Margot Lefèvre
Publié le 09/11/2020 • modifié le 27/01/2023 • Durée de lecture : 8 minutes

Huda Sharawi

Dessin de Laurence Lefèvre.

« Les années Harem » [1]

Dans son mémoire publié en 1987, Harem Years : The Memoirs of an Egyptian Feminist [2], Huda Sharawi relate son enfance et sa vie de jeune adulte au sein d’une famille égyptienne aisée. Elle est née en 1879 à Minya, au sud du Caire en Haute-Égypte. Son père, Muhammad Sultan Basha, homme politique et propriétaire-foncier [3], devient président de la chambre des députés après avoir été chef de village ; sa mère prénommée Iqbal, quant à elle, est une esclave de Circassie [4]. Huda grandit dans un harem dirigé par sa mère. Les harems ont été introduits en Égypte sous la dynastie des Abbassides, il s’agissait alors de lieux dirigés par une ou plusieurs maîtresses, qui géraient l’ensemble du personnel et qui élevaient les enfants tout en assurant la gestion des lieux. Comme l’explique Sonia Dayan-Herzbrun, les harems représentaient des lieux permettant aux femmes de participer à « l’économie sociale » par l’intermédiaire de rencontres et d’activités sociales. Malgré l’existence des écoles primaires à la fin du XIXème siècle, les jeunes filles issues de l’élite, dont faisait partie Huda Sharawi, continuaient de suivre des enseignements au sein du foyer [5]. Margot Badran explique dans sa traduction des mémoires de Huda Sharawi que cette dernière a suivi un enseignement sur « le Coran, l’arabe, le turc et la calligraphie » [6] grâce aux « leçons de son frère » [7].

À la mort de son père, alors que Huda Sharawi est âgée de cinq ans, son cousin Ali Sharawi devient son tuteur. À l’âge de douze ans, elle doit se marier avec lui afin de maintenir le patrimoine familial. Réticente à cette union, elle cède néanmoins aux pressions de son entourage et accepte ce mariage avec ce cousin, déjà marié et père de trois filles. Sonia Dayan-Herzbrun [8] explique alors qu’Iqbal, la mère de Huda, demande un contrat de mariage stipulant que Ali Sharawi devait rester monogame : s’il prenait une autre femme, son mariage avec Huda serait rompu. Or, Ali Sharawi reprend sa relation avec sa première femme [9], permettant à Huda Sharawi de se séparer de lui et d’entreprendre de nouvelles activités.

Huda Sharawi rencontre Eugénie Le Brun, connue sous le nom de Madame Rushdi, intellectuelle et féministe française mariée à un Egyptien, avec qui elle se lie d’amitié. Eugénie Le Brun ouvre son premier salon destiné aux femmes au Caire dans les années 1890 dans lequel Huda Sharawi se rend : il s’agissait d’« un espace public dans lequel les femmes pouvaient se rencontrer pour discuter de l’actualité et débattre des diverses questions allant de l’éducation aux droits des femmes en Islam » [10].
En 1900, à l’âge de 21 ans, Huda Sharawi se remarie avec Ali Sharawi pour des raisons familiales, avec qui elle aura deux enfants. Ses nombreux voyages à Paris, accompagnée de son mari, lui font changer de mode de vie, elle imite désormais les jeunes femmes parisiennes. Néanmoins, dès qu’elle retourne en Égypte, elle se revoile, et entreprend diverses actions afin de « transformer la condition des femmes » [11]. Pour Elizabeth Brownson [12], le contexte (fin XIXème-début XXème) a été significatif pour les femmes égyptiennes : « les femmes de la classe moyenne et supérieure abandonnaient de plus en plus les pratiques d’isolement […], s’impliquaient davantage dans les œuvres caritatives et les sociétés littéraires ». L’entrée des femmes dans la sphère publique égyptienne marque également leur entrée dans la sphère politique.

Anonymous photograph View of Grand Cairo World History Archive. 01/01/1878 Ann Ronan Picture Library / Photo12 via AFP
Anonymous photograph View of Grand Cairo World History Archive. 01/01/1878 Ann Ronan Picture Library / Photo12 via AFP

Un engagement politique féministe

En 1908, Huda Sharawi fonde un dispensaire destiné aux femmes des milieux pauvres, ainsi qu’une école où sont prodigués des cours destinés à améliorer le cadre familial (hygiène, puériculture…) [13]. Ce dispensaire reçoit l’aide de femmes aisées [14], réunies dans l’association Mabarrat Muhammad Ali al-Kabir fondée au début du XIXème siècle par des femmes issues de la royauté cherchant à apporter une « contribution humanitaire à l’Egypte à la suite d’une forte vague de mortalité infantile » [15].

Après avoir assisté à une manifestation de femmes réclamant le droit de vote lors d’un séjour en France, Huda Sharawi décide de créer en 1914 l’Association intellectuelle des Égyptiennes [16]. Elle invite Marguerite Clément, une femme politique luxembourgeoise, à participer à des conférences, et tenter d’expliquer que « l’on peut trouver dans l’Islam la source des droits des femmes » [17]. Quelques années plus tard, en 1919, l’association philanthropique dont fait partie Huda Sharawi fonde la Société de la femme nouvelle au Caire. Des ateliers sont également mis à leur disposition afin qu’elles puissent « fabriquer des objets artistiques » [18].

Une femme nationaliste

En 1919, les Égyptiens veulent obtenir leur indépendance en réclamant l’application du principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Saad Zaghloul, Abdel Aziz Fahmy et Ali Sharawi, le mari de Huda Sharawi, forment alors le Wafd qui représente une délégation souhaitant l’indépendance complète de l’Égypte. Face à l’échec de leur objectif et à la répression britannique, ils organisent leur opposition autour d’un parti reprenant le nom de la délégation, le Wafd. Ali Sharawi en est le vice-président. En parallèle, éclate la révolution de 1919, donnant lieu à des grèves et des manifestations [19]. Huda Sharawi mobilise son réseau de femmes qui prend le relai des contestations, car les hommes sont arrêtés et déportés. Après la mort d’une manifestante, Hamidah Khalil, « cent cinquante à trois cents femmes de la haute société égyptienne se rassemblent pour manifester » [20].

Huda Sharawi s’occupe en parallèle des familles dont les membres sont touchés par ces arrestations et encourage le militantisme dans les écoles de jeunes filles [21]. Le 12 janvier 1920, le Comité central des femmes du Wafd est créé, il est composé des épouses des dirigeants, dont Huda Sharawi, qui en devient la présidente. Elles y organisent le soutien « social et financier aux actions décidées par le parti » [22]. Lorsque Saad Zaghloul est déporté aux Seychelles en 1921, ce sont les femmes qui vont travailler pour la cause nationaliste. Les membres du Comité central des femmes du Wafd vont alors « coordonner les embargos contre les produits britanniques et gérer le domaine financier du mouvement nationaliste » [23]. Ce comité va renforcer les liens avec d’autres associations de femmes du Caire, telles que la Société des mères du futur, dans le but de consolider la lutte nationaliste [24].

Cependant, Huda Sharawi va très vite prendre ses distances avec le parti qui relègue le droit de vote promis aux femmes lors des négociations avec les Britanniques. Elle écrit dans une lettre adressée à Saad Zaghlul, dirigeant du Wafd : « […] À cet instant où la question égyptienne est sur le point d’être résolue, il est manifestement injuste que le Wafd égyptien, qui défend les droits de l’Égypte et lutte pour sa libération, puisse dénier à la moitié de la nation la part prise à cette libération. » [25]. De plus, la question de l’inclusion du Soudan dans une « grande Égypte » va créer des tensions au sein du parti : en effet, alors que Huda Sharawi est partisane d’une grande Égypte, le dirigeant du Wafd est quant à lui pour une partition négociée avec les Britanniques.

En 1923, le décès de son mari, Ali Sharawi, va permettre à Huda Sharawi de retrouver une certaine forme de liberté dans ses actions politiques. Elle dévoile notamment son visage en public (mais ses cheveux demeurent voilés) en 1923 à la gare du Caire marquant ainsi « une rupture avec son passé » ainsi qu’avec « la culture du harem » [26] dans laquelle elle a grandi et n’est désormais plus soumise aux règles de la cour [27]. Margot Badran suggère que ce dévoilement a été influencé par Eugénie Le Brun, après avoir assisté à une conférence féministe internationale [28].
Sur le plan politique, la même année, en raison des tensions et des désaccords au sein du Wafd, en particulier sur la « question des revendications des femmes admises ou non aux discussions menant à la constitution égyptienne » [29], Huda Sharawi décide de créer l’Union féministe égyptienne (UFE) dont elle fut la présidente jusqu’à sa mort, afin de défendre le droit des femmes en leur permettant notamment d’accéder plus facilement à l’enseignement supérieur. Les objectifs de l’UFE allaient de « la reconnaissance des droits politiques […] à l’activisme social, en poursuivant le travail philanthropique des générations précédentes » [30]. L’UFE finance ainsi des écoles, des ateliers, des clubs de femmes et des formations afin de « rendre l’éducation accessible aux filles, d’élever l’âge minimum du mariage à seize ans, de garantir l’égalité des chances, d’abolir la prostitution et de créer des orphelinats » [31]. Des liens avec des organisations internationales féministes telles que l’International Woman Suffrage Alliance (IWSA) sont également noués [32].

En 1925, elle lance une revue féministe, l’Égyptienne, qui souhaite « articuler les revendications des femmes en Égypte au mouvement féministe international » [33] afin de « réaliser une ère de justice et de paix ». Comme l’explique Sonia Dayan-Herzbrun, par cette revue, Huda Sharawi souhaite « montrer […] une image véridique de la femme égyptienne » [34].

Quelques années plus tard, les ambitions d’Huda Sharawi évoluent et cette dernière œuvre pour un nationalisme arabe, et plus seulement pour un nationalisme égyptien. En décembre 1944, elle organise le premier Congrès féministe arabe qui a pour objectif « la construction d’une véritable citoyenneté pour les hommes et les femmes dans des États arabes libérés du joug de la colonisation » [35]. Elle meurt trois ans plus tard, le 12 décembre 1947.

Après la prise de pouvoir par Nasser, les différentes organisations féministes sont interdites (tout comme les partis politiques). L’Union des femmes d’Huda Sharawi est transformée en Association Huda Sharawi et s’occupe uniquement d’œuvres sociales. La question des droits des femmes est prise en charge par l’État égyptien et les militantes féministes sont « contraintes à l’exil, assignées à résidence ou jetées en prison » [36].

Lire sur Les clés du Moyen-Orient :
 Parti Wafd et nationalisme égyptien
 Le protectorat britannique en Egypte

Bibliographie :
Booth Marilyn. "Egyptian Feminist Union." Encyclopedia of the Modern Middle East and North Africa, edited by Philip Mattar, 2nd ed., vol. 2, Macmillan Reference USA, 2004, pp. 769-770. Lien URL : Gale eBooks, https://link.gale.com/apps/doc/CX3424600879/GVRL?u=rouen&sid=GVRL&xid=39308e4c.
Brownson Elizabeth. "Sha’rawi, Huda." Encyclopedia of Western Colonialism since 1450, edited by Thomas Benjamin, vol. 3, Macmillan Reference USA, 2007, pp. 1014-1015. Gale eBooks, Lien URL : https://link.gale.com/apps/doc/CX2587300374/GVRL?u=rouen&sid=GVRL&xid=e842c0b5. Accessed 22 Oct. 2020
Curtis, Maria F. "Arab Feminist Union." Encyclopedia of the Modern Middle East and North Africa, edited by Philip Mattar, 2nd ed., vol. 1, Macmillan Reference USA, 2004, pp. 227-228. Lien URL : Gale eBooks, https://link.gale.com/apps/doc/CX3424600271/GVRL?u=rouen&sid=GVRL&xid=854bae57.
Curtis, Maria F. "Wafdist Women’s Central Committee." Encyclopedia of the Modern Middle East and North Africa, edited by Philip Mattar, 2nd ed., vol. 4, Macmillan Reference USA, 2004, pp. 2321-2322. Lien URL : Gale eBooks, https://link.gale.com/apps/doc/CX3424602833/GVRL?u=rouen&sid=GVRL&xid=efb4bcb0.

Dayan-Herzbrun Sonia, « Féministe et nationaliste égyptienne : Huda Sharawi », Mil neuf cent, n°16, 1998, pp. 57-75.
Dayan-Herzbrun Sonia, « Quand, en Egypte, l’espace public s’ouvrait aux femmes », NAQD, 2006/1 (N° 22-23), p. 263-274.
Dayan-Herzbrun Sonia, « Féminisme et nationalisme dans le monde arabe », dans : Fatou Sow éd., La recherche féministe francophone. Langue, identités et enjeux. Paris, Éditions Karthala, « Hommes et sociétés », 2009, p. 243-253.
Kahf Mohja. “Huda Sha’rawi’s Mudhakkirati : The Memoirs of the First..” Arab Studies Quarterly, vol. 20, no. 1, Winter 1998, p. 53. Lien URL : http://search.ebscohost.com.ezproxy.normandie-univ.fr/login.aspx?direct=true&db=aph&AN=612501&lang=fr&site=ehost-live
Okkenhaug Inger Marie (dir. Ingvild Flaskerud), Gender, Religion And Change in The Middle East : Two Hundred Years of History, Berg, Oxford, 2005, 240 pages.
Waldner, David. "Shaʿrawi, Huda al- [1879–1947]." Encyclopedia of the Modern Middle East and North Africa, edited by Philip Mattar, 2nd ed., vol. 4, Macmillan Reference USA, 2004, pp. 2030-2031. Gale Lien URL : eBooks, https://link.gale.com/apps/doc/CX3424602449/GVRL?u=rouen&sid=GVRL&xid=c71d989d. Accessed 22 Oct. 2020.

Publié le 09/11/2020


Après avoir obtenu une double-licence en histoire et en science politique, Margot Lefèvre a effectué un Master 1 en géopolitique et en relations internationales à l’ICP. Dans le cadre de ses travaux de recherche, elle s’intéresse à la région du Moyen-Orient et plus particulièrement au Golfe à travers un premier mémoire sur le conflit yéménite, puis un second sur l’espace maritime du Golfe et ses enjeux. Elle s’est également rendue à Beyrouth afin d’effectuer un semestre à l’Université Saint-Joseph au sein du Master d’histoire et de relations internationales.


 


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