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Cet article est consacré à un voyageur auquel l’histoire de la sociologie est redevable ; la Muqaddima d’Ibn Khaldoun est le livre de chevet que tout esprit curieux de la situation du Moyen-Orient à l’aube de la venue des Mongols se doit de savourer comme met de consistance. Ce savant, par les affres du temps, de l’espace et l’expérience personnelle est un précieux témoin pour tout qui souhaite investiguer la dimension politique née du conflit entre structure nomade et sédentaire, l’étymologie de la perversion gouvernementale opérée par le pouvoir et le luxe, et comprendre les écrits nés de l’exode qu’un trop zélé connaisseur des arcanes décisives – ce que nous appellerions aujourd’hui un espion politique éclairé – aurait pu transmettre. De Fès à Damas, d’une pensée philosophique orientale à la descendance pérenne qui lui sera donnée, Ibn Khaldun a diffusé des idées susceptibles de continuité.
Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales, Jean-Charles Ducène nous livre les bribes de l’histoire de cet incroyable polymathe que les vicissitudes n’ont épargné et dont il nous reste les mots abrupts et ailés.
Ibn Khaldūn a écrit une autobiographie qui nous livre l’image de la maturité comme il a voulu la laisser à la postérité, sans cependant nous ouvrir son intimité, bien que l’on doive à ses contemporains quelques indiscrétions.
Il naît en 1332 à Tunis, alors capitale du pouvoir hafside (1229-1574), mais qui connaît à ce moment une crise. Sa famille est d’origine andalouse et a rejoint la Tunisie depuis le milieu du XIIIe siècle. Il y reçoit sa première formation selon les critères du temps, mais celle-ci est interrompue par la conquête mérinide de Tunis et surtout l’irruption de la peste noire en 1347, qui décime le monde savant tunisois. Ce grand savant est un autodidacte, et ses faiblesses dans certaines matières, comme des parties du droit, lui seront reprochées par certains contemporains. Il gagne la cour de Fès en 1350 où il est engagé et fréquente des savants, dont l’écrivain et homme politique grenadin Ibn al-Khaṭīb. Mais en 1351, il préfère reprendre la route pour Biskra, avant de se mettre au service du sultan Mérinide Abū ‘Inān (m. 1358). Des intrigues provoquent son emprisonnement pendant deux ans. Libéré à la mort du sultan, il reste à la cour avant de partir à Grenade en 1362 auprès du Nasride Muḥammad ibn al-Aḥmar, où il retrouve Ibn al-Khāṭib. Il se voit confier une mission diplomatique auprès de Pierre le Cruel. En 1365, il accepte l’offre du sultan de Bougie – aujourd’hui Bijaya en Algérie – et devient son chambellan, mais, trois ans plus tard, la ville est conquise par le prince de Constantine. Ibn Khaldūn décide de se retirer pour réfléchir et écrire mais revient aux intrigues, et on le retrouve voyageant de Biskra à Fès, puis à Grenade en 1375. Echaudé par ses échecs politiques, il décide de se retirer à Tlemcen en 1375, puis trouve refuge dans une tribu arabe, au sud d’Oran, de 1375 à 1378 où il travaille à sa Muqaddima ou « Prolégomènes » de sa grande chronique historique. La première version de l’ensemble est offerte au sultan hafside de Tunis en 1378, où Ibn Khaldūn retrouve un poste d’enseignant. Il fait des jaloux et décide de quitter définitivement le Maghreb. Il embarque ainsi pour Alexandrie en octobre 1382, et au Caire où il connut enfin le succès en tant que juriste et juge. Le sultan mamelouk Barqūq (1339-1399), créateur de la dynastie burjite, intervient pour que sa famille puisse le rejoindre, mais elle disparait dans le naufrage du bateau qui l’amène à Alexandrie, à l’exception de ses fils qui viennent par la route plus tard. Par ailleurs, sa carrière connaît des hauts et des bas à cause de l’atmosphère du moment, alternant nomination à des postes d’enseignement dans d’importantes institutions du Caire et destitution fracassante. C’est à cette période qu’il est le maître d’al-Maqrīzī à la mosquée d’al-Azhar. Il trouve néanmoins le temps, grâce aux fabuleuses bibliothèques de la ville, de terminer la seconde version de sa Muqaddima. En 1400, il est laissé seul par le sultan mamelouk à Damas pour régler la reddition de la ville entre les mains de Tamerlan. Il nous a gardé le souvenir de son entrevue avec le chef mongol. Ayant assisté aux horreurs de la prise de la ville et, ayant été dépouillé de ses vêtements par des brigands sur la route du retour, il rentre au Caire où sa carrière juridique suit un parcours erratique jusqu’à sa mort en 1406. Il ajoute de minimes modifications à son ouvrage historique en 804/1402.
Quant à sa vie privée, son autobiographie est maigre en informations, mais des contemporains ont parlé. On sait qu’il épousa la fille d’un général hafside alors qu’il était encore à Tunis, dont il eut cinq filles, qu’il perd lors du naufrage à Alexandrie. Il eut aussi une concubine chrétienne en Espagne et sur la fin de sa vie se remaria au Caire, semble-t-il.
Il nous lègue deux ouvrages, en réalité originellement réunis : une chronique historique, qui se termine par une autobiographie. La chronique ou Livre des exemples est divisée en deux parties, l’une dédiée aux Arabes d’Orient et à leurs contemporains, l’autre aux Arabes du Maghreb et aux Berbères. En outre, l’ensemble est précédé d’une introduction théorique, la célèbre Muqaddima ou Prolégomènes. Ce sont ces prolégomènes qui contiennent sa philosophie de l’Histoire où il tente de comprendre les changements historiques qu’il expose de manière originale dans les parties plus factuelles. C’est ici qu’il est d’une originalité géniale et certains commentateurs modernes y ont vu l’émergence de la sociologie. Un tel travail réflexif alors que l’auteur a eu une carrière juridique active a demandé un long murissement et une rédaction sur près de 30 ans ! Il a lu et interrogé beaucoup, faisant preuve aussi de sens critique, par exemple il prend d’abord Ibn Baṭṭūṭa pour un hâbleur, vu les choses étonnantes qu’il rapporte mais se ravise tout de même préférant suspendre son jugement. Les différentes versions de son œuvre nous montrent qu’il y eut trois stades dans sa réflexion.
Il s’interroge sur ce qui permet le développement et le déclin des civilisations, qu’il entrevoit comme la lutte constante entre les sociétés nomades et les sociétés sédentaires, ces dernières n’étant finalement que des sociétés nomades qui ont eu le dessus sur des sédentaires antérieurement. Paradoxalement, ce sont les sociétés sédentaires qui développent les traits essentiels de la vie en société comme les sciences, l’enseignement, la justice ou le commerce, mais elles s’affaiblissent alors par le goût du luxe, du bien-être et par la perte de « l’esprit de corps ou de clan », la ‘asabiyya [1] dans la terminologie de l’auteur. Ce sentiment permet la collaboration d’un groupe particulier – la tribu par exemple – et l’émergence de dynasties qui conduisent les Etats. Cet affaiblissement permet à de nouveaux nomades, endurcis par la frugalité, de renverser l’Etat fondé par ces sédentarisés, et le cycle recommence.
La part qu’il donne à la géographie se trouve d’abord au début de sa Muqaddima, dans laquelle il s’appuie sur al-Idrīsī dont il reprend la mappemonde circulaire (illustration). Il décrit ainsi les terres émergées et les parties de l’océan. Il distingue les parties inhabitées de celles habitées, et divise ces dernières selon les 7 climats, c’est-à-dire en 7 bandes longitudinales depuis l’équateur, en sachant que l’œkoumène s’étend sur 180° de longitude à l’équateur et s’élève jusqu’à 64° de latitude, au-delà la vie ne serait plus possible. Il y localise des éléments de géographie physique en suivant al-Idrīsī.
Ces différentes zones sont censées posséder un environnement, une atmosphère, une météorologie spécifiques, excessive en chaleur vers le sud, exagérée en froidure et humidité vers le nord, de sorte que seuls les climats tempérés permettent le développement de la civilisation, quoique l’on ne puisse parler de déterminisme géographique stricte puisque la civilisation est aussi le fruit de dynamiques sociologiques, selon Ibn Khaldūn.
Néanmoins, la géographie y pourvoit en définissant un substrat propice car les régions tempérées impriment des caractères modérés à leurs habitants, ce qui se reflète dans leur création et leur industrie comme les arts, les constructions et le vêtement. Ceux qui sont éloignés vers le nord comme les Slaves et vers le Sud comme les Noirs sont beaucoup plus proches de l’état animal par leur sauvagerie ; d’ailleurs ils n’ont n’y science ni même de religion vraie. Les seules exceptions sont limitrophes avec les Ethiopiens qui sauvent la mise en étant des Chrétiens et les Africains de l’ouest qui se sont convertis à l’Islam !
C’est aussi la composition de l’air et plus particulièrement l’effet du soleil qui détermineraient la couleur de la peau, entendu que plus on va vers le sud, plus le soleil darde ses rayons verticalement et rend noir. Bien entendu, cela n’est pas inné puisqu’un Noir qui s’installerait plus au nord aurait une descendance plus claire, selon Ibn Khaldūn ! De manière moins argumentée, il soutient aussi que la chaleur de l’air influe sur le caractère et rendrait les populations plus indolentes, moins prévoyantes, à l’image des Egyptiens plus insouciants et moins préoccupés que les habitants de Fès, dont l’altitude amènerait un froid qui rendrait les esprits plus sérieux !
Cependant, cet important développement géographique n’est présent qu’à partir de la deuxième version du texte, celle qu’il rédige quand il est au Caire où il a accès à de riches bibliothèques – où étaient conservés des manuscrits d’al-Idrīsī – et où il côtoie un pouvoir aux vues universelles si on veut, je vous renvoie à notre entretien sur al-‘Umarī pour comprendre cela. Au Maghreb, il fréquentait des souverains somme toute régionaux. De 1385 à 1396, comme il est démis de sa charge juridique et se consacre à l’enseignement, il rééquilibre son œuvre avec plus de développements sur les Arabes et des considérations sur les caractéristiques des sociétés citadines. Manifestement, il lit plus et développe sa réflexion.
Effectivement, à l’exemple d’autres historiens ou chroniqueurs avant-lui, il donne deux aperçus géographiques des territoires qui seront le théâtre des populations dont il conte l’histoire. Il consacre la dernière partie de son histoire universelle aux Berbères et il y insère quelques pages où il décrit le « Territoire des Berbères en Ifrīqiya, – soit la Tunisie – et au Maghreb ». Il part ainsi de l’océan Atlantique, qu’il appelle mer Verte, puis énumère les villes qui bordent la rive méditerranéenne de l’Afrique du Nord en précisant leur coordonnées géographiques et la forme de la côte. Au sud, ce sont les sables du Sahara qui délimitent le Maghreb, de l’océan à l’Egypte, parfois barré par des chapelets d’oasis marquées par la présence de palmiers-dattiers. Il précise que c’est le terrain des Berbères voilés au sud – les Touaregs – et les Arabes nomades, sur la lisière septentrionale. Il y situe aussi des massifs montagneux comme l’Atlas et quelques rivières à l’instar du Chélif, mais sans précision, manifestement ayant la carte d’al-Idrīsī en tête. Plus loin dans son texte, toujours à l’intérieur de l’histoire des Berbères, il concède un développement géographique intitulé une « Histoire des peuples noirs qui vivent dans le voisinage du Maghreb », qui est en réalité une liste de 19 « nations » elles-mêmes subdivisées en tribus ou sous-groupes, qu’il énumère depuis les Zanjs de la côte souahilie localisés à Mombasa jusqu’au royaume Mali du Niger. Al-Maqrīzī la complétera par la suite. Son texte prend la forme d’une énumération géographique d’est en ouest, où sont passés rapidement en revue les Somaliens, les Ethiopiens – chrétiens et musulmans –, les Bédjas, en Egypte, les Nubiens, les populations du Tchad, jusqu’au royaume de Mali dont le fastueux pèlerinage du souverain – le célèbre Mansa Moussa – est évoqué. Il faut reconnaître que l’auteur se laisse aller plus facilement à des digressions historiques à propos des populations musulmanes d’Afrique de l’ouest, car il en est mieux informé. Toutefois, son tropisme naturel reste le Maghreb, d’ailleurs, lors de sa rencontre avec Tamerlan (m. 1405), celui-ci le questionne sur le Maghreb et vu la connaissance d’Ibn Khaldūn, le sultan lui demande de rédiger un ouvrage descriptif sur le sujet. Ibn Khaldūn s’y met avec diligence et le fait parvenir à Tamerlan. On ignore ce qu’il en advint.
Indirectement, mais deux anecdotes sont ici remarquables. La première est qu’il nous donne l’une des deux mentions arabes des cartes portulanes, en précisant qu’elles confèrent aux Européens une prééminence dans la navigation en Méditerranée. Par ailleurs, dans le même contexte, il est premier historien arabe – le second sera son disciple al-Maqrīzī – à relater le débarquement des Européens, en l’occurrence des Génois, aux Canaries, et la prise d’esclaves qu’ils sont allés revendre au sultan mérinide Abū l-Ḥasan à Ceuta, en 1349. Les Canariens, après avoir appris assez d’arabe pour s’exprimer, ont évoqué le mode de vue rustique qui était le leur.
Paradoxalement, oui. Après sa rencontre avec Tamerlan, il rapporte avoir rencontré plusieurs astrologues musulmans et juifs au Maghreb qui lui auraient prédit par les conjonctions, indépendamment les uns des autres, l’apparition d’un grand rebelle, à l’est, nomade, qui soumettrait une grande partie du monde. Mais d’une manière théorique, Ibn Khaldūn réfute l’astrologie dans la Muqaddima en montrant sa vanité et son danger car d’une part, ce déterminisme astral est contraire au décret divin de prédestination et, ensuite, parce que cette influence est rationnellement difficile à expliquer.
Il existe plus de 40 manuscrits de la Muqaddima, conservés à Londres, Leyde, Munich, Fès, Istanbul, Boursa et au Caire, qui permettent de bien distinguer les trois versions de l’œuvre. Nous avons vu qu’Ibn Khaldūn a souvent vécu dans l’entourage des princes, pas toujours avec profit d’ailleurs ni sans déconvenue. Les manuscrits reflètent ce lien intéressé au pouvoir : le manuscrit de Londres avait été offert par l’auteur au souverain Ḥafside de Tunis Abū ‘Abbās Aḥmad (règne 1370-1394) en 1381. Le manuscrit de Fès avait été dédié, lui, au souverain Mérinide Abū Fāris ‘Abd Azzīz II (règne 1396 -1398) vers 1396 et le manuscrit d’Istanbul (Damad Ibrahim 863) avait été offert au sultan mamelouk d’Egypte al-Zāhir Barqûq (règne 1382-1398) à la toute fin du XIVe siècle. Disons que ces dédicaces montrent aussi qu’Ibn Khaldūn était un homme de son temps qui cherchait rente et protection, et le sultan Barqūq d’ailleurs se montra reconnaissant lui accordant une pension. L’étude des notes apposées sur ces manuscrits indique que l’historien a été lu du Caire à Istanbul, en passant par La Mecque, son audience au Maghreb paraît avoir été plus réduite. Notons que la Muqaddima a été traduite en turc ottoman à la fin du XVIIe siècle mais les idées d’Ibn Khaldūn sont quasi restées lettres mortes jusqu’à sa redécouverte au XIXe siècle.
Bibliographie :
Cheddadi, Abdesselam, Ibn Khaldûn. L’homme et le théoricien de la civilisation, Paris, 2006.
Ibn Khaldûn, Le Livre des exemples, tr. Cheddadi, A., Paris, Gallimard, 2002-2012, 2 vols.
Martinez-Gros, G., De l’autre côté des croisades. L’islam entre croisés et Mongols, Paris, 2021.
Florence Somer
Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.
Jean-Charles Ducène
Jean-Charles Ducène est directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où son enseignement et ses recherches portent sur la géographie et les sciences naturelles arabes médiévales. Il a notamment publié L’Europe et les géographes arabes (éditions du CNRS, 2018).
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