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Irak, 2002-2011 : leçons d’hier pour le temps présent

Par Michel Gueldry
Publié le 30/03/2011 • modifié le 23/04/2020 • Durée de lecture : 7 minutes

raqi Prime Minister Nuri al-Maliki meets with US Vice President Joe Biden in Baghdad on January 13, 2011.

AHMAD AL-RUBAYE, AFP

Qui se souvient que les deux premières expéditions militaires extérieures des Etats-Unis furent contre les Barbaresques de la Tripolitaine en 1801-05 sous Thomas Jefferson, puis en 1815 sous James Madison ? De fait, en avril-mai 1805, la Bataille de Derna (au nord-est de la Libye actuelle) des Marines américains contre les pirates barbaresques fut la première expédition extérieure des Etats-Unis, la première fois que le drapeau américain flotta en terre étrangère [1]. Aujourd’hui en mars 2011, les forces américaines et celles de l’OTAN sont à nouveau impliquées dans une guerre en Libye. Qui se souvient de l’échec de l’opération Eagle Claw en l’Iran en 1980, menée par Jimmy Carter et critiquée par Ronald Reagan et la droite nationaliste ? Qui se souvient du départ des Marines américains de Beyrouth en 1983, cette fois-ci sous le même Reagan ? Qui se souvient que Reagan pardonna Saddam Hussein pour l’attaque de la frégate américaine, l’USS Stark, qui occasionna pourtant la mort de 37 marins américains en 1987 ? Ou que la marine américaine participa directement à la guerre Iran-Iraq en escortant les pétroliers irakiens dans le Golfe arabo-persique et le Détroit d’Ormuz, et en détruisant divers bâtiments de la marine iranienne ? Ou qu’en 1988, l’USS Vincennes abattit un avion civil iranien, tuant 290 passagers et tout l’équipage ?

Pour comprendre la situation des Etats-Unis en Irak au début 2011, il faut rappeler quelques faits et dégager quelques leçons sur les continuités entre hier et aujourd’hui.

L’Irak sous mandat britannique

Rappelons d’abord que l’Irak est une création mandataire et coloniale britannique née de l’effondrement de l’Empire ottoman, matérialisé par l’armistice de Moudros du 30 octobre 1918 et le traité de Sèvres du 10 août 1920. En avril 1920, la Société des Nations confie au gouvernement britannique un mandat d’administration pour préparer le pays à l’indépendance, laquelle fut officiellement accordée en 1932. Mais indépendance ou pas, Londres domina l’Irak par la création de ses frontières (qui exclurent sa 19ème province, le Koweït, érigé en pétromonarchie « indépendante » et pro-anglaise) ; par le biais d’une monarchie hachémite, partie d’un mailletage régional (Fayçal Ier de Bagdad étant le frère du roi de Jordanie, autre monarchie amie) ; d’une constitution qui reconnaissait la domination britannique, et enfin de traités léonins. Dans les années 1920-1930, les troupes indo-britanniques et l’aviation anglaise interdirent la création d’un Kurdistan indépendant (le traité de Lausanne de 1923 niant les promesses du traité de Sèvres de 1920) et réprimèrent plusieurs soulèvements kurdes et chiites. Pour Londres, l’Irak constituait un maillon dans la continuité territoriale impériale entre l’Inde et la Méditerranée, ainsi qu’une source de pétrole. La période des mandats (jusque fin des années 1930) fut caractérisée par son influence sur les régimes et forces politiques locales, la protection des zones d’influence, la collaboration entre les impérialismes européens, les interventions militaires et la géostratégie du pétrole (par exemple la fameuse « ligne rouge » de 1928). En Irak, cet équilibre explosa avec le coup d’état d’Abdul Karim Qasim en juillet 1958, qui permit aussi l’émergence du Baasisme et de Saddam Hussein.

Ici, le premier enseignement est l’importance du choc colonial et du choc des cultures (des « civilisations », dirait Samuel P. Huntington) pour cette région. La modernité politique y fut imposée de l’extérieur et par la violence. En particulier, l’Europe exporta et imposa l’Etat-nation au Moyen-Orient, dont les formes traditionnelles – tribus, oumma, communautés religieuses, familles étendues, clientélisme – se plièrent difficilement à cette forme nouvelle. Certains pays ont construit une communauté nationale viable, d’autres restent largement dominés par une logique de clan, minorité, dynastie ou théocratie monopolisant le pouvoir. Ceci explique en partie les différences entre les révolutions unitaires ou des fragmentations sous-nationales au début 2011 [2].

Historique des relations anglo-américaines au Moyen-Orient et en Irak

Durant la Guerre Froide, Londres et Washington se prêtèrent main forte au Moyen-Orient quand leurs intérêts coïncidaient, au nom de l’anticommunisme, de l’anti-nassérisme, de la défense des intérêts pétroliers. Tel est le cas du coup d’état anglo-américain contre Mohammad Mossadegh en Iran en 1953 (Opération Ajax) ou du Pacte de Bagdad (anti-communiste, anti-nassériste et pro-occidental) de 1955 mené par Londres, et que les Etats-Unis rejoignirent en 1958. En revanche, avec l’échec de l’expédition de Suez fin 1956, les Britanniques apprirent à leurs dépens que l’alliance anglo-américaine est à géométrie variable.

Deuxième enseignement : depuis Suez et la fin de la Guerre d’Algérie, l’heure de l’Europe a passé et, pour les Britanniques, Washington est le point de passage obligé pour préserver (ce qui reste de) leur influence régionale et mondiale. C’est une des sources de leur soutien à George W. Bush en 2002-2003. En 1967, le Premier ministre britannique Harold Wilson, citant Mandalay, le célèbre poème pro-impérial de Rudyard Kipling, déclara que les Britanniques ne pouvaient plus désormais assumer leurs anciennes obligations impériales « East of Suez » : les Américains s’imposèrent petit à petit dans la région, avec une nette accélération à partir de la révolution iranienne de 1979.

Troisième enseignement : Washington peut compter sur Londres. De 1990, début de la crise irakienne, à 2009, Londres fut un allié fidèle. Les équipes au pouvoir dans les deux capitales changèrent onze fois mais tous les Premiers ministres britanniques appuyèrent toutes les initiatives américaines : Bouclier et Tempête du Désert, guerre de 1990-1991 limitée à la libération du Koweït, zones d’interdiction aérienne, frappes aériennes, maintien de l’embargo économique tout au long des années 1990, Résolution 1441 du Conseil de Sécurité, ultimatum diplomatique, guerre de 2003 (Operation Iraqi Freedom), occupation, changement de régime et construction nationale (nation-building).

La diplomatie américaine au Moyen-Orient et en Irak

Dans les années 1970, au nom de la stratégie nixonienne dite « des deux piliers » (deux alliés principaux dans la région, dont obligatoirement l’Arabie Saoudite), le principal allié des Etats-Unis au Moyen-Orient fut l’Iran du Shah. Dans les années 1980, leur meilleur allié contre l’Iran désormais khomeiniste fut l’Irak de Saddam Hussein. Depuis les années 1980, les événements s’enchainèrent dangereusement. A partir de 1983, le gouvernement Reagan aida Saddam Hussein contre l’Iran khomeyniste, lui fournissant financements et armes classiques et chimiques. Ce soutien fut négocié fin 1983 par Donald Rumsfeld, futur architecte de la guerre de 2002-2003. L’aide que Saddam Hussein reçut de l’Occident, de la Russie et des pays arabes l’enhardit à attaquer le Koweït en 1990. Le monde craignit alors de le voir menacer potentiellement l’Arabie saoudite, garante de la stabilité des approvisionnements et des prix au sein de l’OPEP et lança les opérations Bouclier puis Tempête du Désert, à partir de l’Arabie saoudite.

De même qu’après avoir armé les Afghans contre les Soviétiques, les Etats-Unis furent absents après le départ des Russes (février 1989), notamment dans la période 1989-92, avant l’explosion totale de la guerre civile, ce qui exclut toute tentative de reconstruction nationale et ouvrit la voie aux Talibans, Bush père refusa en 1991 (avec certaines bonnes raisons) de porter l’estocade contre le régime de Saddam Hussein, lui permettant de reprendre pied et de continuer ses attaques contre ses populations kurdes ou chiites jusqu’à la reprise de la guerre maximale en 2003.

Une fois l’Irak occupé en 2003, les Etats-Unis ne consacrèrent pas les forces et les ressources nécessaires à la stabilisation du pays, laissant s’installer le chaos en 2003-2007, pour réagir enfin par une poussée militaire (surge) et des plans de reconstruction nationale. En même temps, ils financèrent les tribus sunnites notamment en Province d’Anbar, qui hier étaient leurs ennemis. En août 2009, au terme du U.S.-Iraq Status of Forces Agreement signé entre Washington et Bagdad et entériné en novembre-décembre 2008, les troupes américaines de combat quittèrent l’Irak après 7 ans et demi de guerre : l’objectif de 2003 de détruire Saddam Hussein avait été atteint mais le reste (un Irak démocratique et prospère, un Iran mis en faiblesse par cet Irak relevé et pro-américain, et la mise en place de la démocratie dans la région) ne l’a pas été. Les 50 000 soldats américains qui demeuraient encore en Irak devaient donc se cantonner à des tâches de conseil et d’assistance et non s’impliquer directement dans les opérations militaires. Après un second accord en 2010, les Etats-Unis acceptèrent le principe d’un retrait final fin 2011. A partir de leur ambassade dans la zone verte de Bagdad, ils se concentreront sur quatre missions post-2011 : modération des crises (pour faciliter la réconciliation nationale et empêcher toute résurgence des violences, notamment par rapport à Moqtada al-Sadr), développement des forces de sécurité (police, système judicaire et pénal), défense des frontières extérieures, et lutte anti-terroriste [3].

Le quatrième et dernier enseignement est que si la guerre est difficile à gagner, la paix l’est encore plus et exige une longue patience dans la durée. Il semble qu’un modèle hybride émerge, qui n’est ni le succès absolu de la reconstruction (politique, économique) allemande et japonaise post-1945, ni l’abandon ou la négligence de 1989 en Afghanistan. Ce modèle hybride est imposé par les conditions locales et le relatif épuisement des Etats-Unis dans cette trop longue affaire d’Irak.

Au-delà du théâtre irakien, les Etats-Unis doivent aussi accepter (pour le moment) des résultats bien plus modestes que les buts initiaux de la guerre en 2003. L’Iran sort relativement renforcé ; l’Irak crée par les Etats-Unis est dominé par les chiites ; au Liban le Hezbollah domine la scène politique après sa guerre contre Israël en 2006 ; l’Arabie saoudite se surarme. Cette guerre d’Irak a aussi gravement compromis l’effort autrement plus nécessaire dans la région AfPak, désormais au cœur de la crise sécuritaire mondiale.

Publié le 30/03/2011


Michel Gueldry est Professeur de relations internationales au Monterey Institute of International Studies, Californie. Docteur en sciences politiques de l’Université de Toulouse, il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur l’Union européenne et les relations transatlantiques, notamment : France and European Integration, Toward a Transnational Polity ? (Greenwood, 2001), Les Etats-Unis et l’Europe face à la crise d’Irak (L’Harmattan, 2005). Il a publié deux ouvrages sur langues, cultures et relations internationales chez Edwin Mellen Press (2010) et travaille à deux autres ouvrages sur les Etats-Unis et l’Europe, et sur l’environnement et la durabilité dans l’Union européenne.
Adresse mail : mgueldry@miis.edu


 


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