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Islam politique (1) : qu’est-ce que l’islam politique ?

Par Théo Blanc
Publié le 28/11/2017 • modifié le 08/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Crédit photo : Théo blanc

Les origines idéologiques de l’islam politique

L’islam politique nait dans le contexte de la colonisation. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, des réformistes musulmans tels que Jamal al-Din al-Afghani (1838-1897) et Muhammad ‘Abduh (1849-1905) puisent dans les textes sacrés pour faire face à la supériorité de l’Occident techniciste et contrer son ambition universaliste. Par un effort de réinterprétation de l’héritage islamique, ces penseurs s’efforcent de ranimer et de mobiliser la communauté musulmane. Ils enclenchent un renouveau de la culture, de la littérature, du droit, des pratiques économiques et des pratiques sociales et sociétales islamiques dans le but de trouver une alternative à l’Etat et au style de vie occidentaux (1).

Cet élan réformiste initial est néanmoins réorienté vers un projet panislamiste antioccidental sous la plume de Rachid Rida (1865-1935), lequel appelle de ses vœux la restauration du califat (2). Il ne s’agit alors plus de « moderniser l’islam » mais d’« islamiser la modernité » (3).
Ce sera également l’approche choisie par les Frères musulmans, organisation fondée en Egypte en 1928 par Hassan al-Banna (1906-1949) et « mère » des groupes islamistes qui naitront dans la région au cours du XXe siècle. Décrit par Zubaida comme « le courant fondamentaliste le plus proéminent dans l’islam sunnite » (4), les Frères musulmans s’élèvent contre « l’imitation aveugle du modèle européen » (5) auquel ils opposent un contre-modèle fondé exclusivement sur les préceptes du Qur’an. Une posture bien exprimée dans le slogan de l’organisation : « Allah est notre objectif. Le prophète Muhammad est notre chef. Le Qur’an est notre constitution. Le jihad est notre voie » (Allah ghaytna, wa-l-rasul qadwtana, wa-l-quran disturna, wa-l-jiha sabilna).
Si les Frères constituent d’abord une association de charité et de bienfaisance (al-ğami’a al-khayria), ils s’orientent ensuite vers un but politique : celui d’appliquer la shari’a et de faire advenir un Etat islamique. Il s’agit tout à la fois de remettre à distance l’Occident et de désavouer un régime monarchique (1922-1953) mis en place à l’indépendance avec l’aval de l’ancien colonisateur britannique.

Selon François Burgat, l’islam politique, en somme, trouve son origine idéologique dans la réaction à la colonisation et se développe au sein d’organisations sociales et politiques au début du XXe siècle (6). Ce n’est toutefois que dans les années 1970 que les islamistes deviennent véritablement une force politique au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.

La mobilisation sociale et politique des islamistes

Dans les années 1970 en effet, les régimes arabes font face à une nouvelle forme de contestation politique fondée sur l’islam. La religion, alors restreinte à la sphère privée ou familiale par des régimes séculiers capitalisant sur le double narratif libération-modernisation, fait l’objet d’un contrôle officiel par l’Etat. Le langage primaire de l’opposition est celui du socialisme et du marxisme et l’islam n’apparaissait pas encore comme un capital de légitimité pour critiquer le pouvoir. Les Frères musulmans, quant à eux, bien que devenus une force politique importante dans les années 1940-50, sont condamnés à la clandestinité entre 1954 et 1984 et ne peuvent donc participer au jeu légitime de l’opposition.

La défaite de 1967 face à Israël marque un tournant dans les formes de la contestation des régimes en place, dont l’échec militaire vaut constat de faillite idéologique. Le nationalisme arabe, miné par la question palestinienne, semble alors incapable de fournir la force morale nécessaire pour maintenir la cohésion régionale et le lien social. C’est ce contexte de critique des utopies séculières qui caractérise la genèse d’une nouvelle mouvance religieuse conservatrice souhaitant redonner un fondement sacré à l’organisation de la société : les islamistes (7).

Ceux-ci empruntent deux voies de mobilisation parallèles, l’une politique et l’autre sociale. Pour Gilles Kepel, ces deux stratégies correspondent à deux grandes séquences historiques des mouvements de réislamisation, la première s’effectuant par le haut et la seconde par le bas (8).
La première séquence d’islamisation, par le haut, que Gilles Kepel situe à la fin des années 1970 et au début des années 1980, consiste essentiellement en une lutte des mouvements islamistes contre les groupes marxistes pour le contrôle des espaces de révolte - campus universitaire et périphéries notamment - dans une optique de contestation du pouvoir politique. L’opposition des islamistes aux marxistes leur occasionne d’ailleurs un soutien épisodique de certains régimes - c’est le cas du roi marocain Hassan II pour qui l’opposition de gauche constitue la menace principale à la stabilité politique.
Dans les pays arabes, les groupes islamistes s’efforcent donc d’établir un mouvement politique capable de présenter des candidats aux élections et de briguer des positions de pouvoir. A l’exception de la victoire du Front Islamique du Salut en 1991, aussitôt réprimé par le pouvoir algérien, la stratégie politique des islamistes dans le monde arabo-sunnite s’avère toutefois être un échec. Seule la Révolution islamique d’Iran en 1979, qui met fin au régime séculier du Shah, mais s’inscrit dans l’islam chiite, marque l’avènement d’une théocratie musulmane. L’Iran constitue dans ce sens le seul cas de création d’un Etat islamique par un mouvement islamiste.

Parallèlement à leurs activités politiques, les islamistes arabes développent un mouvement social islamique organisé autour d’un réseau d’organisations de charité. Les cours gratuits qu’ils proposent dans les mosquées, ainsi que les services sociaux et caritatifs qu’ils distribuent, les font rapidement gagner en popularité. Leur capacité à investir des espaces de gouvernance délaissés par l’Etat leur assure ainsi une large base sociale. Cette stratégie correspond pour Gilles Kepel à une seconde séquence d’islamisation, qui procède toujours d’une logique verticale mais dans un sens inversé de type bottom-up. Le Ğama’at at-tabligh, association piétiste créée en Inde en 1927 en réaction au processus de syncrétisme avec la société hindouiste ambiante, et qui appelle l’imitation à la lettre des préceptes du Prophète, devient dans les années 1980 la plus importante organisation transnationale islamique. Cette association joue un rôle central dans l’islamisation de la société, en prenant en charge notamment les nouveaux arrivants de l’exode rural, « en perte de repères dans la modernité et en quête d’identité dans un monde devenu indéchiffrable » (9). Cette seconde vague d’islamisation faite « par le bas », est caractérisée par une rhétorique de la solidarité communautaire en réponse à l’ascendance de la libéralisation des interactions humaines.
En somme, à la dimension politique de l’islamisation de première génération s’oppose la dimension sociale et sociétale de celle de seconde génération.

L’islam politique et la violence

Dans les décennies qui suivent la création des Frères musulmans, l’attitude des islamistes à l’égard du régime est ambivalente. S’ils soutiennent initialement l’accession au pouvoir des Officiers en Egypte en 1952, leur répression subséquente par Nasser conduit à l’éclatement du groupe entre une branche conservatrice bannaiste (Hassan al-Banna) et une branche violente largement inspirée par Sayyed Qutb (1929-1966). Islamiste très critique du capitalisme matérialiste et du nationalisme séculaire occidental, Qutb considère que la société égyptienne (et les sociétés arabes en général) est plongée dans l’ignorance et l’idolâtrie (jahiliyya). Selon lui, ses contemporains n’adorent pas Allah mais un despote qui a usurpé la souveraineté divine : le « Pharaon » (10). Dès lors, le jihad doit être proclamé contre les régimes arabes impies - l’Etat islamique constituant l’horizon de la lutte.

Cette tension entre bannaistes non-violents et qutbistes radicaux demeure jusqu’à ce jour latente au sein des Frères musulmans. Elle repose sur un équilibre précaire entre deux logiques antagonistes d’inclusion-modération et de répression-radicalisation qui dépend largement de la politique du régime à l’égard de l’organisation. Cette fracture est particulièrement visible en Egypte aujourd’hui, où après le coup d’Etat de juillet 2013 contre Mohamed Morsi et le massacre de Rab’a Adawiya, une partie des Frères musulmans, en particulier la jeunesse, s’est tournée vers la violence. L’exclusion de l’organisation islamiste et sa répression sanglante, ont ainsi favorisé le retour en force de la face qutbiste et jihadiste des Frères. En Tunisie, à l’inverse, l’inclusion d’Ennahdha dans le processus politique a conduit à la modération de sa ligne idéologique ; le parti ne fait plus référence à la shari’a et se présente comme un parti musulman démocrate. Constatant l’abandon du projet d’un Etat islamique par plusieurs partis issus des Frères musulmans comme Ennahdha ou l’AK Partisi turc, certains chercheurs tels qu’Olivier Roy ont ainsi diagnostiqué l’« échec de l’islam politique » (11).

Si cette thèse est particulièrement controversée dans le monde universitaire, elle a en tout le cas le mérite de mettre à jour un mécanisme central dans le comportement des islamistes : l’adoption par ces derniers d’une attitude pragmatique et démocratique lorsque leur inclusion dans le système politique est aménagée. Cette tendance est paradoxale quand on sait que les régimes autoritaires arabes ont largement invoqué l’existence d’une “menace islamiste“ prête à prendre le pouvoir et à instaurer une théocratie intolérante pour justifier leurs politiques répressives et disciplinaires. L’exclusion et la répression des islamistes les condamnaient ainsi à un statut d’outsider vis-à-vis du jeu politique, favorisant par-là même une logique de radicalisation et de recours à la violence. L’argument de la “menace islamiste” procède ainsi largement d’une logique performative : exclure les islamistes au motif du potentiel de radicalité qu’ils représentent conduit précisément à l’exploitation de ce potentiel dans le cadre d’une lutte armée. La désignation des Frères musulmans comme organisation terroriste par le régime du Maréchal Sissi pousse ainsi les islamistes à faire usage du seul instrument disponible aux exclus politiques : la violence.

L’islam politique et la démocratie

L’attitude ambivalente des islamistes à l’égard du pouvoir a également été beaucoup décriée dans le contexte d’Etats démocratiques. Deux camps s’opposent en matière de compatibilité de l’islam politique avec la démocratie. Le premier, essentialiste, subodore que les islamistes sont fondamentalement idéologiques et que leur participation éventuelle au jeu démocratique n’est qu’une tactique opportuniste pour prendre le pouvoir et établir une théocratie. Le second camp est à l’inverse contextualiste : il considère que les circonstances et l’environnement politique sont plus déterminants que l’idéologie dans l’orientation du comportement islamiste (12).
Les islamistes ont-ils donc un “agenda caché“ ou cherchent-ils avant tout à assurer la survie de leur organisation ?

Si la question est difficile à trancher sur le plan théorique, dans la pratique - comme on l’a mentionné ci-dessus - il semble que la nature répressive ou inclusive du système politique dans lequel les islamistes évoluent détermine directement leur comportement politique. Cela ne signifie pas que des doctrines islamistes explicitement anti-démocratiques n’aient pas vu le jour en l’absence de répression étatique. Maududi par exemple, le fondateur du parti islamiste pakistanais Jamaat-e Islami, subordonnait en toute circonstance la volonté populaire à la souveraineté divine (hakimiyya) laquelle n’entrait pas en contradiction avec la liberté individuelle mais constituait la condition de cette dernière - Maududi allant jusqu’à parler de “théodémocratie“ (13). A l’inverse, l’appel au jihad de Sayed Qutb dans les années 1950-60, pour reprendre cet exemple, intervient dans un contexte de répression des Frères musulmans par le régime de Nasser. De même, en Tunisie la répression du Mouvement de la Tendance Islamique (ancêtre d’Ennahdha) par Ben Ali dans les années 1980-90 conduisit à la radicalisation d’un groupe qui jusqu’ici rejetait la violence.

Après les Révolutions arabes, la participation de partis islamistes dans le jeu démocratique semblerait démentir le postulat d’une incompatibilité fondamentale entre l’islam politique et la démocratie. La victoire du PJD marocain, de l’Ennahdha tunisien et des Frères égyptiens, au-delà de leur simple participation, marque peut-être l’avènement d’une nouvelle génération d’islamistes capable d’assumer des responsabilités de pouvoir et à entrer dans le domaine du compromis et de la négociation. C’est le cas d’Ennahdha par exemple, en coalition avec le parti séculariste Nida Tounees depuis 2014.

Conclusion

Le terme d’islamisme a été théorisé dans les années 1970 pour caractériser deux phénomènes dissemblables : la Révolution Islamique d’Iran en 1979, et le développement de mouvements religieux politisés sur les campus et dans les espaces de faible de gouvernance (limited statehood). La naissance organisationnelle et idéologique de l’islam politique remonte toutefois au début du XXe siècle dans un contexte colonial de « remise à distance de l’Occident ». Pour François Burgat, l’islam politique est ainsi avant tout une réaction à la mission civilisatrice et universaliste des colonisateurs (14).

La situation post-révolutions arabes est paradoxale. D’un côté, des partis islamistes ont été bannis ; les Frères égyptiens sont considérés comme une organisation terroriste par l’Egypte et l’Arabie saoudite. De l’autre côté, de nouveaux groupes islamistes ont participé au jeu démocratique, voire ont prévalu aux urnes. Cette évolution islamiste en sens contraire, certains la voient comme le désaveu du double postulat d’une essence violente et a-démocratique de l’islam politique. D’autres, comme Olivier Roy, décryptent les évolutions doctrinales de partis islamistes au pouvoir (Ennahdha ou l’AKP turc par exemple) comme le marqueur de l’échec de l’islam politique et l’apparition d’une ère post-islamiste où la shari’a a laissé la place au conservatisme religieux et aux valeurs familiales traditionnelles.

Lire la partie 2 :
Islam politique (2) : l’échec de l’islam politique ?

Notes :
(1) ESPOSITO, John, The Islamic Threat : Myth or Reality ?, Oxford University Press, 1992.
(2) MILTON-EDWARDS Beverley, Contemporary Politics in the Middle East, 3rd Edition, Cambridge, UK ; Malden, MA : Polity Press, 2011), p. 151.
(3) AYUBI Nazih, Political Islam : Religion and Politics in the Arab World, London, Routledge, 1991, p. 231.
(4) ZUBAIDA Sami, Islam, the People and the State : Essays on Political Ideas and Movements in the Middle East, I.B.Tauris, 1993), p. 47.
(5) MURA Andrea, “A genealogical inquiry into early Islamism : the discourse of Hasan al-Banna”, Journal of Political Ideologies, vol. 17, no 1,‎ 2012, p. 61-85.
(6) GESBERT Olivier, « Comprendre l’islam politique » avec François Burgat, France Culture, 01/11/2016, en ligne : https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/comprendre-lislam-politique
(7) ESPOSITO, John, The Islamic Threat : Myth or Reality ?, Oxford University Press, 1992, p. 47- 70.
(8) KEPEL Gilles, La revanche de Dieu : chrétiens, juifs et musulmans à la reconquête du monde, Points 1124, Paris, Éd. du Seuil, 2003, p. 20-76.
(9) KEPEL, G., La revanche de Dieu, Ibid., p. 58.
(10) KEPEL, Gilles, Le prophète et le pharaon, Paris, La découverte, 1984.
(11) ROY, Olivier, L’échec de l’islam politique, Seuil, 1992.
(12) ROY Olivier, “Political Islam after the Arab Spring. Between Jihad and Democracy”, Foreign Affairs, November/December 2017, online : https://www.foreignaffairs.com/reviews/review-essay/2017-10-16/political-islam-after-arab-spring
(13) ESPOSITO, John, The Islamic Threat : Myth or Reality ?, Oxford University Press, 1992, p. 123.
(14) GESBERT Olivier, « Comprendre l’islam politique » avec François Burgat, France Culture, 01/11/2016, en ligne : https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-2eme-partie/comprendre-lislam-politique

Publié le 28/11/2017


Théo Blanc est actuellement étudiant du master Moyen-Orient à Sciences Po Grenoble sous la supervision de Jean Marcou. Il s’intéresse en particulier aux questions de salafisme, d’islam politique et de jihadisme. 


 


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