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En 1992, la parution de L’échec de l’islam politique d’Olivier Roy (1) a fait l’effet d’une petite bombe dans le monde universitaire. Alors que l’éclatement de l’URSS semblait consacrer la « fin de l’Histoire », nombreux étaient les historiens et politistes à voir dans l’islam le nouveau héraut de l’étendard anti-impérialiste. L’espace d’utopie libéré par la ‘défaite’ du communisme aurait ainsi vocation à être investi par l’islam politique.
Pourtant, l’incapacité des mujahidin afghans à fournir une alternative soutenable au régime communiste déchu à Kaboul en 1992, la multiplication des affrontements entre Etats autoritaires et islamistes armés (Jihad islamique en Egypte, Groupe Islamique Armé en Algérie, Al-Qa’ida en Arabie saoudite) et la fin sanglante de l’expérience démocratique algérienne (1988-1992) précipitée par la suppression du parti islamiste du Front Islamique du Salut semblaient au contraire indiquer l’inaptitude de l’islam politique (ou islamisme) à assurer le rôle d’une ‘troisième voie’ entre communisme et libéralisme politique d’une part, et démocratie et autoritarisme d’autre part.
Tel est le contexte historique dans lequel Olivier Roy formule la thèse de « l’échec de l’islam politique », dans un ouvrage qui ne traite pas tant de « l’islam en général » ou « du politique dans la culture islamique » que des « mouvements islamistes » eux-mêmes (p. 7). Pour l’auteur, mener une réflexion sur le potentiel politique de l’islam ne doit effectivement pas passer par une évaluation de sa compatibilité avec l’exercice du pouvoir (l’islam comme système global et intemporel (2)) mais plutôt par une analyse du discours idéologique des mouvements islamistes (l’islam comme substrat intellectuel d’institutions politiques).
Ce travail aboutit au constat de l’aporie essentielle de l’islam politique, qui, en ne fondant le politique que sur la vertu, lui dénie l’autonomie nécessaire à son fonctionnement ; car l’Etat islamiste « présuppose la vertu des individus » tout en conditionnant cette vertu à la capacité du politique à constituer une société « véritablement islamique » (p. 42). Dès lors, comment sortir du cercle : « pas d’Etat islamique sans musulmans vertueux, pas de musulmans vertueux sans Etat islamique ? » (p. 93).
Cette incapacité des islamistes à penser l’Etat comme un instrument plutôt que comme un espace de sens en soi (qui ferait donc concurrence à l’espace de sens islamiste) a - et c’est là la thèse d’Olivier Roy - entrainé le glissement de l’islam politique vers un « néofondamentalisme puritain, prédicant, populiste, [et] conservateur » (p. 40), qui a renoncé à toute prétention sur le pouvoir politique au profit d’une logique de réislamisation de la société ‘par le bas’ et de lutte pour la préservation de la ‘tradition’ face à la modernité.
La thèse de « l’échec de l’islam politique » survit-elle toutefois aux révolutions arabes, qui semblent marquer le retour des islamistes dans le jeu politique ? Les victoires électorales des Frères musulmans en Egypte (2013), au Maroc (2011 ; 2016) et d’Ennahda en Tunisie (2011 ; 2016) ainsi que l’engagement en politique des salafistes n’en constituent-ils pas le désaveu ? Plus encore, la proclamation du Califat par Daech en 2014 ne marque-t-il pas le retour des prétentions politiques des islamistes (violents) ?
L’islam politique se définit avant tout par une fracture intellectuelle avec les ‘ulama sur la conception de la charia : pour les ‘ulama, elle correspond à un corpus fermé de textes dont il faut expliciter le sens afin de le traduire au mieux dans le droit positif ; pour les islamistes, elle constitue un projet politique en soi, dont l’application n’a de sens que dans une société préalablement islamique. En fait, les ‘ulama veillent à la conformité de l’Etat vis-à-vis de la charia et à sa bonne application juridique par le ‘prince’ tandis que les islamistes prônent la conformité de la société vis-à-vis de la sharia et sa bonne application morale par les individus eux-mêmes. Pour les islamistes, ainsi, « le respect de la charia n’est pas l’application mécanique d’un juridisme formaliste, c’est la traduction dans les comportements de la véritable vertu » (p. 90). En d’autres termes, la charia n’est pas une question de droit (institution) mais une question de mœurs (éthique).
Or, toute la difficulté réside dans les moyens de contrôler et de transformer les mœurs de la société dès lors que la charia est posée en dehors de l’Etat et du droit positif ; car en l’érigeant comme « la source unique du droit ainsi que la norme des comportements individuels » (p. 27), les islamistes font de la charia un « espace parallèle au politique » (p. 23). Cette « fermeture institutionnelle » (la charia est un espace distinct de l’Etat, voire un contre-Etat) et « conceptuelle » (la charia est un ensemble immutable de préceptes applicables à toutes les activités humaines) empêche l’émergence de fonctions institutionnelles car leur valeur n’est jugée qu’à l’aune de « la vertu de ceux qui les exercent » (p. 23 et p. 86).
En fait, le débat sur la forme et l’efficacité des institutions politiques est évacué au profit d’un débat sur leur ‘vertu islamique’ : les bonnes mœurs des individus seraient suffisantes pour faire société. Autrement dit, l’idéal politique islamiste est celui d’une communauté de croyants dont la vertu est telle qu’elle rend tout contrat politique inutile. Pour les islamistes en somme, « l’avènement d’une société véritablement islamique entrainerait le dépérissement de l’Etat, puisqu’il n’y aurait alors de souveraineté qu’en Dieu et que les relations sociales seraient l’expression des vertus individuelles et n’auraient pas besoin d’être médiatisés [médiées] par des institutions » (p. 87, 88).
Poussé au bout de sa logique, l’islam politique est donc un anti-étatisme ; ce n’est pas une théocratie, mais un anarchisme fondé sur la capacité de tous et de chacun à être moral. Cet idéalisme individualiste - donc paradoxalement moderne - révèle l’impraticabilité de l’« Etat islamique » : car si la charia est la source de la gouvernance, il n’y a pas d’Etat, et s’il y a un Etat, la charia n’est pas la source de la gouvernance.
Le schéma politique islamiste s’apparente ainsi à la théorie politique platonicienne et aristotélicienne, selon laquelle l’Etat ne peut être aussi bon que le sont ses membres, et réciproquement (3). A aucun moment l’Etat n’est considéré par les islamistes comme une institution non-sémiotique, c’est-à-dire comme un espace neutre et fonctionnel et non comme un espace de sens qui rentrerait en concurrence avec la charia.
Ce double échec intellectuel (« le politique ne peut se fonder que sur la vertu individuelle » (p. 36)) et politique (l’Etat n’est qu’un « instrument de moralisation » (p. 10)) de l’islamisme n’est-il toutefois pas remis en cause par les victoires électorales des islamistes (Ennahdha en 2011 et 2016, PJD marocain en 2011 et 2016, PLD égyptien en 2012) suite aux révolutions arabes ? C’est l’argument principal des détracteurs de la thèse de l’« échec de l’islam politique », qui critiquent en fait plus le titre que le contenu de l’ouvrage d’Olivier Roy.
En réalité, ce qui a été largement perçu comme un « automne islamiste » à la suite des « printemps arabes » marque une période de profonde mutation de l’islam politique, soit en une social-démocratie musulmane (Ennahdha), soit en un parti conservateur et légaliste (AKP, PLJ, PJD). Dans tous les cas, la démocratie est acceptée (elle est même au cœur des revendications des révolutions arabes (4)) et l’islam et la charia ne sont plus mis en avant comme la source de la souveraineté mais comme un référent culturel et identitaire. En atteste par exemple le revirement d’Ennahdha en avril 2012 lorsque le parti refusa d’intégrer la charia dans le projet de Constitution, (5) ou encore l’auto-désignation par l’AKP comme parti « conservateur démocrate » prônant le retour aux valeurs familiales et traditionnelles (6).
Cette mutation de l’islam politique - qui se traduit également par le développement d’un néo-fondamentalisme (salafistes) - n’implique donc pas l’abandon du référentiel islamique, mais son évolution d’un projet politique (l’Etat islamique) vers un projet sociétal (les bonnes mœurs). En d’autres termes, l’échec de l’islam politique ne signifie pas qu’il n’y a pas de réislamisation des sociétés (7), mais que les islamistes ont accepté le développement d’un pouvoir politique séculier qui, une fois conquis par les urnes, peut prôner un conservatisme islamique.
C’est cette dissociation Etat-société qui caractérise l’ère actuelle du « post-islamisme » théorisée par Olivier Roy, où l’on assiste à un phénomène paradoxal de « sécularisation politique d’une société qui peut rester profondément religieuse » (8). L’échec de l’Etat religieux prôné par les islamistes ne signifie ainsi pas la fin du religieux dans la société. L’islam est toujours mis en avant par les « post-islamistes » mais en tant que référent culturel et identitaire (plutôt que comme une idéologie politique) dans un contexte national (par opposition à l’islamisme transnational) et au moyen d’un Etat séculier (par opposition à « l’Etat islamique »). En 2012, Recep Tayyip Erdoğan fondait ainsi son projet de « former une jeunesse religieuse » sur « les valeurs et principes de [la] nation » plutôt que sur ceux de la charia (9).
Par conséquent, proclamer la victoire des partis ‘islamistes’ aux élections post-2011 procède, dans la vision d’Olivier Roy, d’une analyse hâtive qui ne prend en compte ni l’évolution idéologique de ces partis ni même leur changement de discours. Le concept d’islamisme est devenu obsolète pour désigner des mouvements qui ont abandonné la rhétorique panislamiste, théocratique et littéraliste au profit d’un logiciel national, démocratique et spirituel. Ce n’est pas par hasard si Ennahdha a mené la « guerre des mosquées » contre les salafistes : c’est que le parti fait primer l’esprit sur la lettre et le pragmatisme du pouvoir sur l’intransigeance idéologique.
N’est-il pas d’ailleurs significatif que la notion d’islamisme tende aujourd’hui à désigner l’islam radical plutôt que l’islam politique ? Ce glissement sémantique n’est-il pas précisément la conséquence d’une évolution bien réelle de l’islamisme vers une social-démocratie conservatrice d’une part et vers un fondamentalisme (salafistes) d’autre part ?
L’intérêt de l’ouvrage d’Olivier Roy est triple. D’une part, il explique pourquoi et comment les mouvements ‘islamistes’, dès lors qu’ils sont intégrés au jeu politique, « se sécularisent [Ennahdha et AKP par exemple] et se nationalisent [Hamas par exemple] » (10). La rhétorique théocratique (la hukm ila lila, il n’y a de souveraineté que celle de Dieu) et panislamiste (la nation, l’ethnie, la classe, la tribu sont des segmentations sociologiques illégitimes) est ainsi abandonnée au profit d’un discours légaliste (élections et droit positif) et conservateur (mœurs sociétales islamiques). C’est la leçon centrale du livre : la pureté doctrinale est toujours en contradiction avec l’exercice du pouvoir.
Enfin, l’ouvrage est précieux du fait de son actualité. Non seulement il permet de décrypter la situation politique post-révolutions arabes, mais surtout il invite à une réflexion sur la signification de la montée du jihadisme au XXIe siècle. Si l’hypothèse du développement de Daech comme réponse à l’échec de l’islam politique est plausible, reste à déterminer la viabilité de son projet califal, notamment eu égard à la contradiction de sa logique globale avec son implantation locale.
Lire la partie 1 :
Islam politique (1) : qu’est-ce que l’islam politique ?
Notes :
(1) Olivier Roy est chercheur au Robert Schuman Centre for Advanced Studies à l’Institut Universitaire Européen de Florence et grand connaisseur du Moyen-Orient et de l’Asie Centrale. Agrégé de philosophie (1972) et docteur en sciences politiques (1996), il a également été chercheur au CNRS et professeur à l’EHESS ainsi qu’à Berkeley University. En 1988, il a été le consultant « Afghanistan » pour l’ONU, puis, de 1993 à 1994, il a conduit la mission de l’OSCE au Tadjikistan. De 2011 à 2016, il a dirigé le projet ERC « ReligioWest » et il est aujourd’hui le Senior Scientific Adviser du Middle East Directions Programme à l’IUE. Auteur de 19 ouvrages, son dernier livre (Le Djihad et la mort, Seuil, 2016) traite de la radicalisation et du terrorisme en Europe.
(2) Comme le fait par exemple Bertrand Badie dans Les deux Etats : pouvoir et société en Occident et en terre d’islam, Paris : Fayard, 1987. Cité par Olivier Roy, p. 20.
(3) Théo Blanc, Daech : un projet révolutionnaire. Epiphénomène de la modernité ou manifestation de la postmodernité ? Mémoire IEPG, 2016, p. 48.
(4) Olivier Roy, « L’entrée dans une ère post-islamique ? », Esprit, 04/07/2011, en ligne : http://www.esprit.presse.fr/news/frontpage/news.php?code=171
(5) Hamza Meddeb & Georges Fahmi, “Market for Jihad. Radicalization in Tunisia”,
Carnegie Middle East Center, october 2015, en ligne : https://www.academia.edu/24429119/Market_For_Jihad._Radicalization_in_Tunisia p. 13
(6) Arianne Bonzon, « Turquie : le faux du vrai sur l’AKP », Slate, 05/11/2012, en ligne : http://www.slate.fr/story/64373/akp-turquie-vrai-faux
(7) Marie-Lucy Dumas, Olivier Roy, L’échec de l’islam politique. In : Politique étrangère, n°4 - 1992 - 57ᵉannée. pp. 954-955
(8) Olivier Roy, « L’islam politique, toujours en échec », Esprit, 5/2015 (Mai), p. 83-91
(9) Aymeric Janier, « L’AKP cherche-t-il à islamiser la société turque ? », Le Monde, 22/02/2012, en ligne : http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2012/02/22/l-akp-cherche-t-il-a-islamiser-la-societe-turque_1646562_3218.html
(10) Olivier Roy, « L’islam politique, toujours en échec », op. cit.
Théo Blanc
Théo Blanc est actuellement étudiant du master Moyen-Orient à Sciences Po Grenoble sous la supervision de Jean Marcou. Il s’intéresse en particulier aux questions de salafisme, d’islam politique et de jihadisme.
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