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Entretien avec Yoann Morvan - Istanbul : les enjeux politiques du développement urbain

Par Allan Kaval, Yoann Morvan
Publié le 22/11/2013 • modifié le 23/04/2020 • Durée de lecture : 10 minutes

Republic of Turkey, Istanbul, The New Mosque and the Galata Bridge

PHOTONONSTOP/ ERIC TEISSEDRE / AFP

Capitale impériale ottomane délaissée par la République, Istanbul est au cœur des préoccupation de l’AKP, au pouvoir en Turquie depuis 2002. La capitale économique du pays est le débouché privilégié des projets urbains titanesques du gouvernement de M. Erdogan. C’est en s’élevant contre l’un d’entre eux, la construction d’un troisième pont sur le Bosphore, que le mouvement de contestation de Gezi s’est déclenché.

Le développement d’Istanbul est en effet assorti d’enjeux politiques et symboliques capitaux qui cristallisent les grandes évolutions de la Turquie contemporaine. Cependant, si la croissance économique et le rayonnement d’Istanbul ont atteint des sommets au cours de la décennie passée, cette ville n’est pas à l’abris d’un certain reflux, tête de pont d’une Turquie dont l’influence internationale et la solidité économique se sont nettement érodées au cours des deux dernières années.

Comment Istanbul, ancienne capitale ottomane, est-elle gérée à l’époque républicaine ?

A l’époque républicaine, Istanbul est marginalisée et avec elle une partie de ses habitants, notamment ceux qui, issus des minorités, composaient la majorité de la population de la ville. Toutes ces minorités ont été ciblées par l’impôt sur la fortune de 1942, impôt qui a conduit à la spoliation presque totale de nombreux minoritaires et a contraint certains d’entre eux aux travaux forcés. La création d’Israël en 1948 suscite par la suite le départ de la moitié des Juifs d’Istanbul. Les Grecs ou Rums résidents à Istanbul, non-concernés par les échanges de populations de 1923, ont presque entièrement disparu après les pogroms de septembre 1955 qui ont également touché, à un degré un peu moindre, les derniers Arméniens et la communauté juive.

Les autres évolutions qui affectent Istanbul à l’époque républicaine doivent être mises en rapport avec l’histoire économique du pays. La doctrine économique qui sera suivie au cours des premières décennies de la République turque s’appuie sur une politique industrielle de substitution aux importations. Cela se traduit par l’émergence d’une nouvelle élite économique stambouliote qui sera dominée par quelques grandes familles, bientôt très liées au pouvoir politique. Au niveau urbain, on voit sortir de terre de nouvelles zones d’habitation informelles à proximité des emprises industrielles. A partir des années 1980 et plus encore des années 1990, le secteur secondaire est éclipsé par celui des services qui pousse les industries vers des territoires urbains de plus en plus lointains.

Que représente Istanbul pour les élites politique de l’AKP au pouvoir ?

Il est nécessaire de remonter à la préhistoire de l’AKP et donc au Refah, le parti de Necmettin Erbakan, auquel il a succédé et dont une partie conséquente des cadres de l’AKP provient pour répondre à cette question. La victoire du Refah aux élections municipales de 1994 à Istanbul a permis à un nombre important des futurs cadres de l’AKP de se former. Istanbul a fait en quelque sorte figure d’école et de laboratoire pour le personnel politique actuellement en place. A Istanbul, l’AKP est parvenu à mettre en place un réseau "clientéliste" efficace et relativement redistributif. Au fur et à mesure de ses réélections, ce parti a pu se constituer un réseau de cadres intermédiaires et d’organismes para-municipaux qui lui permettent de s’assurer des bases très solides. Une fois que ce réseau s’est stabilisé, une partie de sa base électorale a été progressivement abandonnée. Ce processus est encore en cours. L’attention du parti tend à privilégier les couches sociales intermédiaires et à laisser de côté les plus démunis sans que cela se traduise encore dans les urnes. L’opposition ne paraît pas pour l’instant en mesure capter les voix de ces laissés pour compte.

Pour l’AKP, Istanbul représente aussi un enjeu symbolique, auquel de nombreux Turcs s’identifient et qui mobilise un imaginaire politique post-ottoman. Le motif de la conquête, sous forme de reconquête, se référant à la prise de Constantinople en 1453 est récurrent. Le Premier ministre Recep Tayyip Erdogan, longtemps maire d’Istanbul avant d’accéder au poste de Premier ministre, porte dans ses discours l’idée persistante d’une revanche contre certaines élites stambouliotes, en particulier les « Turcs blancs », dont une partie s’est notamment exprimée au moment des manifestations de juin dernier. L’AKP distille l’idée selon laquelle Istanbul serait toujours à conquérir. Le vif succès du musée Panorama 1453, situé près des anciennes murailles de Byzance, à la porte Topkapi montre que cet imaginaire est porteur. Ce musée qui propose de revivre la prise de Constantinople est l’un des plus visités par les Turcs [1]. Enfin, dans cette même perspective, l’AKP place Istanbul au centre d’une reconquête économique de l’ancienne aire d’influence ottomane. Par ailleurs, l’anniversaire de la conquête de la ville, fin mai, a souvent été choisi par M. Erdogan pour annoncer des projets d’aménagements urbains de grande ampleur.

Ces grands projets se sont multipliés au cours des dernières années, pouvez-vous les rappeler ?

Il faut d’abord mentionner le projet d’un canal qui relierait la mer Noire à celle de Marmara [2] dont le coût est estimé entre 10 et 20 milliards de dollars. Ce projet a été annoncé au début de la campagne pour les élections législatives de 2011 par Erdogan. Ce dernier l’a lui-même qualifié de "fou", jouant sur la fibre nationale et sur l’imaginaire de certains projets grandioses de la fin de l’Empire ottoman qui n’ont pas abouti, et qu’il se propose de remettre au gout du jour. Un appel d’offres a été lancé au printemps 2013 et la compagnie américaine MWH Global a semblé montrer son intérêt. Les difficultés financières pourraient non pas reléguer ce projet, mais au contraire en faire un outil de relance économique et de fierté nationale à l’aube d’une période qui s’annonce économiquement plus morose que celle des dernières années, quand la Turquie affichait des taux de croissance record. Il s’articule à un plan d’ensemble visant à redéployer l’agglomération stambouliote vers le nord.

Ainsi, ces projets forment un ensemble qui vise à transformer radicalement Istanbul, notamment sous couvert des lois antisismiques, à augmenter son rôle de hub macro-régional tout en accroissant son emprise locale [3]. Non loin du futur canal devraient se loger deux énormes cités satellites, vraisemblablement construites par TOKI, organisme para-public de logements collectifs déjà très présent dans ce secteur d’Istanbul, et un certain nombre de promoteurs plus ou moins proches du pouvoir. A proximité de ces nouvelles zones urbanisées, un troisième aéroport destiné à plus de 100 millions de passagers devraient être opérationnel vers 2017, soulageant ainsi l’aéroport Atatürk déjà engorgé et celui de Sabiha Gökçen, coté asiatique, en plein essor. Là encore, la récente déconvenue relative à la candidature aux JO, et plus encore la crise économique, touchant cette fois la Turquie de manière plus aiguë, devraient amener à reporter ou a contrario avancer ce projet qui désengorgerait les couloirs aériens survolant la mégapole.

Ce souci de fluidifier les transports - Istanbul étant au bord de la saturation - est l’un des arguments phares en faveur de la construction d’un troisième pont. C’est aussi l’un des plus fallacieux car augmenter les voies de circulation ne diminue en rien le trafic mais à l’inverse tend à l’accroître. De plus, l’emplacement retenu pour sa construction, déjà en cours depuis le 29 mai 2013, est sans conteste le plus dommageable pour l’environnement, ne laissant aucune chance à la ceinture verte d’Istanbul de subsister [4]. Il ouvre aussi vraisemblablement à la voie à d’autres ponts supplémentaires sur le Bosphore, sans compter celui qui devrait traverser le golfe d’Izmit. S’il sert plusieurs objectifs, ce troisième pont est surtout un moyen d’urbaniser de vastes territoires des franges urbaines stambouliotes via le troisième ruban de périphérique autoroutier. Il s’agit ainsi d’un véritable "pont de la rente" [5], comme l’ont qualifié à juste titre ses opposants.

Tous ces projets font la part belle au routier et à un bilan carbone assez catastrophique, ne laissant qu’une portion congrue aux transports en commun, plus propres. Preuve en est, le Marmaray, tunnel sous le Bosphore conçu pour la mise en place d’une sorte de RER, a pris beaucoup de retard. Il sera bientôt mis en service après des années de travaux. Indépendamment des contretemps liés aux découvertes archéologiques, ce n’était sans doute pas la priorité des instances politiques. Ainsi un autre tunnel, autoroutier cette fois, est en construction sur un parcours équivalent.

Cependant, suite à la déconvenue de la candidature d’Istanbul au JO 2020, liée à la faiblesse financière de la Turquie mais également au caractère limité du réseau de transports en commun pour une mégapole de cette taille en comparaison de New York ou de Tokyo, on assiste à une campagne de communication municipale évoquant l’extension du réseau. Au cours des dix prochaines années, le but est de parvenir à un réseau plus dense et étendu que celui de New York selon les ambitions formulées par le maire du grand Istanbul, Kadir Topbas. Au cours de ces dernières semaines, de nombreuses affiches parsèment Istanbul, proposant des trajets contre-intuitifs avec des temps de parcours très réduits et des années de réalisation aléatoires pour donner un effet de réalité aux annonces sur l’amélioration du réseau. La plupart des lignes n’ont pas été annoncées pour autant. Le calendrier de ces projets est calqué sur le calendrier électoral et intègre la stratégie à court et à moyen terme de l’AKP.

De tels aménagements semblent concourir à un grand dessein fixé par l’AKP pour la mégapole. Les autorités turques veulent-elles redonner à l’agglomération un statut de capitale ? Quel rôle le pouvoir turc assigne-t-il à Istanbul à l’échelle régionale ?

Istanbul est la plus grande agglomération de Turquie et la capitale économique du pays. Il est normal que le pouvoir politique suive. L’installation par le Premier ministre de bureaux à Istanbul de même que la mise en place d’un pôle financier à Ataşehir regroupant les plus grandes banques du pays qui siégeaient jusqu’à présent à Ankara sont des tentatives allant en ce sens. Mais cela dépasse de loin les seules ambitions du parti au pouvoir. Istanbul est la scène que toute la Turquie regarde et qui s’ouvre au monde.

Les manifestations de Gezi en ont été la preuve éclatante. En effet, Taksim et plus généralement Istanbul ont été une formidable caisse de résonnance, tant pour les manifestants que pour les autorités. Pour ces dernières, il s’agit de modeler la métropole du Bosphore à leur image, en instaurant un nouvel ordre urbain et moral, le projet de transformation de la place Taksim en étant l’une des incarnations [6]. On assiste donc à une politique symbolique visant à générer une nouvelle culture urbaine. Point d’orgue, Taksim est loin de constituer le seul exemple de cette politique.

Yenikapı est ainsi le théâtre d’un autre projet de "place" monumentale. Par du remblai s’avançant sur la mer de Marmara, un nouvel espace public, principalement destiné aux manifestations organisées sous l’égide du régime, est en cours de gestation. De cette immense esplanade minérale ornée de quelques massifs de tulipes, un magnifique panorama sur les mosquées de la péninsule historique s’offrira à ces manifestations de complaisance. Çamlıca est incontestablement un autre espace symbolique de cette politique urbaine assez orientée. La pinède (c’est le sens du toponyme en turc) a connu des usages et projets successifs qui révèlent les ambivalences la gestion municipale inspirée de l’Islam politique. En effet, la colline (268m) était privatisée par l’Automobile club jusqu’à l’arrivée de M. Erdogan à la tête d’Istanbul en 1994. Sa démocratisation par son ouverture à l’ensemble des stambouliotes a été un large succès populaire et l’a transformé en un espace de loisirs dominical et de prises de photos de mariage. Quelques années plus tard, une nouvelle orientation préside aux destinées de cette pinède synonyme de vertu dans l’imaginaire local musulman : le projet de construction d’une mosquée géante de plus de 15 000 m². Construite dans le style des écoles coraniques par deux femmes architectes (Bahar Mızrak et Hayriye Gül Totu), elle pourra accueillir environ 30 000 fidèles. Son immense dôme, la taille et le nombre de ses minarets (au moins 6) devraient dépasser ceux de la mosquée de Médine. Il faut noter par ailleurs que ce lieu de culte sera assorti d’un centre commercial, « Boulevardi mall », où s’installeront notamment les Galeries Lafayette. Le tout sera visible depuis l’ensemble des centralités historiques de l’agglomération.

Par ailleurs la mégapole est investie d’un rôle géopolitique de grande importance à l’échelle de la macro-région. Elle draine un tourisme d’affaire et de congrès qui participe indéniablement de la politique étrangère turque. Par ailleurs, la municipalité du grand Istanbul mène une diplomatie urbaine très active en tissant des liens avec le plus grand nombre de métropoles étrangères possible. Elle tente d’étendre son influence vers l’Amérique latine, l’Afrique, l’Asie et notamment l’Indonésie, autre grand pays musulman émergent. On note à cet égard l’affirmation d’un tourisme musulman en particulier non-arabe avec la présence croissante de voyageurs asiatiques, iraniens, africains, issus du continent indien ou des communautés musulmanes d’Europe. Istanbul, n’appartenant ni au nord ni au sud, se montre prête à dialoguer de façon multilatérale avec le nord comme avec le sud, cette activité internationale étant mise au service d’un marketing et d’une communication de très grande ampleur.

Cette politique ambitieuse que d’aucuns ont pu qualifier de « mégalomane » ne porte-elle pas en elle des risques d’essoufflement, voire d’effondrement ?

La stratégie gouvernementale joue repose effectivement sur un équilibre précaire. Istanbul tend à cumuler les désavantages du nord et du sud : l’avantage comparatif des prix plus bas qu’au nord n’est que très relatif malgré la qualité de production, comme le fragile mais important secteur textile l’illustre. Entre crise financière d’une part, non négligeable compte tenu de l’exposition de la production turque aux marchés extérieurs, et problèmes de disparités sociales typiques des pays du sud ou émergents, la Turquie fait le grand écart et Istanbul présente le paroxysme de cet écartèlement. Sa société urbaine, en recomposition permanente, est exposée à une très forte pression. Les retraits de capitaux internationaux, notamment occidentaux (11 milliard de $ en près de trois mois, ayant débuté avant même les événements de juin 2013) font craindre le pire. Par ailleurs la spéculation immobilière qui bat toujours son plein conduit à une suroffre, dangereuse à moyen terme.

Les événements récents de Taksim ont par ailleurs représenté un signal d’alerte d’un point de vue sociologique bien que les revendications de la majorité des manifestants paraissent relativement décalées par rapport aux préoccupations sociales des plus démunis et que la politique menée par M. Erdogan continue à flatter idéologiquement une bonne partie de l’électorat le plus fragile. Mais qui sait, un jour, la scène finale du roman de Tahsin Yücel, Gratte ciel, pourrait survenir dans la métropole stambouliote, ironiquement envisagée par l’auteur en 2073 : la foule des "Exclus" pourraient vouloir exprimer son "droit à la ville" en descendant sur le cœur de la mégapole après en avoir été progressivement chassés par la promotion immobilière.

Publié le 22/11/2013


Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.


Docteur en études urbaines, Yoann Morvan est co-responsable de l’Observatoire Urbain d’Istanbul (Institut Français d’Etudes Anatoliennes) depuis 2009. Auteur de nombreux articles sur la mégapole turque, il publiera en octobre 2014 l’ouvrage Istanbul 2013, écrit avec Sinan Logie de l’Université Bilgi (Istanbul).


 


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