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Jalal Talabani, du militant au chef d’Etat

Par Allan Kaval
Publié le 05/02/2013 • modifié le 18/08/2021 • Durée de lecture : 19 minutes

Jalal Talabani, le 23 décembre 2010

MUSTAPHA OZER / AFP

Imprévisible, malgré l’âge du Président irakien, l’événement arrive au pire moment, à la toute fin d’une année 2012 qui a vu les rapports entre les autorités du Gouvernement régional du Kurdistan et l’Etat central irakien se dégrader jusqu’à un niveau jamais atteint depuis 2003. Au delà de la question kurde liée à des enjeux de souveraineté fondamentaux, et notamment le partage des ressources énergétiques, la crise politique irakienne tient à la colère de larges portions de la population arabe sunnite contre le pouvoir jugé hégémonique exercé par le Premier ministre chiite Nouri al-Maliki, colère qui s’est traduite depuis le début de l’année par des manifestations virant souvent à l’émeute et laissant planer le spectre d’un retour à la guerre civile.

En cette période de crise grave traversée par l’Irak, l’entregent, l’art consommé du compromis et la longue expérience accumulée par le Président Talabani dans les coulisses de la politique moyen-orientale depuis plus d’un demi siècle, font cruellement défaut. Arrivé au pouvoir en 2005, l’homme qui était à la fois un grand chef nationaliste kurde et le garant de l’unité irakienne aurait certainement été la seule personnalité en mesure d’assurer une médiation entre les parties en conflit permanent depuis plus d’un an. Le temps de son action politique paraissant révolu, l’Irak devra faire sans lui, quitte à se déchirer à nouveau. Après une carrière qui l’a vu passer de simple militant au rang cadre majeur puis de chef de parti et de leader militaire avant de devenir le premier Président non-arabe d’un pays arabe, Jalal Talabani quitte la scène régionale et irakienne à la veille de périls qu’il ne pourra plus tenter d’éloigner.

Du militant précoce au cadre dissident

Jalal Talabani voit le jour en 1933, dans le village de Kelkan, dans la région de Dokan, une portion du Kurdistan comprise dans les frontières récemment tracées de l’Irak, placée alors sous mandat britannique. Le foyer familial des Talabani se trouve dans la partie méridionale du monde kurde, de dialecte sorani et placée dans le double orbite de Kirkouk, grande ville multiethnique du nord irakien et de Souleymanieh, la capitale culturelle des Kurdes du sud. Liés à la confrérie soufie de la Qaddiriya, les Talabani sont une famille illustre dont proviennent plusieurs notables et intellectuels de la région. Au moment de la naissance du futur leader kurde, les autorités mandataires et l’embryon d’Etat irakien ont déjà dû faire face à plusieurs révoltes kurdes, aussi bien dans le Badhinan, au nord du Kurdistan irakien que dans le Soran, la région d’origine des Talabani. Initialement tribales et liées au rejet par les détenteurs locaux du pouvoir traditionnel de l’affirmation progressive d’une nouvelle autorité centrale à vocation centralisatrice, ces révoltes prennent une coloration nationaliste alors que le sentiment d’appartenance kurde progresse dans la population. Au moment ou le jeune Jalal atteint les premières années de son adolescence, le mouvement kurde en Irak est dominé par le PDK, fondé en 1946 par Mollah Mustapha Barzani. C’est à 14 ans seulement qu’il l’intègre pour accéder quatre années plus tard à un poste au sein du comité central. Les études supérieures qu’il poursuit à Kirkouk puis à Bagdad sont ensuite compliquées par un engagement largement clandestin et sujet à la répression de la monarchie hachémite installée en Irak.

Au moment du coup d’Etat de juillet 1958 qui renverse le roi Fayçal II et porte le militaire Abdul Karim Qasim au pouvoir et tant que Premier ministre, Talabani est, à vingt-cinq ans, un membre prééminent du politburo du PDK, représentant de la branche « intellectuelle » et urbaine du parti. Le PDK est alors, avec le Parti communiste irakien, lui même majoritairement chiite, un appui essentiel du nouvel homme fort de Bagdad face aux nationalistes panarabes, ses opposants, pour la plupart sunnites. Cependant, l’alliance qui unit pour un temps Qassim au parti de Mollah Mustapha Barzani et aux communistes ne tient pas longtemps. Les promesses de concessions faites aux Kurdes s’évanouissent vite, le Premier ministre irakien redoutant de se mettre à dos une armée dominée par les intérêts des sunnites et acquise aux idées nationalistes arabes. C’est dans ce contexte qu’éclate une nouvelle insurrection kurde en septembre 1961. Elle permet au jeune politicien de faire ses premières armes et d’obtenir ses galons de chef militaire. Jalal Talabani dirige alors les fronts de Suleymanieh et de Kirkouk, ce dernier revêtant une importance stratégique singulière. La ville est en effet au cœur du conflit qui oppose les Kurdes à Bagdad du fait de ses importantes ressources pétrolières. En 1962, Jalal Talabani mène une offensive victorieuse dans le district de Sharbazher, toujours dans la partie méridionale du Kurdistan d’Irak.

L’état de chaos en Irak favorise un nouveau coup d’état en 1963, qui permet l’accession au pouvoir du parti Baas et place le nassérien Abd al-Salam Arif au poste de Président de la République. C’est dans ces conditions que Jalal Talabani, qui a prouvé sa valeur militaire lors de la précédente insurrection, entre sur la scène diplomatique régionale. Il est en effet envoyé au Caire pour rencontre Gamal Abdel Nasser, champion de l’unité arabe, afin de lui faire part des revendications des Kurdes à un moment où l’idée d’une République arabe unie incluant l’Irak est dans l’air du temps. Si ces premiers pas sur la scène internationale inaugurent une série de missions diplomatiques qui l’amèneront à sillonner le Moyen-Orient et l’Europe pour faire valoir la cause des Kurdes d’Irak, elles donnent lieu aux premières expressions de la rivalité structurelle qui va opposer pour les décennies à venir Jalal Talabani et ses soutiens politiques à Mollah Mustapha Barzani, figure prééminente du PDK et à ses héritiers. Alors même qu’il s’applique par une série d’alliances claniques à resserrer son emprise sur la formation nationaliste kurde, le fondateur du PDK ne peut en effet accepter que le jeune Talabani lui fasse de l’ombre sur la scène régionale, prétendant représenter l’ensemble des Kurdes d’Irak auprès d’un chef d’Etat qui passe alors pour être le plus puissant de tout le monde arabe.

Du cadre dissident au chef de parti

L’opposition entre les deux hommes porte également sur les négociations encore en cours avec Bagdad suite au changement de régime. En 1964, Jalal Talabani reproche notamment à Mustapha Barzani d’avoir signé en son seul nom un accord avec l’Etat irakien ne garantissant en rien la réalisation d’un projet d’autonomie institutionnelle pour les régions kurdes d’Irak. S’affirmant en opposition à un chef historique dont l’autorité ne cesse de s’accroître, il parvient à agréger autour de lui un ensemble de personnalités politiques qui entrent progressivement en dissidence vis-à-vis de la direction du PDK. Jalal Talabani se rapproche notamment d’Ibrahim Ahmed, qui lui donnera bientôt en mariage sa fille, Hero. Actuelle première dame d’Irak, elle sera appelée à jouer un rôle de premier plan dans l’histoire du mouvement kurde et conserve aujourd’hui encore une influence prépondérante dans la région de Suleymanieh. Les rivalités internes qui commencent à travailler le PDK au mitan des années 1960 et poussent Talabani et ses proches au départ, recouvrent cependant des oppositions plus structurelles, des clivages profondément encrés dans l’histoire des Kurdes d’Irak et dans la nature du mouvement kurde en général.

Jalal Talabani prend en effet la tête d’un groupe de militants où les « intellectuels », généralement d’obédience marxiste et issus de la classe urbaine, sont les plus nombreux. Ils représentent le particularisme méridional du Kurdistan d’Irak, où l’on parlent le sorani et où se trouvent des villes comme Suleymanieh et Kirkouk, relativement développées sur le plan culturel, et plus ouvertes sur le monde extérieur et à l’influence de la gauche arabe et moyen-orientale. Sur la scène politique kurde irakienne, les membres de ce qui deviendra bientôt le camp Talabani incarnent pour la plupart la frange moderniste d’un mouvement national kurde qui comporte également, et depuis les origines, une puissante dimension traditionnaliste, tribale ou confrérique. Cette identité plus conservatrice est dominante dans l’entourage de Mollah Mustapha Barzani et ce bien que le PDK soit un parti socialisant dont les structures institutionnelles sont conformes aux canons marxistes-léninistes. Les Barzani pratiquent par ailleurs un dialecte plus proche du Kurmanji, parlé par les Kurdes de Turquie, et leur foyer géographique se trouve dans l’univers montagnard du Badhinan, loin des grandes villes du sud kurde. A cela s’ajoute enfin les liens des deux hommes à des confréries religieuses rivales, la Qaddiriya à laquelle appartient la famille Talabani à la Naqshibandya représentée par les cheikhs de Barzan, fondateurs du clan Barzani.

Une opposition frontale paraît déjà inévitable à terme, mais bien qu’elle soit la conséquence nécessaire de ses grandes ambitions, Jalal Talabani n’en a pas encore les moyens. Il se trouve en effet en minorité dans le mouvement kurde tandis que Mollah Mustapha profite du soutien important d’une population qui tend à l’ériger en chef national. De plus, en 1965, les combats reprennent contre Bagdad, et le camp kurde est contraint de resserrer les rangs. Talabani est donc réintégré au sein du PDK sans que cela puisse cependant altérer les inimités personnelles et les querelles de pouvoir qui ont commencé à structurer le parti. Elles deviennent bientôt trop fortes pour que le mouvement kurde reste inaccessible à des agendas politiques divergents mis en œuvre par les acteurs de la région. En effet, dès la fin des années 1960, Jalal Talabani et ses proches se rapprochent de Bagdad, soucieux de limiter l’influence grandissante de Mollah Mustapha Barzani sur les Kurdes d’Irak, tandis que l’Iran dont les relations avec le gouvernement irakien tendent à se dégrader, se rapproche en conséquence du fondateur du PDK. Cette corrélation entre les divisions internes à la scène kurde irakienne et l’ingérence de puissances extérieures rivales soutenant des factions affrontées s’imposera alors comme une constante dont les conséquences pour la réalisation des objectifs du mouvement kurde à l’échelle régionale seront évidemment négative. Au long de sa carrière militante et combattante, Jalal Talabani n’échappera jamais à ce travers.

En 1968, le tandem Ahmad Hassan al-Bakr–Saddam Hussein arrive au pouvoir. Deux ans plus tard, un accord est signé entre les Kurdes et les nouveaux détenteurs du pouvoir à Bagdad, qui prévoit une autonomie élargie pour les Kurdes. Le PDK parvient à étouffer une nouvelle fois ses divisions intestines et réintègre pour la seconde fois Jalal Talabani. Ce dernier est cependant chargé de représenter le parti à Beyrouth. Conçu comme une mesure d’éloignement par la direction du parti, l’installation du dissident dans la capitale libanaise lui permet de tisser des liens personnels forts et durables avec les représentants de la gauche arabe qui s’y trouvent en grand nombre, et à intégrer leurs réseaux. En Irak cependant, une nouvelle confrontation armée se profile. Les accords de 1970 n’ont pas été honorés par un pouvoir qui n’a plus besoin de l’appui des Kurdes et se sent suffisamment armé pour fouler aux pieds leurs revendications. L’insurrection éclate en 1974 avec l’appui de l’Iran dont les relations avec l’Irak n’ont cessé de se détériorer. En mars 1975 cependant, les accords d’Alger mettent temporairement fin au conflit territorial latent entre Téhéran et Bagdad. Les Kurdes d’Irak se trouvent alors livrés à eux mêmes et rapidement vaincus par l’armée irakienne. Le traumatisme de la défaite de 1975 est extrêmement fort et résonnera durablement. Pour beaucoup, il sanctionne l’échec de Mollah Mustapha, de sa direction autoritaire, et de son inclinaison « droitière » selon les catégories de l’époque, ce dont Jalal Talabani saura habilement profiter.

En effet, les dissidences se multiplient au sein d’un mouvement kurde dévasté moralement, politiquement et militairement. Les troupes sont décimées et démoralisées et la plus grande partie de la base militante du mouvement kurde est contrainte à l’exil vers Iran. Dans ces conditions, Jalal Talabani développe un discours extrêmement virulent à l’encontre de Mollah Mustapha Barzani et du PDK. Il reproche au chef historique du mouvement national ses erreurs de jugement politique, sa « connivence avec l’impérialisme » et ses « méthodes tribales ». Installé à Damas, Talabani est incité à reprendre le flambeau de la lutte nationale kurde. Il est soutenu par le régime baathiste syrien, ennemi juré des baathistes au pouvoir à Bagdad qui a intérêt à ce que la contestation kurde ne disparaisse pas chez son voisin après le terrassement du PDK. C’est dans ces conditions que l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) est créée le 1er juin 1975 sous la houlette de Jalal Talabani. L’UPK est en réalité le résultat d’une alliance entre les partisans de Talabani qui ont quitté le PDK et le Komala, un groupe marxiste léniniste dirigé par Nawchirwan Mustapha, originaire de Suleymanieh, qui quittera à son tour l’UPK près de 35 ans plus tard pour créer le parti d’opposition Gorran. Le pli gauchisant du courant de Jalal Talabani est alors définitivement pris mais le rôle joué de l’idéologie dans son opposition au clan Barzani est résiduel. Il s’agit avant tout d’oppositions de personnes, d’ambitions rivales et d’un rapport de force militaire que les uns et les autres n’hésitent jamais à modifier en leur faveur en ayant recours à des puissances extérieures quitte à condamner la cause kurde à l’échelle régionale.

Du chef de parti au chef de militaire

Jalal Talabani utilise ses réseaux pour implanter l’UPK dans le sud du Kurdistan irakien dès 1976. Il reste un temps en Syrie avant d’établir ses bases dans les zones frontalières de l’Iran. Malade, Mollah Mustapha Barzani a quitté la scène. Il est remplacé par deux de ses fils, Idris, son successeur désigné qui mourra plus tard dans les années 1980 et Massoud, actuel président du GRK. Jalal Talabani est encore hostile à tout rapprochement avec eux. Quelques affrontements ponctuels ont même lieu entre les deux formations et une nouvelle fois, malgré le souvenir cuisant de 1975, les deux tendances du mouvement kurde en Irak sont instrumentalisées en fonction de rapports de forces qui les dépassent, en espèce, ceux qui opposent l’Irak à la jeune République islamique iranienne. En 1982, alors que la guerre Iran-Irak fait rage, Jalal Talabani prend le parti de négocier avec Bagdad. Le PDK affaibli des frères Barzani est en effet allié à l’Iran, et il espère se faire reconnaître par le régime de Saddam Hussein comme l’unique chef et représentant des Kurdes d’Irak en retour de son soutien face à la Téhéran et à l’octroi d’une autonomie approfondie pour les régions kurdes. Bagdad ne donne pas suite et Talabani, isolé, est contraint de s’aligner sur les positions pro-iraniennes du PDK, quitte à abandonner le PDK-Iran du Dr. Ghassemlou, en guerre contre la République islamique et qu’il soutenait jusqu’alors. Le chef de l’UPK rencontre enfin Massoud Barzani en 1987 en Iran et crée avec lui un Front du Kurdistan unifié. L’année suivante, à la fin de la guerre Iran-Irak, Saddam Hussein sanctionne l’alliance des Kurdes d’Irak avec l’Iran par une campagne génocidaire, l’Anfal, qui fera entre 180 000 et 200 000 morts, massacrés villages par villages, exécutés dans des camps de concentration, « disparus » par milliers ou bombardés chimiquement comme à Halabja en février 1988.

Les nationalistes kurdes n’ont alors plus rien à perdre. Repliés à l’extérieur du pays, le Président de l’UPK envisage de lancer des attaques à l’intérieur même de l’Irak, en dehors des zones kurdes, mais l’état du rapport de force militaire ne le lui permet pas. Le statu quo règne avant que l’invasion du Koweit fin 1990 et la Guerre du Golfe qui s’en suit, ne change la donne. La défaite militaire de Bagdad et les déclarations des dirigeants de la coalition appelant la population à se soulever, déclenchent une insurrection populaire au Kurdistan comme dans le reste du pays. Les responsables politiques kurdes de tous bords doivent suivre ce mouvement dont ils n’ont pas eu l’initiative. En 1991, Jalal Talabani est donc de retour en Irak pour y commander les forces de l’UPK. Cependant, les Occidentaux renoncent à faire chuter le régime, et l’armée de Saddam Hussein, qui écrase l’insurrection chiite au sud avance vers les régions kurdes, déclenchant l’exode de populations qui craignent un nouvel Anfal. Les chefs kurdes, contraints de reprendre la voie des négociations avec le régime, se rendent à Bagdad. Si la postérité retient l’image d’un Jalal Talabani embrassant publiquement Saddam Hussein sous les ordres duquel ont été commises les pire atrocités, le président de l’UPK reste sur des positions très fermes et ne cesse jamais d’envisager une reprise des combats avec l’Etat irakien. Il espère en fait, à mesure que les négociations s’orientent fatalement vers l’échec, que la communauté internationale intervienne en faveur des Kurdes pour des motifs humanitaires. Ce sera finalement le cas avec la résolution 688 de l’ONU qui permet la sanctuarisation d’un territoire où les partis kurdes pourront à nouveau prendre pied, échappant à l’autorité et aux bombes de Bagdad. Le régime se retire cependant complètement des régions placées sous le contrôle des Kurdes et les deux partis nationalistes rivaux se retrouvent contraints à gérer ensemble des territoires « libérés » mais dépourvus de toute structure administrative, de tout budget public et progressivement soumis à un double embargo : celui que les Nations unies imposent à l’Irak ; celui sous lequel le régime irakien place la grande partie des régions kurdes dans lesquelles son pouvoir ne s’exerce plus.

Dans ce contexte, Jalal Talabani doit, à la tête de son parti, construire un embryon de structure institutionnelle en coopération avec le PDK. Les élections de 1992 dans les zones placées sous contrôle kurde ouvrent la voie à une co-administration du territoire par les deux partis, la mise en place d’institutions neutres étant à ce stade impossible. Dans ce contexte, Jalal Talabani a une intuition politique qui ne sera pas poussée dans ses ultimes conséquences, mais qui dénote d’une perception juste des enjeux structurels liés à la rupture entre les régions kurdes et l’Irak. Il envisage en effet, dès le début des années 1990, un processus de rapprochement entre l’entité autonome en devenir au Kurdistan irakien et Ankara. La Turquie est alors dirigée par Turgut Özal, qui s’est lancé dans une première entreprise de remise en cause des dogmes nationalistes et kémalistes en matière de politique intérieure et extérieure et qui, désireux de régler la question kurde sur son propre territoire, voit d’un œil favorable la reconnaissance des Kurdes d’Irak et la diffusion de l’influence turque parmi eux. Evoquant les revendications de la Turquie sur l’ancien vilayet de Mossoul, Talabani va jusqu’à prôner l’annexion du Kurdistan irakien par la République turque. Les assises d’Özal dans les profondeurs de l’Etat sont encore trop faibles et l’opposition des Occidentaux à une telle évolution est trop forte pour qu’un projet aussi radical se réalise. Il n’en demeure pas moins que la première occurrence de l’idée selon laquelle les régions kurdes d’Irak, en s’éloignant de Bagdad, devraient se rapprocher d’Ankara, revient à Jalal Talabani. Cette idée semble avoir triomphé aujourd’hui, bien qu’elle soit dorénavant portée par le PDK de Massoud Barzani.

Sur le terrain, la coopération avec le PDK ne fonctionne pas et l’UPK se replie sur les zones où elle dispose de l’encrage politique le plus important, au sud du Kurdistan. Jalal Talabani devient ainsi le dirigeant d’une « république partisane » administrée depuis Suleymanieh et où les structures de son parti servent d’institutions publiques à l’instar de Massoud Barzani, avec le PDK dans ses fiefs du nord. Les ressources financières sont rares et les rivalités entre les deux structures ne tardent pas à refaire jour. Jalal Talabani et l’UPK refusent en effet de voir le PDK exercer son monopole sur la perception des taxes de passage sur la lucrative frontière de la Turquie placée sous son contrôle. Il utilise la force pour tenter de l’y déloger tandis que les deux partis œuvrent à nouer des relations d’allégeance au sein des populations des territoires qu’ils administrent. Le conflit armé, inévitable dans ces conditions, éclate suite à une querelle de voisinage entre un groupe pro-PDK et un groupe pro-UPK en 1994. Il ne tarde pas à s’internationaliser, chacune des puissances de l’environnement régional du Kurdistan d’Irak y trouvant, selon une logique devenue structurelle, l’occasion d’y poursuivre ses intérêts aux détriments de ses rivales. Les périodes de combat et de trêves précaires se succèdent, et Jalal Talabani, de même que son adversaire historique, ne peut éviter son instrumentalisation par des acteurs extérieurs. Allié de l’Iran et, ponctuellement, du PKK, il combat un PDK qui a fini par se rapprocher de la Turquie. En 1995, il prend militairement le contrôle d’Erbil, censé être la capitale commune de la région kurde à cause d’un contentieux sur le partage des recettes douanières. L’année suivante, le PDK l’en chasse avec l’appui de Saddam Hussein et le chef de l’UPK se replie en Iran avant de reprendre Suleymanieh qui reste sous son contrôle jusqu’au cessez le feu définitif de 1998, consacré par les accords de Washington.

Du chef militaire au chef d’Etat

C’est à cette période, fin des années 1990, que la volonté américaine de se débarrasser définitivement de Saddam Hussein se fait de plus en plus patente. Une nouvelle guerre approche et, contrairement à ce qui s’était produit en 1991, l’opposition irakienne y est associé. A l’issue de la guerre civile kurde, Jalal Talabani et son parti sont affaiblis, aussi bien territorialement que militairement et politiquement. Le PDK domine mais l’UPK est nécessairement associé aux tractations qui débutent au début des années 2000 sur la construction du futur régime irakien. Jalal Talabani joue alors un rôle essentiel de conciliateur entre les différentes composantes de l’opposition. Alors que ses troupes combattent les islamistes kurdes dans la région d’Halabja avec l’appui des forces spéciales américaines, son savoir faire politique se révèle dans toute sa souplesse et son habileté. La manière experte dont il parvient à faire avancer les intérêts des Kurdes, tout en ménageant les sensibilités des autres groupes avec lesquels il faudra gouverner le pays une fois le régime renversé, a beaucoup contribué à la construction de sa réputation, celle d’un homme de compromis à l’esprit vif, capable d’humour et d’une certaine truculence. Malgré l’inconstance qu’on lui prête, il apparaît comme l’homme consensuel dont le nouvel Irak a besoin, par contraste avec la personnalité de Massoud Barzani, jugé plus fiable mais plus rigide, plus réservé et plus distant.

Les islamistes du sud du Kurdistan ayant été écrasés, les troupes de l’UPK interviennent bientôt en support de la coalition dominée par les Etats-Unis au début de l’offensive de 2003. Les hommes de Talabani avancent vers Kirkouk mais sont vite rappelés à l’ordre par les autorités militaires américaines qui craignent, de la part des Kurdes, des aspirations maximalistes qu’ils préfèrent voir tempérées par le processus institutionnel à venir. Une fois le régime de Saddam Hussein renversé, Jalal Talabani devient membre de l’Iraq governing Council. Il poursuit son rôle de conciliateur lors du processus de rédaction de la nouvelle constitution irakienne, qui garantit aux Kurdes un statut d’entité fédérée et très largement autonome Le 6 avril 2005, le président de l’UPK est enfin élu par l’Assemblée transitoire irakienne au poste de Président de la République, tandis que Massoud Barzani devient Président du Gouvernement régional kurde (GRK), la structure encore imparfaitement intégrée qui doit administrer des régions kurdes dont les contours ne sont pas encore définitivement tracés. Les talents diplomatiques du nouveau Président irakien ne suffisent cependant pas à contenir les tensions à l’œuvre en Irak et qui aboutissent à une guerre civile confessionnelle dans les années 2007-2008. Président de l’Irak, Jalal Talabani n’en reste pas moins un chef politique kurde. Ayant passé avec le PDK un accord stratégique, l’UPK dont il demeure le chef incontesté malgré ses divisions internes, participe à l’exercice conjoint du pouvoir au sein du GRK. Déjà affaiblie avant 2003, l’UPK perd cependant en influence avec la scission de Newchirwan Mustapha, cofondateur du parti, qui crée en 2009 le mouvement Gorran. Avec un programme d’opposition, ce nouveau parti, qui renvoie dos à dos les deux formations historiques kurdes, entre de manière conséquente au Parlement et chasse l’UPK de Suleymanieh par la voie des urnes.

Dans la crise grave qui oppose le Président Massoud Barzani au Premier ministre irakien Nouri al-Maliki depuis la fin de l’année 2011, suite à l’annonce par la compagnie pétrolière Exxon Mobil de la signature d’un contrat direct avec les autorités du Gouvernement régional du Kurdistan, Jalal Talabani tente d’exercer le rôle de conciliateur qui lui échoit. Il fait cependant face à d’importants obstacles liés notamment à un regain de rivalités entre les deux formations kurdes. Le PDK de Massoud Barzani est en effet parvenu à étendre son contrôle sur des leviers de pouvoir essentiels, notamment dans le domaine énergétique. Il est dominant au sein du GRK et tend à passer pour le représentant unique des Kurdes sur la scène régionale et irakienne. Les options stratégiques prises par les deux formations kurdes semblent de plus en plus divergentes alors que la crise syrienne change la donne sur la scène moyen-orientale. De plus en plus proche de la Turquie, Massoud Barzani appelle à la chute de Bachar al-Assad tandis que Jalal Talabani est porteur d’une position beaucoup plus conciliante vis-à-vis de Damas, plus proche des orientations de Bagdad et de celles de Téhéran qui exerce une influence croissante en Irak depuis le retrait américain, et paraît œuvrer en coulisse à un rapprochement entre l’UPK et Gorran. Les alignements affrontés des formations kurdes hérités de la guerre civile des années 1990 semblent ressurgir sur le terrain politique. Jalal Talabani ne suit pas Massoud Barzani dans sa charge virulente contre le Premier ministre irakien qu’il accuse d’exercer un pouvoir dictatorial et qu’il tente de renverser. En tant que Président de la République, il ne donne pas son aval à la tenue d’un vote de retrait de confiance et sauve ainsi la mise à Nouri al-Maliki.

Liée à des rivalités internes à la scène politique kurde, l’attitude relativement favorable de Jalal Talabani à l’égard du Premier ministre ne paye cependant pas. Désireux de rétablir la souveraineté de l’Etat irakien sur l’ensemble du territoire et notamment dans les territoires disputés entre Erbil et Bagdad, Nouri al-Maliki crée une force militaire placée directement sous ses ordres et distincte dans une certaine mesure de l’armée fédérale irakienne, le Commandement des opérations du Tigre ou Commandement Dijla qui ne tarde pas à se déployer dans la région de Kirkouk ou l’UPK est dominant. Pour Jalal Talabani, ce revirement est doublement préjudiciable. Son approche modérée de la crise entre le GRK et Bagdad s’est avérée infructueuse puisque son parti politique est le premier à faire les frais du maintien au pouvoir de Nouri al-Maliki, tandis que son attitude à l’égard du GRK paraît donner raison aux orientations plus fermes de Massoud Barzani. Jalal Talabani ne peut alors que rallier son parti aux positions du Président Barzani, dont les forces militaires font encore face avec celles de l’UPK au Commandement Dijla dans les environs de Kirkouk début janvier 2013. Malgré l’extrême complexité de la situation et la nécessaire implication de Jalal Talabani en tant que partie au conflit, le Président irakien restait un recours nécessaire permettant d’éviter sa dégradation fatale. Les implications de son retrait forcé de la scène politique laissent augurer des développements préoccupants et accroissent encore les incertitudes et les risques d’instabilité.

Sur le terrain politique kurde, Jalal Talabani laisse en effet un parti divisé dont seules sa personnalité et sa légitimité historique pouvaient garantir la cohésion. Déjà affaibli par la scission de Nawchirwan Mustapha, l’UPK est travaillée par des courants centrifuges. Une frange du parti kurde semblerait ainsi encline à rejoindre les positions de Massoud Barzani, apparemment désireux d’affermir son autorité sur l’ensemble des régions kurdes, tandis qu’une autre se rapprocherait davantage des options de Gorran, résolument hostiles au Président du GRK. Une reconfiguration de la scène politique kurde irakienne serait ainsi à l’œuvre, porteuse de nouvelles divisions, de nouveaux affrontements qui sommeillent encore sous l’apparente union sacrée qu’a suscitée l’attitude agressive de Nouri al-Maliki. Or, cette redistribution des cartes en cours dans les coulisses implique nécessairement l’intervention d’acteurs régionaux pour lesquels le Kurdistan irakien est un enjeu stratégique de la plus haute importance. Les divisions inter-kurdes pourraient ainsi faire à nouveau le jeu de puissances extérieures au premier rang desquelles se trouve la Turquie, liée par un partenariat stratégique avec le PDK qui contrôle la majeure partie des ressources en hydrocarbures qu’elle convoite, ainsi que l’Iran, son rival sur la scène moyen-orientale, qui conserve une influence certaine dans la région de Suleymanieh. Au niveau irakien, Jalal Talabani fait défaut à un moment où, le conflit entre Erbil et Bagdad mis à part, le pays traverse une crise des plus préoccupantes. Depuis le début de l’année 2013, les zones sunnites sont en effet le théâtre de manifestions violentes et ponctuellement meurtrières, qui augurent de nouveaux déchirements confessionnels.
Dans ce contexte, les effets de la guerre civile syrienne qui se sont déjà faits sentir sur le territoire irakien, ne tarderont pas à gagner en importance, rendant l’Irak encore plus perméable aux crises en cours dans son environnement immédiat et ce sans qu’une personnalité de l’envergure du Président Talabani ne puisse prendre sa succession.

Lire également :

 Les Kurdes. Première partie : de la conquête musulmane au début du XIXe siècle
 Les Kurdes. Deuxième partie : de la fin du XVIIIe siècle à 1914, le choc de la modernité
 Les Kurdes, troisième partie. De la Première Guerre mondiale à 2003 : rêve(s) d’indépendance(s)

Bibliographie :
 Pierre-Jean Luizard, La question irakienne, Paris, Fayard, 2004.
 David McDowall, A Modern History of the Kurds, I.B. Tauris, 2004.

Publié le 05/02/2013


Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.


 


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