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Jean Marcou, « La politique étrangère de la Turquie : de la dérive vers l’est au retour vers l’ouest ? », International Policy and Leadership Institute

Par Allan Kaval
Publié le 03/04/2013 • modifié le 07/03/2018 • Durée de lecture : 5 minutes

Dans une synthèse rédigée pour l’International Policy and Leadership Institute, Jean Marcou revient sur les mutations de la politique étrangère d’Ankara depuis l’arrivée au pouvoir de l’AKP en 2002. Sur le front extérieur, la décennie qui nous sépare de cet événement fut marquée par de grandes ruptures. Depuis la Seconde Guerre mondiale, la diplomatie turque se résumait globalement à deux axes : l’arrimage au camp occidental dans le contexte de la Guerre froide et la préservation de l’intégrité territoriale de la Turquie, notamment contre les velléités séparatistes des Kurdes, susceptibles d’être instrumentalisées par ses voisins orientaux. Appliquée par l’armée et « l’Etat profond » turc, cette doctrine s’est trouvée remise en cause avec le reflux des élites kémalistes entamé en 2002. La nouvelle politique étrangère turque qui a alors commencé à se déployer, était d’une tout autre nature. Inspirée par la doctrine de « la Profondeur stratégique » conçue par Ahmet Davutoglu, elle devait conduire la Turquie à réinvestir l’espace post-ottoman (en Europe orientale comme au Moyen-Orient) tout en tâchant de s’ériger en puissance médiatrice dans les conflits de la région, en suivant le mot d’ordre « zéro problème avec les voisins ».

C’est cependant à partir du deuxième mandat de l’AKP en 2007, année marquant l’affaiblissement irrémédiable de l’establishment militaire, puis après la nomination de Ahmet Davutoglu au poste de ministre des Affaires étrangères en 2009, que cette orientation a pu prendre toute sa dimension. Ankara accélère alors son rapprochement avec la Syrie de Bachar el-Assad et brise un tabou profondément encré dans son histoire en établissant des relations de nature bilatérale avec le Gouvernement régional du Kurdistan d’Irak, autonome depuis 2003. Le repositionnement de la Turquie au Moyen-Orient va de pair avec une dégradation de ses relations avec Israël, marquée par la condamnation par Ankara de l’opération « Plomb durci » à Gaza en 2008, puis par l’affaire du Mavi Marmara en 2010 qui accroissent son prestige dans le monde arabe. Dans le même temps, se distinguant des positions occidentales, la Turquie améliore ses relations avec la Russie, et Ankara prétend à un rôle de médiateur dans le dossier nucléaire iranien tandis que s’amorce une timide normalisation des relations arméno-turques.

La diffusion de l’influence turque dans le monde arabe ne s’est pas résumée à une amélioration de ses relations avec les Etats et gouvernements de la région, mais s’est largement accompagnée d’une stratégie de soft power à destination des sociétés. Aussi, la vague de soulèvements populaires initiée en 2011 a-t-elle pu être perçue par Ankara comme une opportunité, d’autant que la reproduction d’un hypothétique « modèle turc » ou « modèle AKP » conciliant Islam, développement économique et démocratie libérale était évoquée comme le dénouement souhaitable des bouleversements politiques en cours. Ankara apporte officiellement son soutien à l’opposition en Tunisie puis en Egypte mais la seconde phase, guerrière, des printemps, change la donne. En Libye où Ankara détient d’importants intérêts économiques, la diplomatie turque se trouve dans l’embarras. D’abord réservée face à l’intervention de l’OTAN, elle finit par s’en accommoder. C’est cependant la dégradation du soulèvement syrien en guerre civile qui marque le tournant. Depuis la fin des années 2000, la Syrie était perçue par Ankara comme l’Etat avec lequel elle devait établir un modèle de rapprochement politique et économique susceptible d’être reconduit avec d’autres Etats du voisinage turc. Appelant d’abord Damas à la retenue dans la répression et tâchant de raisonner Bachar el-Assad, la Turquie se voie contrainte de rompre les relations avec la Syrie en août 2011, et tache de conserver son influence dans le pays en accordant un soutien plein et entier à l’opposition, espérant un changement rapide de régime.

Mais la chute de Bachar el-Assad n’a pas lieu et le conflit syrien, en s’enlisant, renforce les tensions régionales. Bien qu’ils ne puissent être exclusivement distingués selon une ligne de fracture confessionnelle, deux camps opposés se forment autour des Etats sunnites, favorables à l’opposition armée syrienne, et des acteurs chiites dominés par l’Iran. C’en est alors définitivement fini de la politique régionale de bon voisinage imaginée par Ahmet Davutoglu. Du fait de leurs positions opposées sur la crise syrienne, la Turquie voit ses relations avec l’Iran se dégrader. Dans le sillage de Téhéran, Bagdad se place sur une ligne plus hostile à Ankara et ce d’autant plus que la Turquie approfondit ses relations avec les Kurdes d’Irak, en plein conflit de souveraineté avec l’Etat central. Dans le même mouvement, les relations privilégiées que le Premier ministre Erdogan s’était attaché à établir avec la Russie, qui soutient Bachar el-Assad, se dégradent. Dans ce contexte, la Turquie opère ce que certains ont pu décrire comme un « retour vers l’Ouest », contraint par le nouvel état des rapports de forces régionaux. Alors même qu’elle se montrait conciliante sur le dossier iranien il y a encore quelques années, la Turquie finit par accepter la mise en place sur son sol du bouclier anti-missile américain, déployé pour faire face à « l’axe » irano-russe. De façon plus ponctuelle, elle rappelle son appartenance au monde occidental en faisant appel à l’OTAN pour que l’organisation déploie ses missiles Patriot à sa frontière avec la Syrie, théâtre de heurts répétés et de bombardements transfrontaliers opérés par l’armée syrienne. La suite logique d’un tel processus serait la réconciliation avec Tel-Aviv. Dernière étape du retour vers l’ouest de la diplomatie turque, elle n’interviendra qu’en mars 2013 et sous les auspices des Etats-Unis.

Jean Marcou le rappelle cependant, il faut se garder de tout constat définitif sur un retour vers l’Ouest des orientations turques. La politique de projection d’influence multidirectionnelle se poursuit en Afrique, où la Turquie a ouvert une multitude d’ambassades et de lycée au cours des toutes dernières années. Les puissances traditionnellement présentes sur le terrain africain sont à cet égard traitées en rivales par Ankara, comme en atteste les réactions hostiles de Recep Tayyip Erdogan à l’intervention de la France au Mali en janvier 2013. Si la réconciliation avec l’Arménie, proche de l’Iran et de la Russie, a été mise entre parenthèses, la Turquie veut encore jouer un rôle de médiateur dans la sphère d’influence qu’elle s’arroge, en particulier dans les Balkans, qui présentent une situation moins explosive que son voisinage méridional. Par ailleurs, le repli stratégique de la Turquie vers l’Occident doit être nuancé par la stagnation relative de ses relations avec l’Union européenne. La scène publique turque est en effet traversée par des discours de plus en plus sceptiques sur l’Europe, discours qui entrent en résonnance, et ce malgré les progrès enregistrés sur la question kurde, avec une pratique du pouvoir de plus en plus autoritaire, de moins en moins conforme aux standards de Bruxelles.

Publié le 03/04/2013


Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.


 


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