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Jérusalem, la fin d’une ville sacrée ?

Par Ines Gil
Publié le 19/03/2020 • modifié le 20/03/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

Al Aqsa, Jérusalem.

Crédit photo : Ines Gil

L’effritement du caractère international de Jérusalem

L’internationalisation de Jérusalem est proposée pour la première fois en 1947 par la jeune Organisation des Nations unies. Après la formation d’une Commission « ad hoc » par l’Assemblée générale, un plan de partage de la Palestine est présenté avec trois territoires : Un État arabe, un État juif et un territoire international, Jérusalem, « liés tous trois par une union douanière » (1). Le projet sert « de base à la résolution 181-11 du 29 novembre 1947 par laquelle l’Assemblée générale des Nations unies recommandait le partage de la Palestine » (2). Cette résolution propose de « faire de la ville sainte un « corpus separatum » neutralisé, démilitarisé, administré directement par un gouverneur des Nations unies responsable envers le Conseil de tutelle ». Cependant, l’éclatement de la guerre israélo-arabe remet en question le projet. A l’issu du conflit, le jeune Etat israélien contrôle la partie Ouest de Jérusalem. La Jordanie, elle, contrôle l’Est, incluant la vieille ville, et donc la plupart des lieux saints.

Le Vatican semble aujourd’hui le dernier défenseur actif à l’internationalisation de la ville. Mais le caractère international de Jérusalem poserait de nombreuses questions s’il devait s’appliquer aujourd’hui. A qui faudrait-il confier la gestion de la ville ? A une ONU en perte de vitesse ? Et comment administrer la cité et ses habitants ? Qui gèrerait les tensions ? Ces interrogations semblent aujourd’hui très théoriques, tant la perspective d’une internationalisation s’est éloignée depuis le milieu du XXème siècle. Par ailleurs, ces débats sur l’internationalisation donnent le sentiment que Jérusalem a toujours eu un caractère spécial. Mais la ville n’a pas constamment joué un rôle géopolitique central.

Jérusalem : un caractère exceptionnel ?

Pour le géopoliticien Frédéric Encel (3), « Jérusalem a la valeur qu’on lui donne ». Il affirme que « si on se place dans un contexte temporel large, on observe que pendant plusieurs siècles, aucune puissance ne s’est intéressée à cette ville ». Même constat pour le théologien et historien Jean-François Colosimo. Selon lui, « Jérusalem n’a occupé une centralité forte qu’à certains moments précis de l’histoire. Pendant les Croisades bien sûr, et au 19ème siècle. Durant la guerre de Crimée, des rixes entre moines orthodoxes d’un côté et catholiques de l’autre ont éclaté à Jérusalem et à Bethléem, la Russie étant la protectrice des orthodoxes et la France des catholiques ».

Le siècle dernier, la ville perd peu à peu de son caractère spécifique selon Vincent Lemire (4), chercheur spécialiste de la ville sainte : « Le XXe siècle marque un large tournant, car Jérusalem sort de l’ère des empires pour entrer dans l’âge des nations. Depuis la chute du Royaume d’Israël et jusqu’en 1948, Jérusalem a presque toujours été gouvernée dans un contexte impérial ». Les revendications nationales des Israéliens et des Palestiniens sur la ville renforceraient la « normalisation » de Jérusalem, appelée à redevenir une ville presque comme les autres, à ceci près qu’elle est disputée par deux peuples : « on assiste à l’émergence des nationalismes. Jérusalem est entrée dans une nouvelle séquence : le caractère international s’est progressivement transformé en caractère binational ». Le chercheur Vincent Lemire ne remet pas pour autant en cause l’aspect transnational de la ville, qui « s’estompe » mais « existe encore ».

Cette spécificité qui perdure et qui démarque la ville sainte de n’importe quelle cité du monde est notamment préservée par « certains privilèges d’extraterritorialité » maintenus pour quelques Etats, dont la France. En janvier dernier, lors du 5e forum sur la Shoah organisé pour commémorer la libération d’Auschwitz, Emmanuel Macron était en visite à Jérusalem Est, près de l’Église Sainte Anne, quand une confrontation a éclaté entre le Président français et les autorités israéliennes. Au delà de la polémique, qui a fait beaucoup de bruit - pour peu - la scène a rappelé que la France détient toujours des territoires dans la ville sainte. Construite par les croisés au XIIème siècle, Sainte Anne « avait été donnée à la France en 1856 par le sultan ottoman, Abdülmecid 1er, en remerciement de son engagement dans la guerre de Crimée contre l’Empire russe » (5). En Terre sainte, la France possède aussi l’Abbaye Sainte Marie de la résurrection d’Abu Gosh, le Tombeau des Rois et l’Église du Pater Noster. Elle exerce aussi une protection sur une « quarantaine de communautés catholiques françaises ou d’origine française », mais aussi sur « des établissements (écoles, dispensaires, orphelinats) » (6) en Terre sainte. Mais Paris n’est pas une exception. La présence française ne représente « pas grand-chose à côté du foncier grec » rappelle Vincent Lemire (7).

Parfois considérés comme strictement symboliques, ces restes d’influences étrangères à Jérusalem peuvent aussi entrer dans une réelle stratégie géopolitique : « ces héritages sont parfois réactivés » à des fins politiques explique le chercheur.

La géopolitique de Jérusalem : le sacré au service du politique

Lors d’un colloque organisé en 2015 par le Mucem portant sur la géopolitique des lieux saints, le chercheur Régis Debray détachait radicalement le sacré du politique : « la politique, c’est le compromis, mais le sacré est non négociable, il est criminogène ». Sacré et politique sont-ils si dissociables ? Ne peut-on pas dire que l’un et l’autre interagissent et s’utilisent mutuellement pour arriver à leurs fins ? Car particulièrement en Orient, comme le souligne justement Jean-François Colosimo, « il n’y a pas de distinction entre le politique et le religieux ».

L’utilisation politique du sacré

Conscientes de la force symbolique de Jérusalem, certaines entités continuent d’utiliser la ville et ses lieux saints à des fins politiques. Dans un entretien accordé à La Croix en 2017, Pierre Cochard, alors consul général de France à Jérusalem, affirmait qu’ « à la fin du XIX et au début du XXème siècle, ce rôle traditionnel [de protection des congrégations catholiques] a été vu par la France comme un atout pour défendre ses intérêts et son influence en Terre Sainte et à Jérusalem. L’époque était alors marquée par une compétition entre les puissances, chacune voulant manifester sa présence ici à travers ses propres congrégations ». Même si ce rôle s’est amenuisé, et bien qu’elle soit devenue un pays laïc entre temps (loi de 1905), la France continue à exercer une certaine influence à travers les institutions catholiques. Un soft power que Paris compte bien préserver. En janvier dernier, durant sa visite à Jérusalem, Emmanuel Macron a annoncé la création d’un fonds destiné aux écoles des chrétiens d’Orient (8).

Pour Frédéric Encel, « la montée des tensions entre les puissances » peut encore aujourd’hui « réactiver des instruments symboliques », comme les lieux saints jerusalemites. L’exemple de la Russie est très révélateur. En janvier dernier, le ministère israélien de la Justice a remis le contrôle de la mission orthodoxe Saint-Alexandre à Moscou. Située à proximité du Saint-Sépulcre, elle abrite l’Église Saint-Alexandre-Nevski. Selon la presse israélienne, le gouvernement Netanyahou aurait remis le lieu saint aux Russes en échange de la libération d’une Israélienne, Naama Issachar, emprisonnée en Russie depuis 9 mois pour trafic de drogue. Moscou chercherait donc à avancer ses pions dans la ville sainte.

Les actions de Vladimir Poutine visent d’abord à conforter la population russe, « qui intègre dans son identité russe l’identité orthodoxe » selon le professeur Encel. « Il s’agit de dire aux 20 millions de musulmans russes que la religion nationale est le christianisme orthodoxe ». Pour le géopoliticien, « Vladimir Poutine veut apparaître comme un protecteur de l’Eglise auprès des Russes ». Un rôle d’autant plus essentiel aujourd’hui, que la popularité du président est en baisse.

Affirmer sa posture en interne donc, mais aussi sa place dans le monde. Le président Poutine utilise la religion pour défendre sa politique à l’international « principalement contre la Pologne et l’Ukraine », selon Frédéric Encel. « Il instrumentalise l’Eglise orthodoxe russe pour décrédibiliser à la fois l’Eglise catholique (les Polonais sont en grande majorité catholiques) et l’Eglise orthodoxe d’Ukraine » (9). Ces tensions géopolitiques se ressentent jusqu’à Jérusalem. En janvier dernier, durant le 5e Forum sur la Shoah, la Pologne était absente, poussée vers la sortie par Moscou (alors même que le Forum commémorait la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau). Pour Frédéric Encel, « Vladimir Poutine a combattu directement la Pologne à Jérusalem ».

Les rivalités politiques pour le contrôle des lieux saints se manifestent aussi entre les Etats musulmans. Au coeur de la vieille ville de Jérusalem, sur l’Esplanade des mosquées, s’érige le Dôme du Rocher et surtout la mosquée Al-Aqsa, troisième lieu saint en islam. Un monument qui fait de la ville un symbole sensible tant religieux que politique pour de nombreux fidèles musulmans.

L’Esplanade, aussi appelée Haram Al-Charif, est contrôlée par une entité jordanienne, le Waqf, mais « les ambitions de l’Arabie saoudite sur ce lieu saint sont bien connues », selon Frédéric Encel. Ces tensions entre Ryad et Amman autour du contrôle du Haram Al-Charif s’inscrit dans une rivalité plus large : « À sa création, le royaume wahhabite n’a accepté l’existence de la Jordanie que du bout des lèvres » assure Frédéric Encel. « Durant la Première Guerre mondiale, les combats entre Hachémites et Wahhabites étaient vifs. Les Britanniques ont fini par partager les terres entre le Royaume saoudien et la Transjordanie dans les années 1920. Mais les tensions persistent depuis. Le Royaume Hachémite est vu par Ryad comme une excroissance de la péninsule arabique ». Selon lui, « si la Jordanie disparaissait, l’Arabie saoudite tenterait de contrôler l’Esplanade des mosquées ».

Les fouilles archéologiques, la science au service du politique

Les tensions politiques à Jérusalem se cristallisent aussi entre Israéliens et Palestiniens, entre fidèles juifs et musulmans, autour des fouilles archéologiques dans les sous-sols de la ville. Depuis le début de l’occupation israélienne de Jérusalem Est - et donc de la vieille ville - en 1967, les fouilles archéologiques s’y sont multipliées. Elles sont en partie motivées par des considérations politiques. Israël, qui a annexé Jérusalem Est en 1980, cherche à légitimer son contrôle en prouvant le passé juif de la cité. Selon Vincent Lemire, « les récits bibliques sont perçus comme des piliers de la légitimité de l’Etat hébreu » (10).

Les tensions se concentrent principalement autour de l’Esplanade des mosquées (Mont du temple pour les juifs) (11). Sur ce bout de territoire très sensible, les Israéliens sont à la recherche des ruines du Second Temple, détruit en 70 après Jésus-Christ. Il se situerait sous l’Esplanade dans la tradition juive. Si ces fouilles sont justifiées par des impératifs scientifiques, elles sont aussi hautement politiques et déclenchent occasionnellement des heurts avec les fidèles musulmans. En 1996, après l’intensification des recherches sous le lieu saint, des violences ont éclaté, causant la mort de 64 Palestiniens et 16 soldats israéliens.

L’Esplanade des mosquées n’est pas le seul point de tensions. En plein coeur du quartier de Silwan, un faubourg palestinien de Jérusalem Est, les fouilles de la Cité de David sont chapeautées par Elad, une association de défense des colons israéliens : « Cette fondation utilise l’archéologie à des fins politiques, afin de justifier la colonisation des territoires occupés » (12) selon Jonathan Mizrahi, un archéologue israélien.

Aujourd’hui, les sous-sols de la ville sainte sont devenus des morceaux de gruyère à certains endroits et le manque d’encadrement des fouilles est régulièrement dénoncé. Selon certains habitants palestiniens, des maisons se sont fissurées et même effondrées dans la vieille ville. Quarante habitations auraient été endommagées, et cinq familles expulsées en raison des risques d’effondrement.

Jérusalem a indéniablement perdu beaucoup de sa spécificité géopolitique. Mais elle n’en reste pas moins un espace hautement symbolique, tantôt objet des stratégies politiques, tantôt espace prisé cristallisant les violences.

Notes :
(1) https://www.monde-diplomatique.fr/1955/05/GARREAU/21419
(2) https://www.monde-diplomatique.fr/1955/05/GARREAU/21419
(3) Interrogé par Ines Gil pour la rédaction de cet article.
(4) Entretien réalisé par Ines Gil pour la rédaction de cet article.
(5) http://www.leparisien.fr/societe/eglise-sainte-anne-de-jerusalem-ces-autres-morceaux-de-france-a-l-etranger-23-01-2020-8242911.php
(6) https://www.la-croix.com/Religion/Catholicisme/Monde/Francois-Ier-France-protege-lieux-saints-2017-10-02-1200881263
(7) http://www.leparisien.fr/societe/eglise-sainte-anne-de-jerusalem-ces-autres-morceaux-de-france-a-l-etranger-23-01-2020-8242911.php
(8) https://www.la-croix.com/Religion/Catholicisme/Monde/Emmanuel-Macron-lance-fonds-ecoles-chretiens-dOrient-2020-01-22-1201073463
(9) Fondée en 2018 à la demande du président ukrainien, Petro Porochenko.
(10) https://www.geo.fr/histoire/le-sous-sol-de-jerusalem-un-enjeu-archeologique-et-politique-200016
(11) https://www.nationalgeographic.fr/histoire/2019/12/un-dedale-de-tunnels-revele-le-passe-meconnu-de-jerusalem?fbclid=IwAR1RPLh9nw-622Txlta1EFMipxD9eg4xIbN1_2cjtA0QimcwwJP-hSM0ogc
(12) https://www.geo.fr/histoire/le-sous-sol-de-jerusalem-un-enjeu-archeologique-et-politique-200016

Publié le 19/03/2020


Ines Gil est Journaliste freelance basée à Beyrouth, Liban.
Elle a auparavant travaillé comme Journaliste pendant deux ans en Israël et dans les territoires palestiniens.
Diplômée d’un Master 2 Journalisme et enjeux internationaux, à Sciences Po Aix et à l’EJCAM, elle a effectué 6 mois de stage à LCI.
Auparavant, elle a travaillé en Irak comme Journaliste et a réalisé un Master en Relations Internationales à l’Université Saint-Joseph (Beyrouth, Liban). 
Elle a également réalisé un stage auprès d’Amnesty International, à Tel Aviv, durant 6 mois et a été Déléguée adjointe Moyen-Orient et Afrique du Nord à l’Institut Open Diplomacy de 2015 à 2016.


 


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