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John Bagot Glubb (1897-1986), ou les ambigüités d’une figure de l’impérialisme britannique au Moyen-Orient (3/3)

Par Myriam Yakoubi
Publié le 15/10/2019 • modifié le 22/04/2020 • Durée de lecture : 9 minutes

Undated photo (probably in 1953 in Amman) of Hussein Ibn Talal, King of Jordan (l) during his meeting with Lieut-Gen Sir John Bagot also known as Glubb Pacha, a British officer,who became later a Jordanian citizen, the commander in chief of the Arab Legion in Transjordan (1938-56). King Hussein of Jordan relieved Glubb Pacha of his command in 1956.

FILES-INTERCONTINENTALE / AFP

Lire la partie 1 et la partie 2

Glubb et la Jordanie de 1948 à 1956 : d’atout à fardeau pour les intérêts britanniques

Alors qu’au début des années 1920, la Palestine et la Transjordanie prirent des trajectoires très différentes, le sort de la première finit néanmoins par dicter le destin de la seconde. Le mandat britannique en Palestine fut une longue désillusion pour les Britanniques, qui annoncèrent leur retrait en 1947 tandis que les Nations unies votaient en faveur d’un plan de partage. Alors que les pays arabes le rejetèrent, Arabes et Juifs se préparèrent à un conflit ouvert.

La perte de la Palestine renouvela l’importance stratégique de l’autre rive du Jourdain. En effet, le retrait des Britanniques ne signifiait pas que ceux-ci étaient prêts à renoncer à leur influence dans cette partie de la région. Leur alliance avec l’émir Abdallah prit alors tout son sens. Celui-ci avait toujours eu des visées sur la Palestine afin d’agrandir son territoire peu peuplé et sans ressources. Jusque-là, les Britanniques ne l’avaient pas soutenu dans ses projets d’union des deux rives du Jourdain car ceux-ci suscitaient un vif rejet de la part d’une majorité des Arabes de Palestine et des autres pays arabes. Cette fois, le gouvernement britannique et Abdallah s’accordèrent afin d’échafauder un plan qui consistait à annexer la Cisjordanie - la partie allouée aux Arabes dans le plan de partage, empêchant ainsi la création d’un État palestinien indépendant qui aurait pu être hostile aux Britanniques.

Glubb, tout comme l’ambassadeur britannique en Jordanie, Alec Kirkbride, participèrent aux discussions secrètes entre le Foreign Office britannique et Abdallah. Ainsi, même s’il se défendit souvent d’avoir joué un quelconque rôle politique en 1948, il est évident qu’en tant que commandant de la Légion arabe, Glubb fut pleinement impliqué dans la mise en œuvre de ce plan. En effet, le 15 mai 1948, la Légion franchit le Jourdain, avec l’ordre de respecter la ligne de partage définie par les Nations unies. Cependant, tandis que la Haganah encerclait Jérusalem, les combattants arabes firent appel à l’armée transjordanienne. Glubb reçut donc l’ordre d’avancer vers les positions de l’armée israélienne, sachant qu’il irait ainsi à l’encontre de ce que souhaitait le gouvernement britannique et que les événements risquaient de dégénérer en une guerre ouverte qu’il craignait de ne pas pouvoir assumer en raison de problèmes logistiques. Il finit pourtant par intervenir, ce qui provoqua la suspension des aides financières et militaires de la Grande-Bretagne à la Transjordanie. Ces événements testèrent ainsi la loyauté de Glubb, déchiré entre son désir de suivre la stratégie britannique et celui d’obéir aux ordres d’Abdallah. Ils mirent également à mal la relation anglo-jordanienne car Abdallah exprima sa colère et sa déception lorsque les Britanniques semblèrent freiner l’avancée de la Légion arabe, comme lorsque celle-ci échoua à protéger les villages de Ramle et Lydda, conquis par l’armée israélienne. La Légion arabe se retira de la zone par manque de munitions, mais comme l’épisode coïncida avec un appel à cesser les hostilités de la part du ministre britannique des Affaires étrangères, Glubb fut accusé d’abandonner sciemment les villageois. Cet épisode marqua sans doute le point le plus bas dans la relation entre Glubb et Abdallah, choqué par l’exode massif que provoqua la conquête de ces villages.

Glubb resta néanmoins en poste et l’annexion formelle de la Cisjordanie eut lieu en décembre 1948. L’année suivante, les Palestiniens de Cisjordanie se virent offrir la nationalité de l’émirat et les deux rives du Jourdain furent administrées ensemble, une décision confirmée en 1950 par un vote des députés représentant les deux rives et qui entérina l’union de la Cisjordanie et de la Transjordanie. Ainsi, davantage que l’indépendance de 1946, c’est la première guerre israélo-arabe de 1948 qui marqua un véritable tournant et donna naissance au royaume hachémite de Jordanie.

Cependant, l’union de la Cisjordanie et de la Transjordanie eut de profondes conséquences démographiques et politiques. Le royaume hachémite devint un État binational au sein duquel les Palestiniens étaient désormais majoritaires, d’où leur représentation politique paritaire et non proportionnelle. Pour les Britanniques et le régime hachémite, il s’agissait en effet de contrôler l’élément palestinien dominant afin de circonscrire le potentiel d’opposition politique qu’il représentait. Pour les Palestiniens, souvent davantage éduqués et politisés que les Transjordaniens, la manière patriarcale dont Abdallah dirigeait son royaume était une forme de régression. Ses prérogatives étaient vivement critiquées, tout comme la présence d’officiers britanniques à des postes de commandement de la Légion arabe. Si celle-ci fut ouverte aux Palestiniens, elle recrutait encore majoritairement des Transjordaniens. Dans ce contexte de remise en cause grandissante du statu quo politique, la Légion arabe devint à la fois un rempart pour les Britanniques et une cible pour les nationalistes. Cette institution si centrale pour le régime devint ainsi le principal enjeu de la décolonisation en Jordanie, et Glubb se trouvait à sa tête. Pour ce dernier, l’arrivée massive de Palestiniens signait la fin du partenariat anglo-arabe idéal qui avait marqué l’entre-deux-guerres en Transjordanie. Même s’il était réellement ému du sort des Palestiniens sur le plan humain, Glubb les tenait pour responsables de la remise en cause du statu quo politique en Jordanie.

En juillet 1951, l’assassinat d’Abdallah par un Palestinien fut un autre signe que l’époque avait changé. Une période d’incertitude suivit cet événement, qui ne fit que renforcer davantage le rôle de Glubb, toujours considéré comme un garant de la stabilité du pays. L’avenir de la monarchie hachémite de Jordanie fut en effet déstabilisé par la maladie mentale du fils et successeur d’Abdallah, Talal, qui abdiqua finalement en faveur de son fils Hussein, couronné en 1953. Glubb était alors en charge d’assurer la sécurité le long de la ligne de démarcation entre Israël et la Cisjordanie. Les incursions en territoire israélien de réfugiés tentant de récupérer leurs biens et les représailles israéliennes rendaient sa tache ardue. Le jeune monarque exprima son désaccord avec la stratégie de défense de la Cisjordanie élaboré par Glubb. Alors que celui-ci tentait d’éviter les combats en adoptant une position essentiellement défensive, Hussein souhaitait que la Légion arabe puisse répliquer de façon significative en cas d’attaque israélienne. En 1953, le village de Qibya en Cisjordanie fut entièrement détruit par l’armée israélienne qui fit des dizaines de victimes en représailles à une attaque de Palestiniens de Cisjordanie. La Légion arabe ne put empêcher le massacre qui provoqua des manifestations hostiles aux Britanniques et à Glubb en particulier. Dans ses ouvrages, ce dernier souligna souvent ce qu’il percevait comme l’ingratitude des Palestiniens envers la Légion, seule armée arabe ayant défendu efficacement le territoire palestinien pendant la guerre de 1948.

Au-delà du désaccord tactique au sujet de la défense de la Cisjordanie, c’est la question de l’arabisation de la Légion arabe qui creusa le fossé entre Glubb et Hussein. Les effectifs de l’armée du pays avaient considérablement augmenté depuis que Glubb avait mis sur pied la Patrouille du désert en 1930, s’élevant à environ 20 000 hommes au milieu des années 1950. Cependant, Glubb demeurait attaché aux bédouins, qu’il considérait comme meilleurs sur le plan militaire et comme étant plus loyaux que les citadins ayant reçu une éducation occidentale et qui étaient politisés. Cette attitude allait ainsi à rebours des évolutions démographiques et sociales en Jordanie et était déploré par certains de ses collègues britanniques. L’un d’entre eux expliqua ainsi : « Aussi étrange que cela puisse paraître, bien qu’il passa environ trente-cinq ans de sa vie au Moyen-Orient, je pense qu’il n’est pas faux de dire qu’il était totalement ignorant […] de l’état d’esprit, de la disposition et pour ainsi dire du caractère des Arabes cultivés » (1). Par ailleurs, Hussein se plaignait du fait que les officiers arabes de la Légion n’étaient pas promus, tandis que des Britanniques moins compétents l’étaient. Le fait que l’armée d’un pays arabe indépendant fut dirigée par un Britannique était de moins en moins acceptable. Glubb devint ainsi une cible favorite de la propagande du Président Nasser, qui encourageait le roi Hussein à l’imiter en se débarrassant de ce reliquat d’impérialisme. En 1955, Hussein montrait déjà sa volonté de prendre ses distances avec l’impérialisme britannique en refusant que son pays ne rejoigne le Pacte de Bagdad, un traité de défense mutuelle visant à contenir l’influence soviétique au Moyen-Orient. La montée du nationalisme arabe rendit ainsi la position de Glubb très précaire au moment même où, en raison de la Guerre froide, des mauvaises relations de la Grande-Bretagne avec l’Égypte et de la perte de la Palestine, la Jordanie revêtait une importance cruciale pour les Britanniques (2).

C’est pourquoi le renvoi de Glubb le 1er mars 1956 fut un véritable tremblement de terre politique pour eux. Ce renvoi brutal, que le Premier ministre britannique Anthony Eden attribua à tort à Nasser, ne fit que renforcer son animosité envers le Président égyptien quelques mois avant la crise du canal de Suez. Quoi qu’il en soit, Glubb, qui avait passé la majeure partie de sa vie en Jordanie, n’eut que vingt-quatre heures pour quitter le pays. Hussein avait compris qu’il devait sacrifier Glubb pour aller dans le sens des forces nationalistes, sans quoi sa propre position aurait été menacée.

Avec le recul, certains responsables britanniques reconnurent que la position de Glubb était intenable. Dans un entretien accordé en 1985, Sir Evelyn Shuckburgh, qui avait été sous-secrétaire en charge du Moyen-Orient au ministère des Affaires étrangères, rendit compte des atermoiements du gouvernement britannique au sujet du commandant de la Légion arabe : « Glubb était un phénomène qui aurait dû être rectifié plus tôt. Un général britannique commandant l’armée d’un pays arabe… C’était un bon général, il avait bâti cette armée, elle était son enfant et c’était formidable, mais il avait à faire à un jeune roi qui finit par en avoir assez d’avoir un vieux général anglais lui disant tout le temps quoi faire. Il était donc naturel de vouloir s’en débarrasser. Je pense que nous aurions dû le comprendre. Nous le comprenions à vrai dire mais nous ne savions pas quoi faire. L’un des plus gros problèmes lorsque l’on démantèle un empire est de déterminer le moment où l’on dit à certains de nos meilleurs amis qu’ils sont devenus des boulets. […] En ce qui concerne Glubb, nous n’allions pas jusqu’à dire qu’il était un boulet, mais la présence d’un général anglais commandant son armée affaiblissait la position du roi Hussein » (3). Ainsi Shuckburgh soulignait-il de manière candide la dimension personnelle pouvant intervenir dans le processus de décolonisation.

Après le Moyen-Orient

À son retour au Royaume-Uni, qu’il avait quitté en 1919, le gouvernement britannique ne fut pas d’une grande aide pour aider Glubb à trouver une nouvelle occupation ou à obtenir une retraite digne des fonctions qu’il avait occupées. En effet, il n’avait jamais pris la peine de formaliser sa position auprès du gouvernement jordanien par un contrat en bonne et due forme. Ne pouvant réclamer une retraite au royaume hachémite, il put seulement bénéficier d’une maigre pension correspondant à l’époque où il était rattaché à l’administration mandataire en Palestine, qui ne lui permettait pas de faire vivre sa famille décemment. C’est finalement le roi Hussein qui l’aida financièrement. En outre, après 1956, les fonctionnaires du Foreign Office considérèrent Glubb comme un vestige d’une époque révolue, incapable d’éclairer de manière pertinente la situation jordanienne ou moyen-orientale. Glubb se tourna ainsi vers l’écriture, qui représenta à la fois un moyen d’exprimer ses idées, une source de revenus et une passion qu’il entretenait depuis sa jeunesse. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il avait été approché par Hodder & Staughton pour écrire une histoire de la Légion arabe, qui fut publiée en 1948 (4). En plus de ses nombreuses publications sur ses expériences personnelles en Irak et en Jordanie ainsi que sur l’histoire des pays arabes, il donna de nombreuses conférences, notamment aux États-Unis, où il n’eut de cesse de plaider la cause des réfugiés palestiniens, surtout après la Guerre des Six Jours, lorsque le roi Hussein perdit la Cisjordanie. Face à un public qui se montrait souvent critique à l’égard de l’impérialisme britannique, Glubb répondait que tout ce que la Grande-Bretagne avait tenté de faire était de guider les pays du Moyen-Orient dans un esprit de tutelle bienveillante. Il incarna ainsi à la fin de sa vie un personnage anachronique, défenseur d’un empire qui se voulait libéral à l’heure de la décolonisation et de la Guerre froide.

Conclusion

Le parcours de Glubb fut donc fait de multiples ambigüités. Ayant commencé sa carrière moyen-orientale en soumettant les tribus nomades par la force, il les défendit aussi à sa façon en prenant en compte leur situation économique et sociale. Il fut également un impérialiste qui défendit les rapports de force très inégalitaires entre la Grande-Bretagne et la Jordanie, mais prônait en même temps l’égalité de traitement dans la sphère personnelle, critiquant les Occidentaux qui faisaient preuve de supériorité raciale et culturelle. Enfin, il fut à la fois un serviteur de la Grande-Bretagne et de la Jordanie, la couronne à laquelle allait in fine sa loyauté demeurant une énigme (5). De telles ambigüités étaient partagées par d’autres hommes de sa génération qui, comme lui, participèrent à élaborer un discours qui se voulait positif et bienveillant au sujet des Arabes. Toutefois, ce nouveau discours devait servir à renouveler la relation anglo-arabe en la débarrassant du mépris colonial habituel, et non y mettre fin. Glubb fut l’un des plus nostalgiques de cette époque où un partenariat anglo-arabe semblait encore possible. C’est sans doute pour cela qu’il ne retourna jamais en Jordanie, afin, déclara-t-il, de s’en souvenir telle qu’elle avait été (6).

Notes :
(1) Lettre du Brigadier R.J.C. Broadhurst au Colonel Peake, 27 mars 1956, cité par Trevor Royle dans Glubb Pasha, Londres, Little, Brown and Company, 1992, p. 170.
(2) Voir Graham Jevon, Glubb Pasha and the Arab Legion, op. cit.
(3) Entretien avec Evelyn Shuckburgh, sous-secrétaire pour le Moyen-Orient au ministère des Affaires étrangères de 1954 à 1956, réalisé en 1983 par Cate Haste, fonds Granada Television, GB-165-0124, Middle East Centre Archive, Oxford.
(4) John Bagot Glubb, The Story of the Arab Legion, Londres, Hodder & Stoughton, 1948.
(5) Benny Morris, The Road to Jerusalem : Glubb Pasha, Palestine and the Jews, Londres, I.B. Tauris, 2003, pp. 238-239.
(6) James Lunt, Glubb Pasha : A Biography, Londres, Harvill Press, 1984, p. 225.

Publié le 15/10/2019


Myriam Yakoubi est maître de conférences en civilisation britannique à l’Université Toulouse Jean-Jaurès et membre du laboratoire CAS (EA 801). Agrégée d’anglais, elle a soutenu en 2016 une thèse intitulée « La relation anglo-hachémite (1914-1958) : une romance anglo-arabe ». Elle s’intéresse aux représentations du Moyen-Orient chez les Britanniques de l’empire ainsi qu’à la coopération entre pouvoir impérial et élites locales.


 


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