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Kurdes : l’autre visage du conflit syrien

Par Allan Kaval
Publié le 18/10/2013 • modifié le 01/03/2018 • Durée de lecture : 15 minutes

DP NIP/VL / AFP

Formant une minorité non-arabe au sein la République arabe syrienne, les Kurdes, essentiellement regroupés au nord, constitueraient environ 15% de la population totale du pays. Ciblés par la politique dite de la « ceinture arabe » visant à morceler les zones de population kurde, rendus pour une large part apatrides par le régime de Damas, ils ont longtemps été cantonnés à une situation marginale [1]. Cette condition de citoyen de seconde zone entretenue par l’Etat syrien n’a pas empêché Damas d’utiliser le facteur kurde à l’échelle régionale pour conforter ses intérêts stratégiques propres, notamment à l’encontre de la Turquie [2].

Hafez el-Assad, le père de l’actuel président syrien, a ainsi pu apporter son soutien au PKK pendant près de vingt ans. Présent à Damas depuis 1978, la formation kurde qui relevait alors de l’extrême-gauche internationaliste a ainsi fait ses premières armes au côté des Palestiniens et sous le patronage des autorités syriennes lors de la guerre du Liban. Très présent dans la région d’Afrin et du Kurd Dag, ayant établi des camps d’entrainement dans la plaine de la Bekaa, le PKK pouvait lancer des attaques en territoire turc pour le compte du régime syrien tout en encadrant une partie de la population kurde syrienne et en servant de relai au régime dans sa gestion de cette communauté. « Par la voix de son chef suprême Abdullah Ocalan, établi à Damas, Le PKK adhérait ainsi ouvertement à la thèse de l’Etat baathiste selon laquelle le problème kurde était inexistant en Syrie et à l’idée selon laquelle les Kurdes présents dans le pays ne seraient que des immigrants originaires de Turquie et qu’ils ne pourraient à cet égard pas prétendre à un statut autre que celui ‘d’invités’ » rappelle Jordi Tejel, spécialiste de l’histoire des Kurdes de Syrie [3].

Cette position ne l’empêchera cependant pas de recruter massivement auprès des Kurdes de Syrie qui composeraient encore à ce jour 25 à 30% de ses effectifs. En 1998, les pressions de la Turquie sur la Syrie mettent fin au soutien apporté au PKK par Damas et à la protection garantie à son chef. Les deux pays étant arrivés au seuil de la guerre ouverte, Abdullah Ocalan est renvoyé du territoire et arrêté. Sans le soutien direct du régime, la mainmise du PKK sur la scène kurde syrienne se dilue et d’autres formations politiques émergent au côté des partis kurdes, souvent impuissants.

Malgré leur situation marginale, les Kurdes seront bientôt à l’avant-garde de la contestation du régime. En 2004, un mouvement de protestation, parti de ville majoritairement kurde Qamishli, au nord-est du pays, prend une ampleur inédite. Rassemblant largement au sein de la communauté, il associe la conquête des droits civiques pour les Kurdes à la démocratisation de l’ensemble de la Syrie. Le mouvement ne parvient cependant pas à prendre une dimension nationale et reflue du fait du manque de soutien apporté par l’opposition arabe et la répression du régime.

2011-2012, le retour du PKK

L’insurrection syrienne de 2011 se traduit par un réveil de la contestation kurde. Cependant, à mesure que la révolution se transforme en guerre civile, la situation qui prévaut sur la scène kurde paraît destinée à évoluer selon une trajectoire distincte du reste du pays. En effet, soucieux de ne pas multiplier les fronts, le régime de Damas renoue avec le PKK. Si les relations entre l’Etat syrien et la formation kurde n’ont jamais été totalement rompues, la révolution syrienne a donné l’occasion à Bachar el-Assad de réactiver des contacts qui s’avèreront fort utiles. Alors même que la Syrie et la Turquie de Recep Tayyip Erdogan s’étaient rapprochées de manière spectaculaire au cours des années 2000, Ankara est désormais un des plus redoutables adversaires de Damas et des soutiens les plus déterminés à l’opposition. L’aide à nouveau accordée au PKK par la Syrie est donc un moyen efficace de faire pression sur la Turquie en faisant montre de sa capacité de nuisance. Alors qu’en Turquie le processus de résolution politique de la question kurde s’enlise, les combats entre l’armée turque et le PKK redoublent d’intensité au cours de l’été 2012. De son côté, Téhéran, allié essentiel du régime syrien et dont les relations avec Ankara ne cessent de se dégrader, signe en septembre 2011 une trêve avec la branche iranienne du PKK, le PJAK. A la faveur d’une dynamique de bipolarisation régionale, le PKK et ses différentes composantes régionales obtiennent des soutiens internationaux inespérés quelques années plus tôt qui lui permettent de parvenir à une situation hégémonique sur la scène politique kurde en Syrie.

Depuis le début de l’insurrection syrienne, la scène kurde hors PYD, historiquement très morcelée et parcourue de lignes de fractures liées pour une part à des question de personnes, tente de se rassembler. Massoud Barzani, Président de la Région autonome kurde d’Irak joue à cet égard un rôle essentiel. C’est en effet sous son parrainage qu’est créé le Conseil national kurde de Syrie (le CNKS). Regroupant presque l’intégralité des partis politiques kurdes à l’exception du PYD, le CNKS est d’abord voué à faire valoir à l’opposition syrienne, alors incarnée par le Conseil national syrien (CNS), les revendications kurdes en vue de le rejoindre à terme. Dominé par le PDK-Syrie, parti frère du PDK de M. Barzani et par les formations politiques qui en sont issues, le CNKS s’oppose à la mainmise du PYD sur les régions kurdes de Syrie mais ne parviendra jamais à tourner le rapport de force à son avantage.

Bénéficiant de soutiens régionaux sérieux, le PYD est riche d’une longue expérience militaire tandis que le CNKS ne peut compter que sur l’aide de Massoud Barzani. Or ce dernier est accaparé par le conflit qui l’oppose simultanément à l’Etat central irakien, aux prises avec une situation de politique intérieure complexe et contraint dans la mise en œuvre de sa politique syrienne par la nécessité d’offrir certaines garanties à ses puissants voisins turc et iranien. Si le PDK irakien organise la formation de quelques centaines de déserteurs kurde de l’armée syrienne venus se réfugier à Erbil courant 2012, ces derniers, destinés à intervenir dans les régions kurdes de Syrie ne passeront cependant jamais la frontière. Le PKK ne souffrira en effet aucune entorse au monopole de la force militaire qu’il y exerce et l’arrivée de groupes armés pro-PDK ferait figure de casus belli. Historiquement rivaux, le PKK et PDK ont déjà vues leurs relations se dégrader du fait de la relation stratégique privilégiée qui s’est nouée entre Ankara et Massoud Barzani depuis 2007. Le Président kurde veut quant à lui éviter à tout prix une nouvelle « guerre fratricide » Entre 1992 et 1997, le Kurdistan irakien a été le théâtre d’une guerre dite « fratricide » entre le PDK de Massoud Barzani et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) de Jalal Talabani..

L’impact des négociations de paix en Turquie

Au cours de l’été 2012, le régime syrien amorce un retrait apparent des zones kurdes, donnant l’occasion au PKK/PYD de mettre en scène la libération du territoire kurde syrien. Les villes kurdes passent une à une et sans résistance sous son contrôle tandis que se mettent en place de nouvelles institutions de façade à prétention démocratique. Les zones dites libérées sont théoriquement placées sous l’autorité d’un Comité suprême kurde crée à Erbil à la mi-juillet et composé à parts égales de membres du PYD et de membres du CNKS. Tout est en réalité sous le contrôle du PKK et de ses services de sécurité. Le régime est quant à lui toujours présent militairement et en liaison directe avec les autorités du PYD. Aucune latitude d’action n’est laissée aux formations membres du CNKS. Censées participer à la protection militaires des zones kurdes, les forces armées du CNKS sont toujours bloquées côté irakien et rien n’est laissé au Conseil national l’exercice de l’autorité civile. Ces prises territoriales se traduisent par une aggravation des combats entre le PYD, l’Armée syrienne libre et des groupes islamistes, notamment dans la ville frontière de Ras el-Eyn (Serêkanye en kurde)

La situation se débloque cependant en Turquie fin 2012 et l’année 2013 s’ouvre avec la perspective d’un processus sérieux de résolution du problème kurde en Turquie. Le 21 mars à l’occasion du nouvel an Kurde, le Newroz, une lettre d’Abdullah Oçalan lue publiquement annonce un cessez-le-feu. Quelques jours plus tard le PKK se déclare prêt à retirer ses troupes de tout le territoire turc et à se replier vers les monts du Qandil, au Kurdistan irakien, une région isolée placée sous son contrôle et où se trouvent le quartier général de l’organisation. Dans ce contexte la carte du PKK s’annonce moins aisée à jouer pour le régime de Bachar el-Assad. Progressivement, le PYD paraît se distancer des injonctions de Damas sans pour autant rompre avec lui et commence à mener une politique stratégique propre, moins dépendante en apparence des intérêts de ses soutiens régionaux.

L’évolution de question kurde en Turquie laisse alors entrevoir la possibilité d’une meilleure coopération entre le PYD et les formations politiques kurdes de Syrie soutenues par M. Barzani. Ce dernier est en effet un proche allié de la Turquie et les négociations entre le PKK et Ankara peuvent alors présager d’un allégement la bipolarisation qui affectait lourdement l’espace kurde entre un PDK lié stratégiquement à Ankara et un PKK soutenu par l’axe syro-iranien. Il n’en est cependant rien dans un premier temps. Si des accrochages ont bien lieu entre le YPG et les forces fidèles au régime de Bachar el-Assad début 2013, les combats qui opposent les milices pro-PKK aux rebelles et aux formations islamistes hostiles au régime redoublent d’intensité tandis que le PYD maintient la pression sur les autres partis kurdes syriens.

La guerre de l’été 2013 et la mainmise renforcée le PYD sur la scène kurde syrienne

Bien que des trêves aient pu être signées localement et ponctuellement entre le PKK et les forces rebelles, les combats reprennent de plus belle au début de l’été 2013. Ras-el Eyn/Serekanye est une nouvelle fois le point de fixation des affrontements entre le PYD et les forces islamistes. Selon Jordi Tejel, « la branche syrienne du PKK, disciplinée, bien armée, jouissant d’une connaissance parfaite du terrain, dispose d’une nette supériorité militaire sur ses adversaires. Sa situation est d’autant plus favorable que les rangs des YPG se sont trouvés grossi par un afflux de combattants venus de Turquie dans le cadre du retrait du PKK. La misère qui règne dans les zones kurdes de Syrie où toutes les denrées de base manquent a également pu pousser un certain nombre de Kurdes syriens à se rallier au PYD qui contrôle l’ensemble des approvisionnements et distribue les ressources de manière discrétionnaire  ».

Les combats se poursuivent avec l’Etat islamique en Irak et au Levant et le Front al-Nosra ainsi que certaines factions armées liées à l’ASL. Au cours de l’été 2013, la supériorité des forces du PYD ne se dément pas. Les islamistes sont chassés de Ras el-Eyn à la mi-juillet perdant par là même une voie d’approvisionnement importante. Cette ville frontalière est en effet un point de passage privilégié vers la Turquie où les combattants djihadistes peuvent se ravitailler et se soigner. Les combats se poursuivent tout le long de la frontière turque dans les semaines qui suivent et continuent au début du mois d’octobre. D’après le dernier rapport de l’organisation non gouvernementale Kurdwatch [4] basée à Berlin, ces combats auraient été directement provoqués par le PYD/PKK et participeraient d’un calcul politique de grande ampleur visant à conforter les positions de la formation kurde à l’échelle de la Syrie et de la région.

Bénéficiant d’une position de force qui ne peut lui être contestée par les autres formations kurdes syriennes, le PYD/PKK s’est trouvé en mesure, depuis le début du conflit, de jouir d’une position hégémonique dans l’ensemble des régions kurdes syriennes. Obtenu et conservé par la force et la répression à l’encontre de ses concurrents, le pouvoir du PYD et la manière dont il s’exerce a pu faire l’objet de contestations de la part des populations locales. En juin 2013, les habitants de la ville d’Amude - où le PKK ne dispose pas comme à Afrin d’un encrage historique fort - qui étaient venus manifester leur mécontentement suite à l’enlèvement par le PYD de plusieurs membres du PDK-S, ont fait face à une répression drastique qui s’est traduite par la mort de huit personnes et la destruction dans cette même ville des locaux du PDK-S et d’autres partis kurdes hostiles au PYD.

Ce serait donc pour répondre à cette contestation et dans le but de conserver sa position dominante que le PYD a déclenché quelques semaines plus tard les hostilités contre les éléments islamistes présents à proximité des territoires placés sous son contrôle. Tirant parti de l’annonce, par une chaine iranienne proche des Gardiens de la révolution, Press TV, de massacres de très grande ampleur ayant été orchestrés par des groupes islamistes contre les habitants de plusieurs localités kurdes en Syrie - annonce qui s’est avérée par la suite fallacieuse - le PYD a pu se poser en défenseur des populations kurdes et des minorités religieuses de la région contre le danger djihadistes assimilé à la rébellion dans son ensemble. Cette posture a permis au PYD de contraindre ses rivaux politiques kurdes à modérer leurs critiques, voire à annoncer publiquement leur soutien tout en étant forcés par la branche syrienne du PKK à maintenir leurs propres forces à l’écart.

La reprise intensive des combats contre les djihadistes et certains éléments de l’ALS a également pour conséquence d’ethniciser le conflit et de jeter par là même le discrédit sur les groupes armés kurdes qui opèrent au sein des l’ALS, seuls susceptibles de contester l’hégémonie militaire du PYD sur la scène kurde. En parallèle de la poursuite des combats entre les YPG et les groupes islamistes, le PYD et ses services de sécurité mènent depuis le début de l’été une campagne de répression soutenue contre les partis kurdes rivaux qui se traduit par des enlèvements, des assassinats et, selon des activistes kurdes présents sur le terrain et cités par Kurdwatch, des actes de torture récurrents.

Dans ce contexte, les partis politiques kurdes regroupés au sein du CNKS se trouvent dans une situation singulièrement délicate. Pour Eva Saltzberg de Kurdwatch « le CNKS est en effet pris entre une opposition syrienne nationaliste qui fait peu de cas de ses revendications pour la minorité kurde - au demeurant peu claires - et un PYD de plus en plus autoritaire qui ne tolèrera aucune opposition de leur part ni aucune coopération impliquant de négocier avec eux sur un pied d’égalité. » La précarité de la condition du CNKS ne peut pas non être palliée par ses soutiens au sein du leadership kurde irakien. Massoud Barzani, qui a soutenu le regroupement des multiples formations politiques kurdes syriennes existantes et a accompagné leur tentative de militarisation, redoute une confrontation directe avec le PKK et ne peut donc s’impliquer plus avant au risque de mettre encore plus en danger ses partisans au Kurdistan de Syrie et de voir s’effriter sa légitimité auprès des Kurdes de la région en s’engouffrant dans un nouveau conflit fratricide.

La tendance début octobre 2013 serait même à l’éclatement du CNKS et à la clientélisation d’une partie de ses formations par le PYD. Le Conseil national kurde est partagé depuis les origines entre une mouvance franchement hostile au régime, intimement liée au PDK irakien de Massoud Barzani et une frange moins ouvertement partisane de la chute de Bachar el-Assad et donc plus encline à une coopération avec le PYD qu’avec l’opposition syrienne. On trouve notamment au sein de cette dernière des personnalités politiques proches de l’Union patriotique du Kurdistan, la rivale traditionnelle du PDK au Kurdistan irakien, historiquement liée au régime syrien et à l’Iran. La perspective, aujourd’hui obsolète, d’une intervention occidentale en Syrie avait momentanément favorisé la frange la plus hostile à Bachar el-Assad qui était ainsi parvenue à arracher à ses partenaires l’adhésion du CNKS à la Coalition nationale qui regroupe l’ensemble de l’opposition syrienne.

Le recul occidental place cependant des partis les plus hostiles au régime dans une position inconfortable dont le PYD tire parti pour étendre son influence au sein du CNKS. Le Conseil national kurde a enregistré dans les derniers jours plusieurs défections qui sont autant d’avancées pour le PYD. La branche kurde du PKK multiplie par ailleurs les contacts avec les partis politiques minoritaires, syriaques et assyriens notamment. Pour ces derniers, le PYD, fort de ses capacités militaires, représente le parrain le plus crédible. Dans un tel contexte, trois options semblent s’offrir aux partis kurdes syriens : la soumission totale au PYD, la clandestinité ou la disparition pure et simple accompagnée d’un éventuel exil au Kurdistan irakien de leurs cadres et de leurs membres importants.

Un « PKKstan » au cœur du Moyen-Orient ?

Jouissant d’une position de force qu’il est parvenu à rendre incontestable, le PKK/PYD s’emploie à exercer des fonctions de nature étatique. Cependant, ses relations avec Damas, si elles semblent être en passe de changer de nature, se maintiennent. A titre d’exemple, le PYD protège toujours contre les assauts des rebelles certains puits de pétrole de la Djézireh pour le compte du régime. De la même manière, ses miliciens assurent la garde de l’aérodrome de Qamishlo, à la frontière turque, permettant à l’aviation syrienne de frapper des cibles rebelles situées à proximité. Par ailleurs, d’après un cadre d’un parti kurde, le PYD reste en contact très régulier avec les services de renseignement de l’armée de l’air, ce qui laisse présager d’une certaine forme de coordination militaire. Les fonctionnaires syriens continuent également à travailler dans les régions passées sous le contrôle du PYD et à recevoir leurs salaires de Damas. Ils seraient cependant supervisés par des cadres du PKK selon Kurdwatch.

Pour Jordi Tejel, « les relations qui unissent le régime syrien au PKK/PYD sont comparables à un contrat de sous-location dont les termes sont favorables aux deux parties. » Ces liens n’empêchent cependant pas le PYD d’agir pour son propre compte. Ses services prélèvent en effet des droits de douane et des taxes sur le carburant, et la formation kurde a établi dans les villes qu’elle contrôle des tribunaux qui lui sont propres et rendent une justice sous contrôle, en parallèle des instances judiciaires du régime syrien. Le PYD s’emploie par ailleurs à faire émerger des structures administratives autonomes qu’il refuse cependant de partager avec les autres partis kurdes. Pour ces derniers, l’adhésion à un tel projet représente également une voie de clientélisation possible. Cependant, il est permis de se demander si ces mêmes structures ne risquent pas à terme d’administrer un territoire vidé de ses habitants et économiquement sinistré. D’après une estimation généralement citée, plus de 200 000 réfugiés Kurdes syriens se trouveraient aujourd’hui au Kurdistan irakien, chassés par les pénuries multiples et l’autoritarisme de la branche syrienne du PKK, et cette question a manifestement commencé à préoccuper le PYD. Selon Kurdwatch, les milices des YPG menaceraient en effet les candidats à l’émigration de les exproprier manu militari et d’occuper leurs maisons et leurs terrains. Simultanément, le PYD accuse depuis peu le Gouvernement régional du Kurdistan irakien de favoriser cet exode et d’empêcher les Kurdes syriens de rentrer chez eux.

Pour la première fois de son histoire, le PKK bénéficie donc d’une base territoriale potentiellement pérenne, ce qui est hautement susceptible de modifier son statut en tant qu’acteur régional. L’issue du processus de paix entre la formation kurde et Ankara fait à cet égard figure de déterminant principal. Des négociations réussies pourraient éventuellement permettre à la Turquie et au PKK de coexister en bonne intelligence. Théoriquement, les deux parties peuvent y trouver un intérêt. En effet, le PKK obtiendrait un territoire de repli mois exigu que le massif du Qandil et autorisant le prélèvement de revenus, que ce soit par le contrôle des ressources existences ou des voies de passages. Le transfert de troupes vers les régions kurdes syriennes présente par ailleurs une solution pour le commandement militaire du PKK qui, en cas de succès des négociations de paix, devra gérer plusieurs milliers de combattants se trouvant du jour au lendemain sans objectif à défendre. La construction d’une entité politique contrôlée par le PKK en Syrie présente à cet égard un dérivatif intéressant. Par ailleurs, la Turquie qui souffre d’une situation de plus en plus instable à sa frontière sud pourrait permettre au PKK de conserver sa mainmise sur le Kurdistan syrien à condition que les forces affiliées à ce dernier y maintiennent l’ordre. Pour l’Etat turc, il semble en effet préférable de traiter avec une organisation fortement hiérarchisée dont il connaît parfaitement le fonctionnement, l’organigramme, la culture politique et militaire qu’avec des groupes djihadistes plus instables et incontrôlables.

L’instrumentalisation de ces groupes semble n’avoir pu représenter qu’une solution de court terme. Au cours des toutes dernières années, la lutte d’Ankara contre le régime syrien a pu se traduire par un soutien suivi à différents groupes djihadistes hostiles au régime. Il a ainsi été permis à leurs responsables de recruter en territoire turc ou d’organiser des filières passant par la Turquie. Les combattants djihadistes pouvaient aller et venir de part et d’autre de la frontière, se faire soigner et se ravitailler côté turc, puis retourner au combat côté syrien. Cependant, la montée des tensions communautaires en Turquie, et ce notamment dans les zones frontalières, plusieurs attentats survenus à Ankara qui furent attribués à des groupes d’extrême gauche mais plus tard revendiqués par l’Etat islamique en Irak et au Levant ainsi que l’attaque menée fin juillet 2013 contre l’ambassade de Turquie à Mogadiscio par Al-Qaïda, paraissent indiquer que la carte islamiste serait trop périlleuse à jouer pour les autorités turques. Simultanément, les représentant du PYD ont établi des contacts réguliers avec les autorités turques, y compris des rencontres publiques. M. Salih Muslim, président du PYD, s’est lui même rendu en Turquie à la mi-août et à la mi-septembre, évoquant même avant sa deuxième visite la volonté de la branche syrienne du PKK d’ouvrir un bureau de représentation officiel à Ankara.

Ces dynamiques de conciliation sont cependant loin d’être univoques. Le processus de paix entre le PKK et Ankara est dans l’impasse et l’annonce fin septembre 2013 par Recep Tayyip Erdogan, le Premier ministre turc, d’un paquet de réformes démocratiques impliquant des mesures spécifiquement dirigées vers les Kurdes, n’ont suscité que scepticisme de la part des responsables politiques du BDP, la branche légale et représentée au Parlement du PKK en Turquie. Le retrait des troupes lancé par le PKK au printemps dernier s’est par ailleurs interrompu et un premier incident en territoire turc a été recensé début octobre 2013. Par ailleurs, le PYD n’a eu de cesse au cours des derniers mois d’accuser la Turquie de soutenir activement les groupes djihadistes que ses milices combattent intensivement depuis la mi-juillet tandis que l’encadrement civil assuré par le PKK sur les populations kurdes de Turquie a organisé au cours de l’été une série d’événements de soutien aux Kurdes de Syrie dans les villes kurdes du sud-est du pays, ces manifestations étant directement dirigées contre les autorités turques, rendues complices des soi-disant massacres de masse perpétrés par les groupes djihadistes. Il semble en fait que l’AKP comme le PKK souhaitent maintenir un certain statu quo et s’étrillent mutuellement sans pour autant entrer dans une confrontation directe jusqu’à que ce que s’achève la séquence électorale qu’ouvriront en mars 2014 les élections municipales. L’AKP semble courtiser l’électorat nationaliste tandis que le BDP a intérêt à garder sa base mobilisée pour ces échéances décisives.

Publié le 18/10/2013


Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.


 


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