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Sorti en 1999, le film Le monde ne suffit pas, 19ème opus des aventures de James Bond, illustre la nouvelle dimension prise par l’Azerbaïdjan dans le secteur énergétique en faisant débuter son intrigue par l’assassinat d’un magnat du pétrole britannique, dont le dernier projet était la construction d’un oléoduc au départ de Bakou. Cette même année, une nouvelle réserve d’hydrocarbures du nom de Shah Deniz découverte en mer Caspienne, va être au centre des premières négociations de renouvellement du consortium international mené par BP (1). Totalisant des réserves estimées entre 50 et 100 milliards de mètres cubes de gaz (2), ce gisement va permettre au gouvernement d’Heydar Aliyev, réélu Président en 1998, de continuer de profiter de l’appétit énergétique grandissant du reste du monde. Largement autosuffisant en terme de consommation, les Azéris comptent bien sur leur surplus pour s’imposer comme une nation incontournable de la géopolitique du gaz. Multipliant les projets à même de faire fructifier les profits issus de l’exploitation des hydrocarbures, tout en visant à diversifier son économie ultra-dépendante de ces ressources, l’Azerbaïdjan cherche au début des années 2000 à éviter la tutelle historique de ses deux puissants voisins que sont l’Iran et la Russie. C’est alors un autre pays ayant l’ambition au même moment de faire éclore son propre modèle de puissance qui va en profiter : la Turquie.
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Proches linguistiquement, ethniquement et idéologiquement à travers le projet pan-turquiste qui prévoit la réunion des peuples turcophones d’Asie dans une même nation, l’Azerbaïdjan et la Turquie n’ont cessé de se rapprocher depuis la fin de l’URSS. Ankara, et son Président de l’époque Turgut Özal, ont en effet vu l’éclatement de l’Union soviétique comme une opportunité unique de relancer l’idée d’une puissance turque transnationale, couvrant à la fois l’Asie Centrale et le Caucase (3). Bakou, en tant que capitale de l’Etat le plus proche géographiquement et linguistiquement de la Turquie dans le cadre de cette stratégie, va se retrouver la plus touchée par cette politique d’influence turque. Des programmes turcophones à destination de l’Azerbaïdjan vont rapidement inonder les ondes de la télévision azérie, et des bourses d’étude avantageuses vont être proposées aux étudiants ressortissants de ce pays pour étudier à Istanbul. En parallèle, des établissements, des programmes et du personnel scolaires turcs apparaissent sur le territoire azéri pour remplacer le système d’éducation soviétique jugé obsolète et inadapté aux particularités locales, comme l’illustre la création de l’Université du Caucase Turque de Bakou en 1993 (4).
Egalement proche politiquement du fait du soutien d’Ankara à Bakou dans le cadre du conflit au Haut-Karabagh face à l’Arménie historiquement ennemie de la Turquie et de l’Azerbaïdjan, les deux pays vont étendre leur coopération au secteur de la Défense dès 1992 (5). Un accord est effectivement signé à l’indépendance pour que les forces armées azéries soient formées dans les écoles turques, marquant ainsi le début d’une coopération stratégique qui ne s’est depuis jamais démentie. Près de vingt ans plus tard, en 2010, des accords d’armement sont égalements ratifiés entre les industries spécialisées en Turquie et en Azerbaïdjan (6). La même année, Ankara et Bakou signent un traité qui rend les deux capitales garantes de la sécurité de l’autre en cas d’attaques étrangères de leur territoire pour les dix prochaines années à venir et renouvelable automatiquement (7). Suite à ce rapprochement sans précédent entre les deux gouvernements, une réunion sur le modèle de l’OTAN va même avoir lieu en présence du Kirghizistan et de la Mongolie, dans le cadre d’un Organisme Eurasien d’Application de la Loi à Statut Militaire (TKAM : Avrasya Askerî Statülü Kolluk Kuvvetleri Teskilat) le 29 janvier 2013 (8).
Ce rapprochement profond entre la Turquie et l’Azerbaïdjan s’officialise également par la formule choisie par Heydar Aliyev pour décrire ses relations avec ses homologues turcs successifs : « une nation, deux Etats » (9). Pourtant, les relations entre les deux administrations ne seront pas toujours idylliques au cours des vingt-cinq dernières années, comme le prouve la tentative d’assassinat du Président azéri menée par des ressortissants turcs en 1995. Devenu une cible, par sa volonté de mettre fin aux agissements d’une certaine « mafia » turque dans plusieurs secteurs de l’économie du pays, notamment celui du jeu d’argent, Heydar Aliyev échappe de peu à cette tentative de coup d’Etat soutenue par la branche paramilitaire du parti ultra-nationaliste MHP ainsi que les services secrets turcs (10).
De même, nationalisme azéri et pan-turquisme ne sont pas forcément synonymes dans la mesure où une certaine frange nationaliste d’Azerbaïdjan a toujours revendiqué l’indépendance de sa population par rapport à la Turquie et sa propre réunion avec la minorité azérie d’Iran plutôt qu’avec les autres peuples turcophones asiatiques. Ainsi, la diffusion de la langue turque en Azerbaïdjan, au détriment de l’idiome local, notamment chez les plus jeunes élevés avec les programmes télévisés turcs, est régulièrement dénoncée par toute une partie de l’intelligentsia locale (11). Toute chose égale par ailleurs, la différence religieuse entre le dogme sunnite faisant office de culte officiel en Turquie et le chiisme majoritairement pratiqué par la population en Azerbaïdjan comme en Iran marque également une division profonde qui empêche de véritablement parler d’une nation sur deux Etats. Cette formule politique ne représente donc pas une vérité sociologique mais bien un symbole des ambitions communes qui lient Bakou et Ankara, dans le domaine énergétique encore plus qu’ailleurs.
En effet, quelques années après la mise en place du « contrat du siècle », un autre projet de grande envergure est mené dans le secteur des hydrocarbures par le Président Heydar Aliyev : la construction d’un oléoduc et d’un gazoduc reliant Bakou à Tbilissi en Géorgie, avant de finir sa course dans l’est de la Turquie, à Erzurum pour le gaz et à Ceyhan au bord de la Méditerranée pour le pétrole. Un projet qui rentre à la fois dans la stratégie azérie de contrôler au maximum la chaîne de production et de distribution de ses ressources sous-marines afin d’en tirer le maximum de profits, et à la fois dans l’ambition turque, déjà évoquée à l’époque, de devenir un véritable hub énergétique (12).
D’une longueur de 692 kilomètres à cheval sur les trois pays, le gazoduc Bakou-Tbilissi-Erzurum a une capacité initiale de transit estimée à quasiment 9 milliards de mètres cubes de gaz naturel par an. Ce projet a autant pour objectif de fournir les deux nations traversées en hydrocarbures originaires du territoire azéri en mer Caspienne que de créer une porte de sortie pour ces mêmes ressources vers le reste du monde, sans passer par les réseaux de transport traditionnellement possédés par les grandes compagnies gazières ou pétrolières (13). Au premier rang desquelles la société étatique russe, Gazprom, jouit d’un véritable monopole européen qui lui permet d’empêcher toute véritable concurrence sur le marché du gaz. Ainsi, le tracé différent de l’oléoduc et du gazoduc s’explique principalement par le fait que le port de Ceyhan vers lequel se dirige le gaz naturel en Turquie, fait office de plateforme multimodale proche des grandes routes du commerce mondial, notamment des hydrocarbures. C’est donc aussi cette volonté de contrôler et d’avoir un accès indépendant au trafic énergétique international qui explique la construction de ces pipelines évitant le réseau russe du Caucase déjà connecté à la mer Noire et au continent européen. L’Arménie est quant à elle éloignée de ce projet pour des raisons autant liées au conflit du Haut-Karabakh, expliqué précédemment et toujours en cours, que pour sa proximité politique avec Moscou (14). De même, l’Iran, autre puissance voisine historiquement proche de l’Azerbaïdjan (15), est également tenue éloignée du projet malgré ses propres réserves gazières de première importance dans le golfe Arabo-Persique.
Bakou, qui tente de s’ouvrir le plus possible au commerce mondial et souhaite s’éloigner des anciennes puissances l’ayant dominé, tout en garantissant la sécurité de son tracé en pays alliés, réussit alors avec ce projet inauguré en 2006 à susciter l’intérêt de l’un des plus gros consommateurs mondiaux d’hydrocarbures à la recherche de nouvelles sources d’approvisionnement : l’Union européenne. Menacé par l’émergence de tensions grandissantes entre la Russie et l’Ukraine d’où provient l’immense majorité de ses besoins énergétiques, l’ensemble du continent européen cherche au milieu des années 2000 à sécuriser ses importations en hydrocarbures. Les pays membres de l’Union européenne se mettent alors d’accord sur la nécessité de créer d’autres routes de transport à même d’assurer l’arrivée de gaz naturel sur leurs territoires, et la majorité d’entre eux va même plus loin en demandant à la Commission européenne de travailler sur une stratégie de diversification des fournisseurs moins soumise aux aléas géopolitiques (16). L’Azerbaïdjan richement doté en hydrocarbures et relativement stable politiquement, répond aux critères recherchés par Bruxelles, d’autant plus que le pays est désormais connecté à la Turquie voisine de l’Europe, cherchant elle-même à devenir un pays de transit connecté au reste du monde, dans le cadre de sa propre ambition énergétique.
Un nouveau projet de gazoduc prenant sa source dans les eaux territoriales azéries en mer Caspienne apparaît dans les années qui suivent. Nommé Nabucco et s’appuyant sur le tracé Bakou-Tbilissi-Erzurum déjà existant, il prévoit de relier l’est de la Turquie au centre de l’Europe via la Bulgarie, la Roumanie et la Hongrie jusqu’à l’Autriche pour plus de 30 milliards de mètres cubes par an (17), soit près de quatre fois le volume transitant déjà sur le gazoduc qui relie alors l’Azerbaïdjan à la Turquie. Or, à l’été 2008, la Russie s’en prend à l’une des anciennes républiques de l’URSS, la Géorgie, et provoque une coupure temporaire du tuyau gazier qui passe par la capitale, Tbilissi (18). Dès lors, la sécurité du tracé est remise en cause ainsi que sa faisabilité toute entière, puisque dans le même temps la Turquie, qui voit ses chances d’adhérer à l’Union européenne s’éloigner, revoit à la hausse ses demandes vis-à-vis de cette dernière, en tant que principal pays de transit (19).
La Russie propose alors à l’Union européenne son propre tracé concurrent, pour contourner l’Ukraine et conserver sa mainmise sur le marché énergétique continental avec le gazoduc South Stream. Celui-ci doit relier les côtes russes de la mer Noire à l’Italie en passant aussi par la Bulgarie puis bifurquer en direction des Balkans avec la Serbie, avant d’atteindre à son tour la Hongrie puis la Slovénie, pour un flux total de 63 milliards de mètres cubes (20).
La concurrence semble alors trop forte pour l’Azerbaïdjan, mais l’Union européenne n’envisage pas de rester dépendante de la Russie et utilise une loi de 2009 sur la concurrence - stipulant qu’une même entreprise ne peut s’occuper de la production du gaz naturel et de la gestion de son transport - pour mettre fin au projet russe (21). Entretemps, Nabucco a également été abandonné pour des raisons de coût, de tracé et de garanties (22). L’Azerbaïdjan et la Turquie continuent néanmoins de mettre en commun leurs ambitions énergétiques pour proposer à nouveau leur propre projet de transport : TANAP. Ce gazoduc trans-anatolien reprend les bases de Nabucco en s’appuyant sur les fondations du trajet Bakou-Tbilissi-Erzurum déjà existant et propose à son tour un flux d’environ 30 milliards de mètres cubes de gaz naturel par an (23). Pratiquement relié au gazoduc transadriatique TAP allant de la frontière gréco-turque à l’Italie en passant par l’Albanie pour 10 milliards de mètres cubes annuel (24), ce projet forme dès lors le dénommé Southern Gas Corridor qui entérinera finalement la volonté européenne de réduire sa dépendance au gaz naturel russe d’ici à 2020.
Né de l’effondrement de l’URSS, l’Azerbaïdjan est devenu depuis un acteur prépondérant de la géopolitique du gaz. Souvent comparé au Qatar pour sa manne financière issue de l’exploitation de ses ressources d’hydrocarbures, « l’Émirat du Caucase » souhaite également aujourd’hui diversifier ses sources de revenus en prévision de l’épuisement de ses réserves sous-marines. Dans cet objectif, l’entreprise étatique SOCAR fait figure de géant économique investissant dans de nombreux projets (sponsor des compétitions internationales de football (25) et du nouveau super-projet de raffinerie récemment inauguré dans les environs d’Izmir en Turquie (26)).
Cependant, en raison des différents projets menés depuis bientôt trente ans, ses réserves énergétiques pourraient s’assécher plus vite que prévu. Bakou pourrait alors s’appuyer à long terme sur les réserves du Turkménistan, autre pays de la Caspienne. Or, les réserves de ce pays sont aujourd’hui monopolisées par la Chine et l’Inde, toujours plus avides d’énergies (27). Misant certainement sur la récente législation internationale du statut particulier de la mer Caspienne censée faciliter le partage territorial de cette étendue d’eau pour relancer l’idée d’un gazoduc transcaspien reliant ses infrastructures aux gisements turkmènes, l’Azerbaïdjan sera probablement obligé d’acheter du gaz russe pour respecter ses engagements de livraisons aux Européens, en attendant que l’hypothèse de ce projet se confirme.
Notes
(1) WATKINS, Eric. "BP reports deeper-pool Shah Deniz discovery", Oil & Gas Journal, 15 novembre 2007.
(2) MAMMADOVA, Leman. "Shah Deniz celebrates 100 billion cubic metres of total gas production", Azernews, 7 janvier 2019.
(3) LAÇINER, Sedat. “Özalism (neo-ottomanism) : an alternative in Turkish foreign policy ?”, Journal of Administrative Sciences, 2003-2004.
(4) PAKAEEN, Mohsen. "Turkish cultural influence in Azerbaijan", Institute for Iran-Eurasia Studies, 20 septembre 2017.
(5) ÖZTARSU, Mehmet Fatih. "Military relations of Turkey and Azerbaijan", Strategic Outlook, 2 août 2012.
(6) SULEYMANOV, Rashad. "Turkish Defense Minister Vecdi Gonul : the military assistance we offered to Azerbaijan exceeded 200 million US dollars", APA, 12 mai 2010.
(7) "Azerbaijan becomes guarantor of Turkey from an attack by third forces", ABC, 23 décembre 2010.
(8) "Türk dünyasndan ortak askeri birlik", Anadolu Agency, 28 janvier 2013.
(9) ISMAYILOV, Murad & GRAHAM, Norman A. Turkish-Azerbaijani relations : one nation, two states ?, Abingdon, Routledge, 2016.
(10) DEMOYAN, Hank. "Aghdam events could, just like attempt on Heydar Aliyev’s life, be planned by Turkish secret services", Panorama, 28 février 2013.
(11) SAFAROVA, Durna. "Azerbaijan grapples with the rise of Turkish language", Eurasianet, 28 février 2017.
(12) CHUVIN, Pierre. “La Turquie : futur hub énergétique de l’Europe ?”, Revue Tiers Monde, 2008 / 2, N°194, pp. 359-370.
(13) "Azerbaijan’s Shah Deniz field on stream", Oil Voice, 15 décembre 2006.
(14) "Russia Ships $200M in Military Arms to Ally Armenia", The Moscow Times, 23 juillet 2018.
(15) "Azerbaijan - Iran relations : challenges and prospects", Harvard Kennedy School Report, 30 novembre 1999.
(16) CLASTRES, Cédric & LOCATELLI, Catherine. "Libéralisation et sécurité énergétique dans l’Union européenne : succès et questions", Cahiers de Recherches UPMF, 2012.
(17) BODART, Etienne. "Nabucco, un accord dans les tuyaux", L’Express, 12 juillet 2009.
(18) WATKINS, Eric. "BP shuts two other pipelines due to Caucasus conflict", Oil & Gas Journal, 12 août 2008.
(19) "La Turquie joue la carte énergétique dans ses négociations d’adhésion avec Bruxelles", Les Echos, 21 août 2007.
(20) "South Stream schedule stipulating maximum capacity of 63 billion cubic meters per year addressed, Gazprom, 28 février 2012.
(21) THEUNISSEN, Benoît. "Contradictions européennes sur le projet gazier South Stream", Les Echos, 3 juillet 2014.
(22) SCALLAMERA, Morena. "Revisiting the Nabucco Debacle : Myths and Realities", Problems of PostCommunism, vol. 65, 2016, pp. 18-36.
(23) "Will TANAP replace Nabucco project ?", Center for Economic & Social Development, 14 février 2012.
(24) "Le gaz naturel azerbaïdjanais frappe à la porte de l’Europe", Azertac, 1 août 2019.
(25) CARPENTIER, Eric. "SOCAR, le sponsor qui tache", So Foot, 23 juin 2016.
(26) "La raffinerie pétrolière STAR de SOCAR a été inaugurée à Izmir", Business France, 26 octobre 2018.
(27) PIRANI, Simon. “Let’s not exaggerate Southern Gas Corridor prospects to 2030”, The Oxford Institute for Energy Studies, N°135, juillet 2018.
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Rémi Carcélès
Rémi Carcélès est doctorant en science politique à l’Université d’Aix-Marseille au sein du Centre méditerranéen de sociologie, de science politique et d’histoire (MESOPOLHIS) et fellow de l’Institut Convergences Migrations (ICM). Travaillant sur l’insertion des mobilisations politiques transnationales en contexte migratoire, il est également chargé d’enseignement à l’Institut d’études politiques (IEP) d’Aix-en-Provence en introduction à la science politique, relations internationales et analyse des comportements politiques. Dans cette optique, il s’intéresse tout particulièrement au suivi des mobilisations politiques en France au même titre qu’à l’analyse des évolutions géopolitiques contemporaines, notamment liées à la Turquie et ses ressortissants.
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