Appel aux dons mardi 23 avril 2024



https://www.lesclesdumoyenorient.com/1311



Décryptage de l'actualité au Moyen-Orient

Plus de 3000 articles publiés depuis juin 2010

mercredi 17 avril 2024
inscription nl


Accueil / Actualités / Analyses de l’actualité

L’Irak est-il en voie de décomposition ?

Par Allan Kaval
Publié le 19/06/2013 • modifié le 10/04/2019 • Durée de lecture : 9 minutes

Localisation des attentats visant des chiites commis dimanche 16 juin 2013 en Irak

PP GIL/DMK/ AFP

16 juin 2013 : en l’espace d’une matinée, vingt personnes perdent la vie dans une série d’attentats frappant des cibles chiites dans cinq localités et villes du sud du pays. A Kut, sur le Tigre, sept personnes meurent dans l’explosion d’une bombe à proximité d’un restaurant. Dans la ville majoritairement sunnite de Aizizyah, située dans la banlieue de Bagdad, un attentant visant une mosquée chiite fait cinq morts tandis qu’une double exposition en tue cinq autres à Bassorah, grande ville majoritairement chiite du sud du pays. D’autres attentats causent simultanément la mort de trois personnes à Aziziyah et à Mahmudiyah. Cette nouvelle journée meurtrière intervient moins d’une semaine après la vague d’attentats du 10 juin qui a fait près de 70 morts. Le début du mois de juin voit donc se poursuivre la dégradation de la situation sécuritaire dont les 1045 victimes du mois dernier, le plus meurtrier depuis cinq ans, avait déjà attesté [1]. Ce dernier chiffre publié par la mission de l’ONU en Irak fait planer la menace d’une nouvelle guerre civile, entretenue par les tensions confessionnelles qui n’ont cessé d’augmenter depuis l’installation dans la durée du conflit syrien. Ces hommes et ces femmes ont péri dans des attentats à la bombe ou à la voiture piégée, ou dans des attaques menées à l’arme à feu. Sunnites abattus dans des affrontements avec l’armée irakienne sous contrôle chiite ou dans la répression du mouvement insurrectionnel lancé fin 2012 dans les provinces du nord irakien, chiites tués dans des explosions visant leurs mosquées, employés du gouvernement visés par des attentats à la voiture piégée devant les bâtiments officiels ou simples citoyens fauchés quelle que puisse être leur appartenance confessionnelle au hasard d’attaques aveugles, ils sont les toutes dernières victimes du retour apparent de la guerre confessionnelle en Irak.

Le résultat d’une longue dégradation politique et sécuritaire

Après un bref retour à la normale, les habitants de Bagdad et des autres grandes villes irakiennes renouent avec l’angoisse d’une mort imprévisible. Des rumeurs, faisant état de faux points de contrôles militaires ou policiers tenus par des milices communautaires ou du retour des escadrons de la mort, se propagent parmi la population malgré les dénégations des autorités. Le climat actuel de violence apparaît comme l’aboutissement d’une dégradation continue des relations entre les acteurs politiques et confessionnels depuis le retrait américain de décembre 2011. Au moment même où l’armée américaine quittait le pays, le Premier ministre chiite Nouri al-Maliki, en poste depuis 2006 et dont l’autorité dans les domaines stratégiques n’a jamais cessé de croître, lançait un mandat d’arrêt à l’encontre du Vice-président sunnite Tariq al-Hachemi pour activité terroriste. D’abord placé sous la protection des Kurdes, ce dernier a quitté le pays au cours de l’année 2012 pour des séjours successifs au Qatar, en Arabie saoudite et en Turquie tandis que les aveux des hommes de sa garde rapprochés, vraisemblablement obtenus sous la torture dans les prisons privées de Nouri al-Maliki, étaient mis en scène à la télévision nationale. Cette affaire, qui a occupé le premier plan de l’actualité intérieure irakienne, a renforcé le sentiment de marginalisation dont souffrent les sunnites irakiens depuis leur exclusion du centre du pouvoir en 2003 et la montée en puissance des formations et de personnalités chiites autrefois contraintes à la clandestinité.

Fin 2012, un scenario comparable à l’affaire Al-Hachemi se reproduit. Une autre personnalité sunnite de premier plan est visée par les services de sécurité. Il s’agit cette fois-ci du ministre des Finances, Raffi al-Issaoui, qui assiste à l’arrestation de 150 de ses proches avant de se réfugier auprès d’un autre homme politique sunnite d’envergure, le Président de l’Assemblée nationale Ossama al-Nujaïfi. Simultanément, des heurts éclatent dans les provinces à majorité sunnite du nord et de l’ouest irakien. Les sunnites manifestent leur mécontentement à l’égard de l’Etat central dominé par les chiites, et qu’ils accusent de persécution et d’oppression confessionnelle. Des drapeaux de l’époque baasistes ou de l’armée syrienne libre sont brandis de même que des portraits du Premier ministre turc Recep Tayip Erdogan, lui même en froid avec Bagdad et avec l’Iran chiite depuis la révolution syrienne. Les manifestants réclament la fin de leur marginalisation, la libération de leurs prisonniers, l’assouplissement des mesures de débaathification prises au lendemain de la chute du régime de Saddam Hussein et privant les anciens membres du parti unique, majoritairement sunnites, de leurs retraites de l’accès à des postes de fonctionnaire. Emerge alors avec une force inédite la volonté d’édifier dans les zones à majorité sunnite une région autonome sur le modèle kurde comme l’autorise la constitution de 2005. Cette revendication avait déjà été formulée en 2011 mais son renforcement consacre l’abandon par les sunnites d’un nationalisme irakien dont on trouvait pourtant parmi eux les derniers défenseurs. Leur hostilité au fédéralisme était donc vaincue par la confessionnalisation sans retour du jeu politique.

Violence et radicalisation

Les protestations publiques des sunnites se poursuivent au delà les élections provinciales du mois d’avril et continuent aujourd’hui dans un climat que Myriam Benraad, spécialiste de cette communauté décrit comme « insurrectionnel ». Au delà des problématiques propres à l’Irak, le contexte régional pousse à la radicalisation du mouvement. La guerre civile syrienne toute proche accentue les tensions confessionnelles. La frontière syro-irakienne est poreuse. Elle est connue des groupes armés sunnites qui n’ont cessé de la traverser dans les deux sens lorsque le régime de Bachar el-Assad les utilisait sous l’occupation américaine et en particulier pendant la guerre confessionnelle de 2006-2008. Tandis qu’Al-Qaïda en Irak, lié organiquement à Jabhat al-Nosra qui opère côté syrien semble faire son retour avec la reprise des attentats à Bagdad et à Kirkouk, l’encadrement tribal des manifestations décide de prendre les armes pour se protéger d’un gouvernement accusé de collusion avec des milices chiites. Au mois d’avril, Bagdad décide de l’exécution en une journée de 21 prisonniers sunnites, accusés d’avoir pris part à des activités terroristes et suspend les permis d’émettre de neuf chaines télévisées pro-sunnites sur les dix que compte le réseau audiovisuel irakien. Le basculement s’est cependant produit le 23 avril 2013 à Hawidja, une localité sunnite de la région de Kirkouk. Alors que des manifestants sont réunis sur la place principale du village où ils ont installé un camp plusieurs mois auparavant sur le modèle de la place Tahrir, ils sont attaqués par des éléments de l’armée irakienne épaulés par des membres de la police fédérale et des forces spéciales, trois corps qui dépendent directement du Premier ministre irakien. L’attaque cause ainsi la mort de 44 civils dont certains auraient été sommairement exécutés. Ces violences inédites par leur intensité font suite à des événements similaires survenus à Faludjah en janvier, et à Mossoul en mars, et au cours desquels des manifestants sunnites ont été visés par des tirs des forces de sécurité.

L’incident d’Hawidja a entrainé dans son sillage une recrudescence des violences qui éloigne chaque jour davantage la perspective d’un retour au processus politique. L’usage de la force par le Premier ministre irakien à l’encontre de protestataires dont les revendications n’ont été que très peu entendues incite les sunnites à revenir sur leur participation à la politique institutionnelle, participation à laquelle ils se sont pourtant résolus lors des élections de 2010. L’heure est au repli communautaire, et de part et d’autre du clivage confessionnel aucune volonté de prévenir la montée des violences ne peut être enregistrée. Le point de non-retour est peut-être déjà passé. Le pouvoir central ne paraît pas disposé à enquêter sérieusement sur les violences excessives perpétrées par ses services de sécurité et se maintient sur une ligne offensive, signalant alors en pleine période électorale qu’il se trouve en état de guerre contre une partie de la population qu’il serait théoriquement censé administrer [2]. Dans la région de Mossoul, des cas d’arrestations arbitraires et massives de citoyens sunnites assorties généralement d’humiliations, de tortures et quelquefois d’exécutions sommaires à la mitrailleuse, sont recensés. Ils sont imputables à des composantes confessionnalisées et clientélisées des services de sécurités fédéraux aux ordres du Premier ministre [3]. En représailles, des attentats se multiplient à Bagdad, visant des quartiers et des lieux de culte chiites. L’engrenage de la violence est donc lancé et la lassitude des Irakiens après dix années d’instabilité ne pourra pas suffire à la freiner. Elle aurait même tendance à céder le terrain à de nouvelles haines, à de nouvelles peurs. Les sunnites ne supportent plus d’être minorés politiquement et se placent dans la perspective d’un combat global contre des régimes impies placés sous la tutelle « safavide ». Quant aux chiites, ils redoutent plus que tout une volonté de reconquête du pouvoir par les sunnites. Leur écrasement fait donc figure à cet égard d’enjeu presque existentiel.

Par ailleurs, les opposants chiites à Nouri al-Maliki tels que Moqtada al-Sadr n’expriment plus, même de manière indirecte, leur soutien ou leur bienveillance modérée à l’égard des manifestants sunnites. L’aspect confessionnel a pris le dessus et les chiites paraissent enclins à serrer les rangs. Le conflit syrien en est l’un des principaux déterminants. Il entraine dans sa course tous les acteurs politiques et militaires irakiens et empêche par là même la mise au point d’une solution politique. Le facteur confessionnel devient transnational et les coalitions intercommunautaires à l’échelle de l’Irak sont de moins en moins envisageables. Les élections parlementaires prévues pour 2014 en attesteront probablement. Le processus politique ne semble pas avoir beaucoup d’avenir et le conflit syrien entraine l’Irak dans sa course. Ses effets déstabilisateurs ne pourront que primer de quelconques efforts d’apaisement par ailleurs inexistants. L’armée de Nouri al-Maliki a attaqué en mars des éléments de l’armée syrienne libre, tandis que des équipements militaires et d’autres chargements stratégiques sont transférés d’Iran en Syrie via le territoire et l’espace aérien [4] irakiens. Des groupes armés chiites venus du sud de l’Irak combattent côte à côte avec les milices du régime syrien et le Hezbollah à Damas. Par ailleurs, certaines tribus arabes sunnites impliquées dans la lutte armée contre Bachar el-Assad sont implantées de part et d’autres de la frontière syro-irakienne et font front ensemble contre Damas et Bagdad. L’un des groupes armés sunnites qui s’est constitué ces derniers mois a même pris le nom d’Armée irakienne libre en référence à l’Armée syrienne libre. Bien que ses contours demeurent nébuleux, son existence est symptomatique de l’émergence potentielle d’un mouvement sunnite transnational ayant pour objectif de renverser des régimes réputés chiites et inféodés à l’Iran [5]. Des Irakiens se battent donc dans des camps différents en Syrie. A Bassorah et à al-Anbar, chiites et sunnites entèrent leurs morts, volontaires tombés à Damas ou ailleurs et peut-être abattus par certains de leurs concitoyens si ce terme a jamais eu un sens dans le contexte irakien, ajoutant encore au climat de haine confessionnelle.

Le poids de la question kurde

Les derniers développements du conflit entre sunnites et chiites irakiens s’ajoute à l’état de crise persistant qui caractérise les relations entre Erbil, la capitale du Gouvernement régional du Kurdistan et Bagdad. L’opposition du Président kurde Massoud Barzani aux velléités centralisatrice de Nouri al-Maliki s’est traduite par un rapprochement courant 2012 avec les personnalités politiques sunnites du pays. Malgré la visite du Premier ministre irakien au Kurdistan le 9 juin 2013, aucun des différents qui opposent les Kurdes à l’Etat central n’ont été résolus. Le résultat de la visite s’est limité à quelques déclarations de principes lénifiantes. Les deux parties restent sur des positions arrêtées et aucune ouverture susceptible de mettre fin au statu quo n’est perceptible. Portant sur des questions de souveraineté liées à l’exploitation des ressources énergétiques présentes dans les zones sous contrôle kurde et sur le statut des forces de sécurité dépendant du gouvernement régional, le conflit entre le GRK et Bagdad demeure donc une donnée structurelle de l’équation irakienne. A titre d’illustration, à peine Nouri al-Maliki avait-il regagné ses bureaux à Bagdad, que plus de 1000 soldats kurdes intégrés aux forces armées fédérales annonçaient leur désertion et rejoignaient les régions sous contrôle kurde. Le Kurdistan irakien mène aujourd’hui sa propre politique régionale et énergétique. Les principaux leviers du pouvoir sont dans les mains du Parti démocratique du Kurdistan dont M. Barzani est issu, qui a pris résolument le chemin d’un rapprochement durable avec Ankara au moment même où les relations entre la Turquie et Bagdad périclitent dans le contexte de la crise syrienne. Si l’Irak doit sombrer pour de bon dans le chaos, la réintégration déjà mise à mal des Kurdes dans le processus politique irakien sera définitivement oubliée.

A cet égard, un changement doctrinal pourrait être en cours côté américain. Au sein d’une administration soucieuse de contenir les foyers conflictuels multiples de l’Irak, les partisans de la décentralisation semblent avoir pris le pas sur les soutiens de la politique centralisatrice de Nouri al-Maliki. L’intervention récente auprès des principaux acteurs irakiens de Joe Biden, réputé favorable à une fédéralisation du pays, pourrait annoncer ce revirement doctrinal qu’explique sans doute la complaisance de Bagdad à l’égard de l’utilisation par l’Iran du territoire irakien pour approvisionner le régime syrien. L’influence des Américains, déjà en recul depuis 2010, s’est cependant beaucoup réduite depuis le retrait de leurs troupes il y a dix-huit mois. Washington ne peut plus jouer son rôle « d’arbitre impartial » et ce de l’aveu même du ministre des Affaires étrangères irakien, le Kurde Hoshyar Zebari, lui même proche de M. Barzani
 [6]. Pour certains observateurs, la situation pourrait cependant être bien plus chaotique. Si le conflit entre Erbil et Bagdad reste patent, le Président du Kurdistan, accaparé par des tensions internes à la scène politique kurde et à sa propre politique de voisinage dans les zones kurdes de Syrie, serait incliné à jouer l’apaisement avec Bagad ou, a minima le maintien de la situation actuelle. Les stratèges iraniens auraient aussi intérêt à ce que les tensions actuelles ne dépassent pas certaines limites et ne les contraignent à disperser leur capacité d’intervention, déjà absorbée par le terrain syrien. Aucune prospective n’est infaillible mais dix ans après la chute du régime de Saddam Hussein, rien ne paraît en mesure de freiner la décomposition du pays.

Publié le 19/06/2013


Journaliste, Allan Kaval travaille sur les politiques intérieures et extérieures de la Turquie et de l’Iran ainsi que sur l’histoire du nationalisme et des identités minoritaires au Moyen-Orient.


 


Zones de guerre

Irak

Politique