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ARTOKOLORO / QUINT LOX / Artokoloro / Aurimages / AFP
La création d’un gouvernement autonomiste au sein d’un territoire rassemblant une minorité ethnique, souvent supportée par une grande puissance étrangère, mène en règle générale à de fervents débats historiographiques. Est-il un Etat fantoche au service de l’étranger ou bien l’expression d’une volonté nationaliste régionale ? Le cas du Gouvernement populaire d’Azerbaïdjan, éphémère Etat soutenu par l’URSS entre novembre 1945 et 1946, faisant ainsi sécession avec un Iran affaibli par la Seconde Guerre mondiale n’y fait pas exception.
La crise irano-soviétique, épilogue du Grand Jeu (1), mène à la conquête du territoire iranien par les impérialismes britannique et russe avant une résolution internationale sous égide américaine qui annonce déjà la nouvelle ère de la gouvernance mondiale. L’occupation de l’Azerbaïdjan iranien, province perse peuplée de turcs azéris, par l’URSS entre 1941 et 1946, prélude et conséquence de la crise irano-soviétique, est corrélée à l’émergence d’une République autonome à Tabriz.
Dans ce court article, nous n’aurons pas la prétention de résoudre la question de la légitimité nationaliste du mouvement autonomiste l’Azerbaïdjan iranien. Il serait nécessaire de mobiliser de nombreuses sources azéries, britanniques, iraniennes et russes, et de les confronter avec la rigueur historique qui sied. L’excellent ouvrage Ethnicité et nationalisme en Iran. La cause azerbaidjanaise de Gilles Riaux permettra de donner des pistes de réponse.
Le propos de notre étude est celui du processus de construction du proto-Etat azerbaidjanais du point de vue soviétique, ce qui nous amène à travailler sur l’histoire des représentations. Notre réflexion est basée sur une riche et largement inexplorée collection d’archives soviétiques abritée au sein du Woodrow Wilson International Center. Rattaché au Smithsonian Institute, ce think thank a été nommé en l’honneur du président Woodrow Wilson, qui portait notamment au lendemain de la Grande Guerre un espoir de paix par un échange accru entre les cultures. Dans le cadre du programme de recherche Cold War International History Project (CWIHP), le Centre Wilson commence à collecter des documents au début des années 1990. L’objectif historiographique porté par ce programme public est d’encourager l’utilisation d’archives du bloc communiste pour intégrer la perspective soviétique au récit historique des historiens occidentaux. Plus grand fond d’archives de la Guerre froide issu du bloc de l’Est au monde, c’est au sein de l’imposant programme du CWIHP que se place la collection Iran-URSS sur laquelle s’appuie notre étude. Ces archives rassemblent des communications hautement confidentielles entre les grands dirigeants soviétiques tel Beria ou Molotov et les relais de Moscou en Azerbaïdjan.
Quelle est la stratégie déployée par Moscou pour encourager le sentiment autonomiste et son organisation politique en Azerbaïdjan iranien ?
Après la victoire soviétique à Stalingrad en février 1943, l’URSS peut de nouveau mener une politique active en Azerbaïdjan iranien à partir de ses relais à Bakou. Dans une telle perspective, les Soviétiques encouragent une réunion de l’Azerbaïdjan iranien dit du Sud avec son voisin du Nord, déjà sous emprise de Moscou. La stratégie d’implantation de l’URSS vise les points de contrôle de l’Azerbaïdjan iranien : Tabriz la capitale avec les consulats, les territoires ruraux aux mains des grands propriétaires et enfin les élections des députés locaux du Majlis pour lutter contre l’influence politique anglaise à Téhéran.
En se basant sur une présence ancienne dans la région, l’URSS mobilise de larges moyens humains et financiers pour favoriser un contexte social et politique prosoviétique. Cette stratégie d’influence est nourrie en amont par des études de terrain détaillées tel le rapport sur la situation économique, sociale et politique à Tabriz en 1943 (ID : 120069), rédigé pour en informer Moscou. Il s’agit d’un rapport minutieux, dans lequel sont identifiés les chiffres clefs de compréhension de la province : « 1,3 millions habitants dont 450 000 urbains, et 85% population dans agriculture, le reste dans industrie et commerce ». La question des nationalités est cruciale au sens soviétique (2) et les données du rapport montrent l’écrasante majorité de Turcs azéris vivant en Azerbaïdjan iranien. En effet, les Soviétiques décomptent « 1 250 000 Azerbaidjanais » contre « 35 000 persans, 12 000 arméniens, 3000 assyriens, et quelques Kurdes seulement dans région du Mianbud ». L’axe du nationalisme azéri apparaît comme un point de différenciation important de l’Azerbaïdjan iranien avec le reste de l’Iran dont la majorité ethnique est constitué des persans, et de quelques peuples bien identifiés dans certaines régions comme les Kurdes ou les Lors. Enfin, le rapport soviétique présente la ville de Tabriz comme le « centre économique et politique de la province azérie » qui concentre l’ensemble des positions de pouvoir local comme le « bureau du gouverneur général », « la gendarmerie et la garnison militaire de l’armée iranienne », les consulats et enfin la « chambre de commerce ». Il faut noter que la puissance économique, militaire et politique de Tabriz, ancien centre névralgique de la route de la soie et ville sous l’autorité de l’héritier au trône de Perse, transcende largement les frontières de l’Azerbaïdjan. Epicentre de la révolution constitutionaliste de 1905-1911 qui ébranla le pays entier, le bazar de Tabriz est fameux pour le rôle joué par ses commerçants dans la mobilisation sociale et contestataire.
Ainsi, le premier chantier de l’URSS porte sur la mise en place d’une stratégie d’investissement économique ciblé en Azerbaïdjan iranien pour y mieux contrôler la masse salariale. Le décret du Conseil des commissaires du peuple pour l’organisation d’entreprises soviétiques en Azerbaïdjan iranien du 10 juin 1945 (ID : 120507) en est l’illustration la plus claire. Il acte en effet la construction prochaine de trois industries soviétiques : une « raffinerie de sucre », une « usine de chaussure avec une capacité de 100 000/an et enfin « une industrie textile à Tabriz ». Un tel investissement est conséquent puisque la région ne comptait que dix-huit usines dont cinq pour le textile en 1941 (3). Alors que Reza Shah privilégie largement sa capitale Téhéran, bénéficiaire de 59% de l’investissement domestiques (4), l’URSS se substitue en quelque sorte au gouvernement iranien en Azerbaïdjan en assurant les efforts financiers nécessaires à son développement.
Derrière cette stratégie de soutien économique soviétique, se cache un enjeu géopolitique d’importance : la réunion des deux Azerbaïdjans. L’Azerbaïdjan du Nord avec comme capitale Bakou déjà sous égide de Moscou et l’Azerbaïdjan iranien. Nous remarquons en effet que deux de ces trois usines annoncées sont des filiales d’une maison mère basée à Bakou, la capitale de l’Azerbaïdjan soviétique. Selon le décret, l’industrie textile de Tabriz est une branche de « la Bakou Lénine Compagnie » tandis que la raffinerie de sucre dépend de la « Bakou Caramel Compagnie ». Enfin, la direction de l’opération est confiée au camarade Kuliyev, membre du parti communiste de Bakou qui doit « envoyer des membres en Iran pour s’assurer de la bonne marche des opérations » et « s’occuper de l’organisation financière ». Outre le rapprochement économique des deux provinces qui entraine une interdépendance financière, les Soviétiques essaient d’encourager un large flux humain qui se place dans une réalité historique ancienne. Le NKVD, police politique du Parti central, est chargée de « délivrer des sorties du territoire de l’Azerbaïdjan soviétique pour aller en Iran pour le besoin de ces entreprises ». Il faut ajouter à ces flux de travailleurs venus de l’URSS en Iran, les milliers de troupes qui occupent le Nord du pays depuis le début de la Seconde Guerre mondiale.
En dépit de cette importance présence militaire et des services du NKVD en l’Azerbaïdjan iranien, les Soviétiques ne veulent pas être associés au statut de colonisateur mais plutôt à celui d’allié de Tabriz dans sa stratégie de lutte nationale contre Téhéran. Le télégramme en date du 7 juillet 1945 envoyé directement par le Parti Communiste central de Moscou ordonne ainsi à la quatrième armée stationnée en Azerbaïdjan iranien de tisser des liens d’amitié avec la population (ID : 120498). En résulte une planification de nombreux événements culturels gratuits, dont l’organisation est confiée au consulat soviétique de Tabriz. Le rapport liste en effet la réalisation de « 1 340 projections de films soviétiques pour une audience totale de 1 200 000 personnes » ou encore « 160 concerts de l’armée Rouge » dans la province. De plus, des expositions pour montrer les accomplissements de l’URSS, montées dans 17 villes par des militaires et des travailleurs consulaires ont rencontré « un franc succès » selon le rapport. Enfin, « 54 cours de langue russes » sont enseignés dans les grandes villes de l’Azerbaïdjan iranien et les fêtes soviétiques y sont célébrées.
Afin d’opérer un rapprochement entre les aspirations de la population azérie et les idéaux soviétiques, Moscou redouble alors les « missions civilisatrices » en Azerbaïdjan iranien. Le service de soin tenu par des docteurs militaires se montre (selon le rapport) particulièrement efficace pour lutter contre les épidémies qui concernent alors « 63 955 personnes en 1944 » dans la province. Ces opérations de propagande et de mise en valeur des bienfaits que peut procurer l’appartenance au monde soviétique, se concentrent dans les grands centres urbains avec en tête Tabriz. L’URSS installe ainsi des « haut-parleurs puissants sur les places centrales » des dix premières villes de la province.
L’URSS cherche ainsi à créer ou du moins à accélérer le rapprochement politique des deux Azerbaïdjan en tentant de jouer sur une continuité historique plus ou moins bancale. Le message que Moscou envoie à sa quatrième armée (ID : 120498) en juillet 1945 utilise explicitement le terme « d’Azerbaïdjan du Sud » pour designer l’Azerbaïdjan iranien. Cette formulation très révélatrice suppose ainsi que la République Soviétique et Socialiste d’Azerbaïdjan n’est que le Nord du véritable Azerbaïdjan dont le territoire serait empiété par l’Iran.
Lire la partie 2
A lire sur Les clés du Moyen-Orient :
– La Révolution constitutionnaliste en Iran (1905-1911)
– L’Azerbaïdjan, pays pivot des enjeux énergétiques dans le Caucase (1/2)
– Historique des relations entre l’Iran et l’Azerbaïdjan (1/3) : des origines à 1828
– Historique des relations entre l’Azerbaïdjan et l’Iran (2/3) : de 1828 à la chute de l’URSS (1991)
Notes :
(1) FAWCETT Louise, Iran and the Cold War, Cambridge, Cambridge Middle East Library, 1992.
(2) GRAZIOSI Andrea, Histoire de l’URSS, Paris, Presses universitaires de France, 2010
(3) ABRAHAMIAN Ervand, Iran between two revolutions, Princeton, Princeton University Press, 1982 pages 147 et 389-390.
(4) RIAUX Gilles, Construction identitaire, Mobilisation et géopolitique, Le nationalisme et les Turcs d’Iran, Thèse, Paris 8, 2008.
Gabriel Malek
Gabriel Malek est étudiant en master d’histoire transnationale entre l’ENS et l’ENC, et au sein du master d’Affaires Publiques de Sciences Po. Son mémoire d’histoire porte sur : « Comment se construit l’image de despote oriental de Nader Shah au sein des représentations européennes du XVIIIème siècle ? ».
Il est également iranisant.
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