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Les sciences et les techniques ont été à la source d’une histoire aussi bien politique que culturelle [1]. Les savoirs qui se sont développés au début de la période islamique en synthétisant les connaissances moyen-orientales, byzantines ou chinoises ont produit des objets d’une grande précision et des artéfacts artistiques d’une époustouflante beauté. A travers les siècles, les innovations issues du syncrétisme des savoirs antiques sont le produit d’une volonté à la fois de particularisme et d’appartenance à une structure holistique, caractéristique des cours impériales qui les ont encouragées pour offrir une vitrine luxuriante aux ambassadeurs de leurs opposants ou à leurs alliés potentiels. L’art est un acte politique fort qui appartient pleinement à l’époque qui le voit naître ; les productions actuelles ne démentiront pas cette maxime. Cependant, la particularité des savoirs et techniques issus des mondes antiques ou tardo-antiques et réappropriés par les empires moyen-orientaux à l’époque islamique, réside dans l’effort accompli pour mettre ces compétences au service du pouvoir et bâtir l’image offerte au monde sur les prouesses techniques. La valorisation syncrétique des savoir-faire encourage l’adhésion à une vision identitaire commune de populations réparties sur de larges territoires. Le 16ème siècle, qui a vu la domination ottomane à l’ouest, safavide en Iran et moghole en Inde, est emblématique de cette utilisation politique de l’art et des joutes artistiques entre les grandes puissances.
L’activité scientifique qui eut pour capitale la ville d’Istanbul se justifie par l’ambition du septième sultan de l’Empire ottoman, Mehmed II (1432-1481), de faire de la nouvelle capitale de son empire une ville cosmopolite où les savoirs étrangers pourraient se concentrer. L’âge d’or scientifique et artistique qui caractérise le règne de Suleyman le Magnifique entre 1520 et 1566 verra la production de céramiques, calligraphies, vitraux et monuments qui sont partiellement ceux de la ville actuelle tels que les œuvres architecturales de l’architecte du Sultan, Mimar Sinan (c. 1488/1490-1588) qui servira successivement Suleyman, Selim II (1524-1574) et Murad III (1546-1595). On doit à ce maître architecte près de 500 bâtiments, symboles de l’interpénétration de l’architecture proche-orientale et byzantine qui caractérise l’architecture classique ottomane dont il est le fondateur. Certaines de ces constructions exercent encore leur attraction aujourd’hui tels que la mosquée, la madrasa, le hammam et la bibliothèque du complexe de la Sulaymānīyah ou le pont de Küçükçekmece, restauré en 1996. Les mosquées réalisées pour les proches du sultan Suleyman - le grand vizir Rüştem Paşa, sa fille favorite Mihrimah ou son fils Mehmet décédé de la variole à l’âge de 22 ans - ont été ornées de fines et sublimes céramiques en provenance d’Iznik - l’ancienne Nicée, siège des deux conciles de 325 et 787 - située dans la province de Bursa, le long du lac qui porte son nom.
Les productions de céramiques ou çini sont le produit du renouveau de la jeune capitale ottomane voulue par Mehmed II et du besoin d’objets d’art pour satisfaire les désirs décoratifs et artistiques de la cour. Mosquées, palais et mausolées d’Istanbul, d’Edirne ou de Damas se sont vus, à partir de ce moment et jusqu’au 17ème siècle, ornés de ces élégantes productions et de nombreuses pièces d’utilisation domestique tels que plats et pichets, qui sont devenus à eux seuls des objets d’art. Ce savoir-faire particulier est lui aussi le fruit d’une synthèse de savoirs antérieurs hérités des techniques byzantines, moyen-orientales ou chinoises transmises par le biais de la route de la Soie. Les techniques utilisées permettent alors une production aussi élégante que rapide et techniquement parfaite. Depuis le néolithique, la maîtrise des processus de cuisson des argiles est primordiale pour produire des contenants en céramique, développer des styles de volumes et d’ornements, tendre vers la standardisation et la spécialisation artisanale conduisant à une économie des matières premières (argiles et pigments) et des céramiques, favorisant les échanges de denrées, de styles et de savoir-faire sur des territoires étendus. Le rôle de l’atmosphère de cuisson dans l’obtention des couleurs, noire et grise quand elle réduite en oxygène, orangée à rouge dans une atmosphère oxydante, est la première étape vers des méthodes de cuisson permettant d’obtenir des décors peints sous glaçures tels que ceux d’Iznik. S’il s’agit de contrôler l’atmosphère dans les fours, il importe aussi d’en maitriser la courbe thermique. Une montée trop forte en température équivaut à une fusion totale des éléments, un refroidissement trop rapide et le choc thermique peut anéantir toute une production. La technique utilisée par les artisans d’Iznik est attestée en Asie centrale à partir du début du 15ème siècle à la cour timouride (1405-1507) où les artisans du nouvel Empire ottoman auraient été formés.
Les réseaux commerciaux vers l’Occident permettront l’expansion frénétique de ces céramiques, à tel point que le Sultan Mourad III obligera par décret les artistes céramistes d’Iznik à consacrer toute leur production aux palais et mosquées ottomanes, privant le marché extérieur de cette production et favorisant de ce fait le déclin de cet art quand les commandes impériales s’amenuiseront. Au 17ème siècle, les céramistes d’Iznik réaliseront plus de 2000 carreaux qui ornent les murs de la mosquée bleue avant de délaisser leur activité devenue peu lucrative et finalement abandonner la production de ces céramiques délicates au 18ème siècle. Outre la déficience de la demande impériale, l’histoire de ces céramiques, travaillées par des artisans grecs ou arméniens, reflète également un exil politique et des tensions entre communautés religieuses. Au 18ème siècle, le site de Kütahya devient le nouveau centre de production de céramiques ainsi que le montrent les fouilles réalisées in situ.
La composition des objets et carreaux est différente de celle utilisée dans le monde islamique, les céramiques d’Iznik sont fabriquées à partir d’une pâte siliceuse composée de quartz (65 à 75%) et le potier y ajoute une fritte ou dégraissant, faite d’une poudre de verres broyés riche en plomb. Cette pâte, pauvre en argile, présente certains inconvénients. Guère plastique, son façonnage au tour de potier est ardu et ne permet en aucun cas une standardisation des formes. Celles-ci sont donc réalisées sur des matrices ou dans des moules composites. Mais le fort taux de plomb présente néanmoins un avantage. Il permet de lier entre eux des éléments minéraux sans que ces derniers ne fusionnent ensemble. Ce plomb, fusionnant lui à basse température, agit comme une colle. Il en résulte une céramique réalisée à basse température dont le corps, dit le biscuit, fixera mieux la couche de barbotine, en l’occurrence un engobe blanc, support aux décors et à la glaçure. Ce procédé, outre une économie de combustible, assure aux divers éléments composant la céramique d’Iznik (biscuit, engobe blanc, peinture, glaçure) de se marier sans accident durant la longue phase de cuisson puis de refroidissement.
La barbotine venant recouvrir le biscuit est un engobe blanc, riche en grès plombé. Elle permet de former une surface lisse et homogène sur laquelle on réalise le décor, soit à main levée, soit à l’aide d’un patron, en l’occurrence des poncifs permettant de transférer et reproduire de manière systématique le décor sur la surface. Puis, la surface décorée est recouverte d’une glaçure alcaline et plombifère [2], extrêmement transparente et délicate. Le procédé s’achève par une unique cuisson et un refroidissement pendant 20 heures dans un four enterré dont la température atteindra un pic de 900 degrés afin de lier l’ensemble des composantes, avant de redescendre très lentement. Sortie du four, la céramique repose sous terre pendant une semaine pour refroidir et éviter l’apparition de craquelures causées par un choc thermique. Ce procédé permettant l’imitation de la porcelaine chinoise sera également étudié par les céramistes hollandais qui créeront la faïence de Delft suite aux troubles politiques du 17ème siècle entre la compagnie néerlandaise des Indes orientales et la Chine, privant alors les céramistes du kaolin.
Les historiens de l’art ont déterminé une chronologie de datation des céramiques d’Iznik grâce à la reconnaissance de la palette de couleur, des motifs dessinés, de l’apparition de nouvelles formes et l’affinement des techniques répertoriés par les commentaires didactiques de l’exposition « Trois Empires de l’Islam, chefs d’œuvre de l’art ottoman, safavide et moghol » qui s’est tenue successivement au musée du Louvre, au Sakip Sabancı Müzesı d’Istanbul et au Centre Cultural Bancaja à Valence.
Entre 1480 et 1520, le bleu cobalt dominant permet de créer des compositions végétales stylisées en accord avec les motifs musulmans et inspirées de l’art chinois. Par la suite, le bleu turquoise obtenu grâce à l’oxyde de cuivre orne les enluminures et la vaisselle raffinée, empruntant tant aux motifs floraux chinois qu’aux scènes figuratives et animalières adoptées par les céramistes safavides avec, chez les céramistes ottomans, une prédominance des rinceaux, rosaces et fleurs de lotus. Au milieu du 16ème siècle, la céramique s’enrichit des nuances de vert et du mauve issu de l’oxyde de manganèse. L’artiste originaire de Tabriz, Şahkulu (m.1556), propose à la cour ottomane des compositions paradisiaques nommées « saz », inspirées des dessins persans du 15ème siècle et de leurs carreaux hexagonaux [3] auxquels s’ajoutent des motifs floraux précis, plaisant à l’œil des élites ottomanes qui se passionnent pour l’horticulture. Le dernier quart du 16ème siècle voit apparaître le rouge éclatant obtenu par l’usage d’oxyde de fer ainsi que le vert émeraude caractéristique du dessin des tulipes, symboles de la dynastie ottomane et synonymes d’harmonie et de beauté.
Les décors de céramiques venus d’Iznik se sont répandus dans les provinces de l’Empire ottoman, à Antalya, Alep ou Diyarbakir et sont encore aujourd’hui visibles sur les murs de la mosquée bleue, ou mosquée Sultan Ahmed, achevée en 1616. La collection de céramique du musée de Topkapı et quelques murs de ce complexe en sont encore les témoins tout comme la tombe de Selim II à Hagia Sophia, la mosquée de Rüstem Paša ou les musées de Bursa, Edirne ou Adana. Des ateliers de céramiques reprennent vie à Iznik et Kütahya et perpétuent, au-delà de la coupure historique, l’art particulier de ces céramiques qui concentrent la mémoire des savoirs et techniques hétérogènes au travers du temps.
Quelques liens :
Atasoy N., Raby J. et Petsopoulos Y., Iznik. La poterie en Turquie ottomane, Chêne, 1996.
Bilgi H., Vermeersch I.Z., Sadberk Hanim Museum Kütahya Tiles and Ceramics Collection, Sadberk Hanim Museum, Istanbul,2018
Denny, W. B, Dating Ottoman Turkish Works in the Saz Style, Muqarnas 1, 1983, pp. 103-122.
Denny W. B., Iznik. La céramique turque et l’art ottoman, Citadelles et Mazenod, Paris, 2004.
Panagopoulou, A., Lampakis, D., Christophilos, D., Beltsios, K., & Ganetsos, T. Technological examination of Iznik ceramics by SEM-EDX, Raman, XRD, PLM : A case study. Scientific Culture, 4(3), 2018, pp. 27-33.
https://sakipsabancimuzesi.org/en
http://mini-site.louvre.fr/trois-empires/fr/ceramiques-ottomanes.php
Florence Somer
Florence Somer est docteure en anthropologie et histoire religieuse et chercheuse associée à l’IFEA (Istanbul). Ses domaines de recherche ont pour cadre les études iraniennes, ottomanes et arabes et portent principalement sur l’Histoire transversale des sciences, de la transmission scientifique, de l’astronomie et de l’astrologie.
Notes
[1] Mes sincères remerciements au docteur Martin Godon, archéologue-préhistorien et spécialiste des poteries anciennes, pour ses conseils et son apport à la description des procédés techniques de fabrication.
[2] Ce procédé de glaçure est apparu au second millénaire avant notre ère et s’est poursuivi jusqu’à nos jours bien que la toxicité du plomb l’ait fait interdire dans plusieurs pays.
[3] Ce carreau hexagonal avec oiseaux au milieu de fleurs de palmettes et de feuilles dentelées en est un parfait exemple. Voir : https://harvardartmuseums.org/collections/object/316973?position=0.
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