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L’avenir périlleux de l’identité kurde

Par Adrien Cluzet
Publié le 06/01/2016 • modifié le 05/05/2020 • Durée de lecture : 8 minutes

IRAQ, Arbil : An Iraqi Kurdish guard, dressed in traditional Kurdish outfit, stands guard next to a portrait of late legendary of Kurdistan nationalist movements, Mustafa Barzani, at the Iraqi Kurdistan parliament building in the Kurdistan Democratic Party (KDP)-controlled city of Arbil, 370 Killometers north of the Iraqi capital Baghdad, 25 February 2003.

AFP PHOTO/Behrouz MEHRI

La désignation d’un ennemi commun peut être un facteur dans la construction d’une identité collective. De la Serbie du début du XXème siècle à la monarchie espagnole par la Reconquista, de la Palestine contemporaine à l’indépendance grecque au XIXème, nombreux sont ces exemples de création de nation et d’alimentation d’une mémoire collective grâce en partie à la désignation d’un adversaire commun. A l’instar de la minorité yézidie, les populations kurdes n’ont pas manqué d’adversaire commun à travers les siècles. Faire front commun face à des tentatives d’extermination serait même un facteur inhérent à l’identité des Kurdes de Syrie, de Turquie, d’Iran et d’Irak. Aujourd’hui, quand les Kurdes de Turquie sont à couteaux tirés avec le gouvernement, leurs peuples frères sont en guerre ouverte face au groupe Etat islamique. Malgré ces conflits aux apparences fédératrices, l’identité kurde semble de plus en plus être tiraillée par des divisions internes et des guerres externes accentuées par un contexte de mondialisation. La situation de la population kurde en Irak paraît illustrer de belle manière les dynamiques actuelles touchant l’officialisation de leur nation.

Dans ce cas, il convient de procéder à une certaine dichotomie entre anciennes et nouvelles générations, ayant connu toutes deux des époques et des enjeux diamétralement différents, et prenant des trajectoires opposées.

La nation kurde, entre histoire réelle et création de mémoire collective

La chute du régime baasiste de Saddam Hussein porte beaucoup d’espoirs au sein des peuples kurdes, et beaucoup d’attentes suivent l’intervention de la coalition américaine. Sur le plan purement économique, la croissance est incomparable, permise grâce à l’exploitation de nombreux gisements de pétrole. Très rapidement, de nombreux investissements arrivent sur ce territoire du nord-est irakien, portant durant dix années d’or une économie kurde particulièrement limitée. Avec la Constitution adoptée en 2005, les Kurdes sont même dotés d’une représentation politique auprès du pouvoir central à Bagdad, et la langue kurde est reconnue comme officielle, au même titre que l’arabe.

Depuis, les nouvelles autorités kurdes doivent faire face à un nouveau défi auquel elles n’ont jamais été confrontées, celui de la naissance d’une nation. A l’image d’un pays en sortie de guerre, l’Etat est en phase de construction, porté par des leaders légitimés grâce à leurs faits d’armes durant la résistance (dans le cas kurde : face au pouvoir central de Saddam Hussein). La nation kurde est donc désormais représentée et reconnue. Et la volonté du pouvoir est clairement d’alimenter le sentiment national, et de construire une histoire actuellement presque inexistante : il n’existe en effet quasiment aucune trace matérielle de la culture kurde. Les écrits anciens sont particulièrement rares (remplacés par une « culture de contes »), l’architecture typique très difficilement reconnaissable (Saddam Hussein ayant détruit près de 90% des villages kurdes). En clair, le nouvel Etat semble tenté d’ancrer la culture kurde par une certaine forme de « propagande », incitant à la création d’une mémoire collective. Dans ce but, les rues d’Erbil sont ornées d’un grand nombre de drapeaux, et l’habit traditionnel peshmergas reste le vêtement le plus vendu pour les enfants. Mais si le sentiment kurde est omniprésent, les pratiques traditionnelles paraissent être en voie de perdition, particulièrement chez les jeunes générations, préférant des modes de vie plus occidentaux ou alors plus en accord avec un islam radical.

Un nouveau type de guerre

Après avoir combattu, entre autres Ottomans, Britanniques et Baasistes, les Kurdes d’Irak font désormais face aux combattants jihadistes du groupe Etat islamique. On estime aujourd’hui à 150 000 le nombre de Peshmergas venus des montagnes pour apporter leur soutien à la population kurde, essentiellement présente dans le nord est du pays. Mener un combat par les armes n’est donc pas nouveau pour cette population kurde. Mais l’avancée du groupe jihadiste amène une guerre nouvelle à laquelle le peuple n’est pas habitué : l’ouverture d’un front idéologique. Avant même l’autoproclamation de Daech comme califat, les mollahs d’Erbil et Suleymanie travaillaient à présenter les extrémistes religieux comme des « traîtres », expliquant les différentes aberrations de ceux-ci.

Sunnites comme la majorité des Kurdes, les jihadistes agissent en effet sur le même terrain que les chefs religieux kurdes, proposant aussi une voie de formation unitaire forte face au flou identitaire causé par la forte mondialisation. Par l’accélération constante des déplacements des biens et des personnes, et donc de leur culture, cette globalisation tend à uniformiser les différentes cultures entraînant alors une perte de repères identitaires, à laquelle seraient particulièrement sensibles les jeunes générations. En proposant un rassemblement autour d’un islam radical rétrograde et en faisant preuve d’une véhémence vis-à-vis d’une certaine occidentalisation, Daech séduit les foules particulièrement jeunes en mal d’identité et d’avenir concret. Par ailleurs, l’EI pourrait toucher particulièrement les Kurdes par son opposition aux accords Sykes-Picot à l’origine des frontières actuelles du Proche-Orient qui ont laissé différents peuples, comme les Kurdes, sans terres.

C’est sur ce terrain, idéologique et théologique, que combattent les mollahs du Kurdistan irakien. Malgré la proximité géographique de l’organisation Etat islamique, on dénombrerait seulement 400 Kurdes ayant rejoint le groupe depuis ses débuts, contre des milliers d’Européens. A ce combat idéologique quotidien et perpétuel s’ajoute le fait que l’islamisme n’a jamais été vraiment important au sein des populations kurdes, historiquement plus attachées aux causes nationalistes que religieuses, l’identité kurde prenant le dessus sur l’identité religieuse.

Cependant, si la coalition islamiste ne représente que 17% du Parlement du Kurdistan irakien (élections de 2013), pourcentage particulièrement faible en comparaison de la majorité des pays voisins, on observe toutefois une relative islamisation de la société, particulièrement chez les jeunes générations. Le nombre de mosquées au Kurdistan irakien a explosé ces dernières années. L’intérêt de ces jeunes générations s’explique donc en partie par cette recherche identitaire, mais aussi par le fait que celles-ci ont eu un accès plus difficile à l’éducation (opéré par un certain délaissement de la région sous Saddam Hussein) que les générations antérieures, pour qui la laïcité est une valeur fondamentale apprise et transmise par l’école.

Défaillances d’un Etat, déchirement d’une classe politique

Ce nationalisme kurde contemporain a été très longtemps alimenté par des guerres extérieures contre des ennemis communs. L’adversité du parti baas illustre parfaitement cette coalition autour de la cause nationale. Pendant des années, les Kurdes irakiens voyaient en Saddam Hussein l’ennemi suprême dont la chute entraînerait la création tant espérée du Kurdistan. Cette haine commune permettait de maintenir un sentiment national puissant, malgré les différends internes comme celui des années 1990 opposant le parti démocratique du Kurdistan (PDK) et les scissionnaires de l’UPK. Pour cette raison, la guerre déclenchée en 2003 par la coalition américaine fut perçue comme une aubaine par les différents acteurs kurdes irakiens, pensant que ce renversement du pouvoir résoudrait les maux de la nation kurde. La désillusion fut tout aussi progressive que puissante, en voyant que l’autonomie du territoire kurde entraînait des difficultés quotidiennes immenses. Si un boum économique a été permis par l’exploitation de nombreux gisements de pétrole, la région autonome du Kurdistan peine à assurer un service public pérenne. Le territoire reste encore fortement difficile d’accès, et les nouvelles technologies ne sont réservées qu’à une très petite élite. Les conséquences du retrait des aides publiques sous le régime de Saddam Hussein se font aujourd’hui encore sentir : seule une très maigre partie de la population est convenablement formée, laissant une majorité (particulièrement chez les jeunes) inhabituée à la gestion de richesse et de développement.

Ce sont ces difficultés que les Kurdes semblent être de moins en moins enclins à accepter. Si la mondialisation agit comme flou identitaire, un net mouvement d’individualisation des sociétés entre en lien avec ce phénomène. Les personnes deviennent alors plus rétives à faire des concessions au profit d’une cause commune, d’autant plus si celle-ci entraîne des conditions de vie moins confortables. Le temps semble aussi agir en défaveur de la cause nationale. Après de longues années de lutte, les nouvelles générations paraissent montrer un certain pessimisme à l’égard de la possibilité de formation du grand Kurdistan, et préfèrent pour beaucoup migrer en Europe ou aux Etats-Unis, lieux de la mondialisation de plus en plus attractifs. En effet, quoi de plus frustrant que de voir ce à quoi les autres ont accès sans pouvoir y toucher ? Cette frustration est de moins en moins acceptée par les peuples locaux, usés par de nombreuses années de combat sans réelle victoire. La cause nationale légitime alors de moins en moins ce maigre niveau de vie.

En outre, alors que la société civile kurde affronte les combattants islamistes de Daech ou vit dans une forte pauvreté dans les montagnes irakiennes, les différents leaders politiques se déchirent pour les postes du pouvoir. Massoud Barzani, président sortant, refuse en effet depuis 2013 de quitter sa place de président de la région autonome du Kurdistan, et exerce le pouvoir de façon quasi-dictatoriale. Son refus signe le début d’une crise présidentielle qui dure depuis deux ans, les opposants à Barzani jugeant comme illégal le maintien au pouvoir de celui-ci.

Pour le citoyen kurde, cette partielle déchirure pourrait être celle de trop, incompréhensible à ses yeux et usant sa croyance en la cause nationale. Pourquoi continuer à croire à l’existence d’une grande nation kurde quand celle-ci, devant déjà lutter sur les fronts extérieurs, ne pourrait assurer ni une pérennité économique ni une union politique ? Pourquoi continuer les sacrifices pour la nation quand les chefs politiques eux-mêmes sont divisés sur la question présidentielle ? Cette certaine défaillance de l’Etat pourrait bien signer la fin de la foi nationale pour une majorité kurde usée par des décennies de combat et ne voyant pas toujours d’avenir agréable se dessiner.

Entre tribalisme et tribalité, la difficile harmonisation d’une société

Cette discorde au sein du pouvoir étatique entre les divers leaders politiques puise son origine dans des réalités sociales. A l’image de la société kurde, les dissonances au sommet du pouvoir se basent sur une profonde hétérogénéité. Entretenues par le régime baassiste, les différences culturelles au sein du peuple kurde, historiquement tribal, sont nombreuses. Pendant que Saddam Hussein persécutait les partisans de l’insurrection de 1991 (portée par les chiites et les Kurdes contre le régime central durant la première guerre du Golfe), il couvrait d’or une certaine faction kurde infime dans le but de dresser les tribus kurdes les unes contre les autres.
Le caractère profondément tribal du peuple kurde paraît être ancré dans toutes les mentalités, intériorisé depuis le plus jeune âge. Les siècles de guerres auront aussi causé de larges disparités au sein de la population, repliée pour beaucoup sur des échelles locales pour survivre. Aujourd’hui, le défi est aussi sociétal. La région autonome kurde doit désormais, dans l’affirmation de son identité et de la pérennité de la Nation, harmoniser les différends culturels, accorder les volontés d’acteurs finalement quelques peu éloignées. Le peuple, au-delà de la nomination d’adversaire commun, est confronté à des divergences culturelles, des modes de vie parfois hétérogènes et doit, pour sa survie, homogénéiser les pratiques. La construction de symboles par l’Etat ne peut être utile que si elle complète une politique d’harmonisation sociale et sociétale, pari possiblement compliqué pour des peuples tribaux.

De nouveaux défis se dressent donc face à la nation kurde d’Irak. Marquée par l’arrivée d’une nouvelle génération peu formée, attirée d’un côté par l’islam radical, d’un autre par les pays occidentaux synonymes de confort matériel, la société kurde doit dès lors braver de nouveaux enjeux. Parmi eux, l’inédite gestion du pouvoir par des leaders vieillissants ; leaders particulièrement divisés et tirant leur légitimité dans un combat d’une autre époque, qui risque d’être remis en cause précisément par ces nouvelles générations. Mais aussi, la société kurde est amenée à faire face à elle-même : originellement tribale, elle doit harmoniser ses différents territoires et faire cohabiter ses diverses cultures au sein d’une même entité. Face à ces défis, seule la création d’un Etat fort, légitime, arbitrant les différends, paraît être une solution viable avec le renouvellement des élites politiques.

Bibliographie :
 Gérard Chaliand, Le malheur kurde, Paris, Seuil, 1992.
 Conférence Internationale de Paris, Les Kurdes : Droits de l’homme et identité culturelle, 1989.
 William Eagleton Jr., La République kurde, Éditions Complexe, Bruxelles, 1991.
 Religioscope : Analyse : les Yézidis, entre nationalisme kurde et identité réinventée d’une minorité religieuse, 11 décembre 2013.
 Jacqueline Sammali, Être Kurde, un délit ? Portrait d’un peuple nié, Paris, L’Harmattan.
 Dirigé par D. Schmid, dossier « Kurdistan(s) », Politique étrangère, vol. 79, n° 2, été 2014.
 J. Sellier et A. Sellier, Atlas des peuples d’Orient, Moyen-Orient, Caucase, Asie centrale, La Découverte, 1993.

Publié le 06/01/2016


Etudiant en fin de cycle en sciences politiques à l’IEP de Toulouse et en droit à Assas, Adrien Cluzet participe à la rédaction du journal francophone libanais l’Orient-le-Jour.
Passionné des questions identitaires du grand Moyen-Orient et de leurs dynamiques, il a participé à des activités de terrain au Machrek et en Turquie. Durant l’été 2015, il a notamment effectué des recherches sur le début des tensions opposant le gouvernement turc et le PKK, et couvert les manifestations liées à la crise des déchets à Beyrouth.


 


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