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M’hamed Oualdi est historien, spécialiste de l’histoire du Maghreb, et plus spécifiquement de la question de l’esclavage dans l’aire musulmane. Alors que la question de l’esclavage perpétré par « les Arabes » au cours de l’histoire est souvent soulevée, Oualdi note qu’il serait sans doute préférable de prendre le point de vue du « monde musulman », plus que du « monde arabe », lequel a une pertinence moindre pour le sujet.
À partir de certains de ses travaux, nous nous proposons de retracer les grandes lignes de l’histoire des formes prises par l’esclavage dans le monde musulman entre les XVIe et XIXe siècles.
Il est important de s’intéresser aux normes religieuses et à leurs interprétations. Le droit musulman est très riche sur l’esclavage. Il interdit en principe la mise en esclavage de musulmans. Pourtant, deux exemples viennent nuancer ce point, mettant en tension la norme et la pratique. Dans le monde ottoman, par exemple, en 1754, un avis juridique, une fatwa, est émise par un juriste, qui reconnaît comme légitime l’esclavage chiite. Or, ceci est étonnant parce qu’en principe, les musulmans ne sont pas asservis dans le droit musulman. Cet exemple nous fournit un cas-type de décalage entre la norme et une fatwa qui en permet la capture. Le cas des Circassiens est également intéressant. Ils s’islamisent progressivement, mais conservent leur réputation de serviteurs. Ils sont islamisés, et pourtant vendus. Le fait même qu’ils soient musulmans est une qualité de serviteur, cela montre leur dévouement.
Il existe en outre des dépendances sociales au-delà des catégories de libre et d’esclave. La vie était souvent fragile, et perdre ses protecteurs impliquait d’en trouver d’autres. Certains se reconnaissaient comme dépendants socialement et demandaient la protection de personnes plus puissantes et influentes.
Il existe enfin des interactions avec d’autres registres juridiques. Le prince est par exemple un recours dans la société, et il peut être amené à intervenir dans des situations qui lient des personnes serviles. Il y a plusieurs écoles d’interprétation en droit musulman, et ces écoles vont faire varier la question de l’esclavage. Par exemple, une femme concubine, enceinte de son maitre, non engagée dans un contrat, a un statut clair : si elle enfante de son maitre, elle enfante d’un musulman, et son statut de « mère de l’enfant » lui permet en droit un affranchissement.
Parler d’esclavage musulman est donc essentialiste et ne permet pas de percevoir des variations constantes, d’une région à l’autre, et d’une aire culturelle à une autre.
La question de la « traite orientale » est un problème historiographique de premier plan. Une polémique secoue les milieux historiens depuis quelques années, autour de la question de l’établissement d’une équivalence de traitement entre traite atlantique et traite arabe. Il faudrait tenter de démêler les problèmes que cela implique.
Y a-t-il une « traite orientale » ou un carrefour des traites ? Schématiquement, il existe deux foyers d’esclavage essentiels. Une traite part d’Afrique de l’ouest, jusqu’à la fin du XIXe siècle, vers le Maroc, et une autre se situe en Afrique orientale. Au Maghreb, on constate un apport des régions espagnoles et italiennes, et pour partie grecques. Il s’agit du phénomène dit des « renégats », c’est-à-dire des convertis à l’islam, achetés, ou bien venant d’eux-mêmes pour faire fortune.
Il existe en outre des normes de légalisation de la propriété dans le cadre des relations entre maitres et esclaves. La wala est une forme de loyauté, voire de clientélisme. Il s’agit presque d’une relation de patronage avec son esclave. Un esclave affranchi dépend encore socialement de son maitre. Ainsi, l’exemple de la succession est intéressant. À sa disparition, deux cas sont possibles : l’affranchi peut léguer une partie de ses biens à ses enfants et une autre partie à son maitre. S’il n’a pas d’enfants, tout va à son maitre.
L’idée d’une éducation des esclaves était par ailleurs sous-jacente : il s’agit d’amener les esclaves vers une forme de civilisation, une culture musulmane, une manière de les hisser. L’historien Frederick Cooper, spécialiste de l’histoire de l’Afrique, voit dans cette relation une forme d’universalité. Il essaie d’aborder l’esclavage à travers le regard que les esclaves avaient et est plus attaché à la manière dont les gens s’intéressent à un système de valeurs.
Une autre distinction importante est celle qui permet de séparer l’esclavage domestique et l’esclavage de main d’œuvre. Quelle est l’utilité de la notion d’esclavage domestique ? D’une part, c’est un esclavage qui se distingue du système des plantations, et d’autre part, cela pouvait arranger l’historiographie arabe, parce que l’on peut penser qu’il y avait moins de mauvais traitements.
On parle aussi d’« esclavage de sérail », et de « kul system », ce signifie littéralement « esclave », ou « serviteur du sultan ». À ce titre, trois figures sont intéressantes.
La première de ces figures est celle de l’odalisque. Leslie Pierce a écrit un ouvrage sur la question, et tente de comprendre la présence des femmes dans les palais des sultans grâce à l’apport des gender studies [1]. Elle aboutit à plusieurs points, dont l’importance des ainés sur les cadets, et montre ainsi que la séparation de génération est plus importante que la séparation de genre. Dans un palais, l’enjeu est la transmission de la monarchie, la reproduction sexuelle, et le contrôle des naissances. Le harem est donc conçu dans un système d’ordre, de contrôle des corps. Le harem doit être efficace. La gestion quotidienne du harem est rationalisée. À Tunis, par exemple, on délivre des vêtements deux fois par an, en hiver et en été. Dans ce système, la concubine peut être approchée sexuellement sans limite. Par ailleurs, l’enfant de la concubine est ensuite inséré dans un système d’héritage qui doit favoriser le maître. Dans la vie dynastique, une épouse, à l’inverse, n’est pas intéressante pour créer des enfants, parce qu’il ne faut pas créer des liens avec la famille de l’épouse. Elle est intéressante uniquement pour apporter des biens. La seconde catégorie intéressante est celle des eunuques. Ils viennent en grande partie d’Egypte et parviennent à se hisser à des positions importantes dans les sultanats. Le troisième et dernier groupe particulièrement intéressant est celui du corps des esclaves noirs présent sur le sol marocain, et appelé ‘abid. Ils se distinguent par la fidélité absolue qu’ils doivent au souverain, ainsi que par leur capacité d’ascension sociale.
Le XIXe siècle est marqué par des évolutions essentielles : l’intensification des traites, puis l’abolition de l’esclavage et, enfin, un processus d’adaptation des sociétés musulmanes aux conséquences de cette abolition, notamment au cours des tanzimats.
La Tripolitaine, à l’est de l’Afrique (Libye actuelle), est une zone où se font sentir les effets indirects des mouvements abolitionnistes européens. C’est en Afrique de l’Ouest que la traite semble croître en ce XIXe siècle marqué par une série de jihad dans ses premières décennies. Le besoin de guerriers et de combattant aboutit à de nouveaux effectifs d’esclaves, ce qui est paradoxal dans les cas où le jihad est parfois mené en vue de la libération de ces hommes.
L’abolition progressive de l’esclavage, quant à elle, à d’abord lieu dans les territoires occupés par les Européens. Ce n’est que par la suite que l’esclavage est interdit formellement pour les Noirs : on n’interdit pas le principe de l’esclavage, mais on libère, et on interdit le marché, la vente. On essaie d’aboutir à un maximum de libérations.
Selon certains historiens, il ne peut pas y avoir d’abolition du principe de l’esclavage en terre d’islam, parce que ce serait aller à l’encontre des normes islamiques. Selon M’hamed Oualdi, toutefois, cette perspective pèche par un certain essentialisme, et il est important de réintroduire les formes d’abolition dans un temps historique très long.
Il est ainsi important de ne pas penser l’abolition comme un processus qui viendrait seulement de l’extérieur, à partir de telles position. Il convient de noter qu’il y a des évolutions propres à l’Empire ottoman, notamment au cours des tanzimats, ces réformes qui touchent plusieurs secteurs de la société. Ainsi, des textes qui aboutissent à des chartes sont alors adoptés, et sont accordés à des souverains en titre.
Bibliographie :
– « D’Europe et d’Orient, les approches de l’esclavage des chrétiens en terres d’Islam », Annales. Histoires et sciences sociales, 2008, n°4.
– Esclaves et maîtres. Les Mamelouks au service des beys de Tunis du XVIIe siècle aux années 1880, Publications de la Sorbonne, 2011.
– « L’esclavage en terres d’Islam. Période moderne et contemporaine », in. Dictionnaire des esclavages, Larousse, 2010.
Notes
[1] The Imperial Harem : Women and Sovereignty in the Ottoman Empire. Oxford University Press, 1993.
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