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L’essor du féminisme en Iran sous la République islamique

Par Gabriel Malek
Publié le 02/11/2018 • modifié le 02/11/2018 • Durée de lecture : 6 minutes

Iran, Tehran, elevated city skyline with view tfrom the Roof of Iran Park towards the Milad Tower, dusk.

BIBIKOW Walter / Hemis.fr / AFP

De telles scènes auraient été impensables durant la décennie qui suivie la révolution islamique de 1979 tant la règlementation sur la charia y était inflexible. Ce relatif assouplissement récent, sur la question du voile notamment, démontre d’un changement sociétal plus global en Iran. En effet, un mouvement féministe d’ampleur s’y développe. Les récentes manifestations de cet été sur les questions économiques comme l’hyperinflation ou l’eau ont été le théâtre de revendications féministes.

Dans cet article, nous allons tenter d’historiciser la question du féminisme en Iran par la description de la constitution du corpus législatif répressif pendant la guerre Iran-Irak. Puis nous analyserons les caractéristiques du mouvement féministe actuel en Iran en nous concentrant sur la question du voile. Enfin, nous étudierons la réaction gouvernementale à cette aspiration sociétale féministe et les éventuels débats qu’elle peut susciter.

La guerre Iran-Irak, matrice des lois liberticides pour les femmes

Les premières années qui suivent la prise de pouvoir de l’Ayatollah Khomeiny en février 1979 à Téhéran voient un changement total des lois régissant les mœurs en Iran, particulièrement pour les femmes. Le code de la famille, érigé par les Pahlavi, est suspendu. Ce code garantissait un certain nombre de droits aux femmes (divorce, limitation de la polygamie, garde des enfants). Le film autobiographique Persépolis de Marjane Satrapi dépeint bien le Téhéran qui suit la prise de pouvoir du parti des mollahs chiites au sein duquel la milice militaro-religieuse des Gardiens de la Révolution joue le rôle de gardien des bonnes mœurs. Les interpellations violentes sont monnaie courante pour forcer les femmes à porter le voile et à adopter un comportement respectueux envers la religion.

L’Ayatollah Khomeiny aurait dit à propos du conflit qui opposa l’Iran à l’Irak entre 1980 et 1988 et qui fit 500 000 victimes coté iranien : « la guerre est une aubaine ». En effet, la guerre qui l’oppose à l’Irak permet à la République islamique d’Iran d’unir la population face à l’ennemi extérieur par un effet Valmy, selon Pierre Razoux. S’appuyant sur la martyrologie chiite, « cet esprit de résistance s’avère d’autant plus fort qu’il s’appuie sur une véritable conscience révolutionnaire qui ravive la fierté nationale et diabolise toute intervention étrangère » (1). Ce thème de la patrie en danger permet à l’Ayatollah Khomeiny de mettre en place des lois liberticides en Iran, particulièrement pour les femmes, sans résistance interne. Le premier président la République islamique, Bani Sadr, avait tenté de s’opposer à la prise de pouvoir total des Gardiens de la Révolution ce qui l’avait conduit à l’exil forcé. Depuis la France, cet ancien proche de Khomeiny témoigne de sa courte expérience du pouvoir (2). Bani Sadr explique que les armées nationales étaient massées à la frontière Ouest de l’Iran face à l’Irak pendant que les milices religieuses des mollahs mettaient en place une répression sévère dans les grandes villes du pays.

C’est donc durant cette décennie de guerre contre Saddam Hussein que l’application d’un code de loi rigoriste envers les femmes est réellement mis en place. Les lois liberticides pour les femmes s’y sont multipliées : règlementation sur la tenue, besoin de la permission du père ou du mari pour prendre un appartement, interdiction de l’exercice du métier de juge ou encore lapidation en cas d’adultère alors que le mari ne risque que peu de chose. En justice, le témoignage d’un seul homme équivaut à celui de deux femmes. Ce code de loi est toujours en vigueur, cependant il ne peut contenir une évolution sociétale récente en Iran qui s’appuie sur des traditions éminemment plus anciennes que la République islamique.

Un mouvement féministe récent et mobilisateur contre le port du voile

Force est de contraster qu’en Iran, les écarts à certaines lois de la part des femmes ne sont plus punis aussi rigoureusement qu’il y a trente ans alors même que la situation juridique n’a pas évolué. Les Gardiens de la révolution qui parcourent toujours les rues en civil n’ont plus autant de pouvoir de contrôle sur la population qu’auparavant et n’interviennent plus aussi souvent. Cette évolution sociétale en Iran est largement portée par des femmes qui ont fait de l’annulation du port du voile obligatoire leur cheval de bataille féministe. Cette cristallisation de la question de l’égalité homme femme en Iran sur le sujet du voile est symboliquement forte. Comme lors de la Révolution verte en 2009, les manifestations de l’hiver dernier contre l’action économique du gouvernement ont été le terreau de demandes sociales.

Le 27 décembre 2017, Vida Mobahed, une diplômée de la prestigieuse université d’Amirkabir de Téhéran, s’était érigée en pionnière de ce qui allait devenir un mouvement national contre le port du voile. A l’intersection des avenues Taleghani et Enghelab, dans le cœur battant de la capitale iranienne, elle avait ôté son voile blanc tout en se mettant bien en évidence sur une armoire électrique. Elle avait été interpellée puis placée en détention pour cet acte. Depuis lors, des centaines de femmes ont retiré leur voile en public, comme dans le métro de Téhéran, pour demander un retrait de la loi sur le voile obligatoire. L’idée est de filmer la réaction de la population dans l’espace public pour montrer que le mouvement antivoile fait bien consensus social. Ce qui est intéressant est les réactions des Iraniens, hommes comme femmes, qui prennent souvent le parti des féministes. Les réseaux sociaux sont des plateformes de choix pour diffuser ces vidéos à destination des Iraniens mais aussi des Occidentaux. Par exemple sur Facebook, l’association My Stealthy Freedom, retransmet les vidéos prises en Iran en mettant des sous titres anglais. Cette question du voile s’inscrit encore une fois dans une lutte juridique et politique à caractère féministe plus global.

La position du gouvernement iranien

Si la position du gouvernement iranien semble s’être quelque peu libéralisée au sujet de l’évolution des mœurs sociales iraniennes, elle reste pourtant ferme sur la question du féminisme. En effet, des dizaines de femmes ayant participé au mouvement antivoile sont aujourd’hui en prison pour ne pas avoir arboré une tenue conforme aux exigences de la République islamique. Dernière en date, l’avocate et militante des droits de l’homme, Nasrin Sotoudeh, détenue en prison depuis juin 2018 pour avoir défendu des jeunes femmes ayant enlevé leur hijab en signe de protestation. Pacifiste, elle a entamé une grève de la faim le 25 août dernier et certaines ONG comme Amnesty international s’inquiètent sur son état de santé. Nasrin Sotoudeh proteste contre son incarcération arbitraire et contre le harcèlement subi par ses proches : son mari est ainsi emprisonné le 4 septembre en raison de ses déclarations inquiètes sur les réseaux sociaux concernant le respect des droits de l’homme en Iran.

Cependant, depuis 1979 émergent des débats sur le féminisme au sein d’une minorité de femmes. Dès cette année, la revue destinée aux femmes, Femme actuelle, s’interroge sur le fondement de l’interdiction du métier de juge pour les femmes ou encore les effets néfastes de la polygamie sur l’équilibre du mariage. Avant la Révolution de 1979, les acquis juridiques étaient octroyés aux femmes, qui étaient largement passives dans le processus politique. Le véritable progrès se situe dans le fait que les revendications et le combat féministe émanent cette fois-ci des femmes, ce qui permet de penser que les acquis sociaux seront cette fois durables. Toujours est-il que les femmes ont besoin de soutiens religieux pour avoir accès à un large champ d’expression sous la République islamique. Le plus connu est l’ayatollah Youssef Saanei, président du Conseil des Gardiens de la Constitution entre 1980 et 1983, qui se place comme l’un des portes paroles de la nécessaire démocratisation de la société iranienne. Il affirme par exemple que les femmes peuvent devenir Marja, soit source de tradition, qui est la plus haute autorité juridique du chiisme duodécimain. Ainsi, des principes islamiques dont la légitimité n’avait jamais été remise en cause sous le Shah ont pu faire l’objet d’un vrai débat dans les milieux islamistes de la République. Mais en 2010, l’Association théologique des lecteurs de Qom décrète que Youssef Saanei ne peut plus être considéré comme une source d’inspiration. Cette disqualification fut critiquée par de nombreux ayatollahs orthodoxes et traditionalistes, qui y voient une sanction gouvernementale face aux prises de positions libérales du leader religieux.

Ainsi, en dépit du mouvement sociétal profond qui mobilise sa population, l’Ayatollah Khameini garde un cap conservateur sur la question féminisme. Une telle réaction peut notamment s’expliquer par la nécessite de montrer aux Iraniens un pouvoir fort dans un contexte de manifestations économiques et de sanctions américaines. Mais cette position risque de creuser encore un peu plus le fossé qui le sépare le pouvoir de sa population. La question du voile illustre l’opposition entre le peuple iranien et son gouvernement qui se vérifie sur de nombreuses questions brûlantes, comme le financement du Hezbollah par exemple. Ce contraste entre l’opinion des gouvernants et des gouvernés est bien trop sous estimé dans les medias occidentaux, qui prêtent souvent au peuple iranien des intentions qu’il n’a pas.

Notes :
(1) Pierre Razoux, La Guerre Iran-Irak : Première guerre du Golfe 1980-1988, Paris, Perrin, 2013, page 134.
(2) Bani Sadr, Le complot des Ayatollahs, Paris, La Découverte, 1989.

Publié le 02/11/2018


Gabriel Malek est étudiant en master d’histoire transnationale entre l’ENS et l’ENC, et au sein du master d’Affaires Publiques de Sciences Po. Son mémoire d’histoire porte sur : « Comment se construit l’image de despote oriental de Nader Shah au sein des représentations européennes du XVIIIème siècle ? ».
Il est également iranisant.


 


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